Dans ce chapitre :
Le bonheur dépend-il de nous ?
Bonheur et plaisir
Y a-t-il des sociétés plus heureuses que d’autres ?
Pourquoi Saint-Just a-t-il proclamé que « le bonheur est une idée neuve en Europe » ? Tous les philosophes grecs, vingt ou vingt-cinq siècles avant la Révolution française, ont parlé du bonheur, certains même (les stoïciens, les épicuriens) allant jusqu’à dire qu’il est la grande affaire de la philosophie, et même de l’existence.
La phrase de Saint-Just peut s’entendre ainsi : jusqu’à présent le bonheur a été l’affaire d’une élite (les puissants, les riches et les philosophes), il est désormais l’affaire du peuple ; jusqu’à présent le bonheur a été affaire personnelle, désormais il est inséparable du projet politique visant à constituer une république libre et juste, qui permettra aux citoyens d’être heureux.
Apparaît ainsi en filigrane le grand débat sur la nature subjective ou objective du bonheur : est-il une espèce de don personnel (cette facilité à être heureux dont bénéficieraient certaines personnes), ou bien dépend-il d’abord de conditions objectives qu’une société bien faite devrait fournir à tous ? Commençons par une tentative de définition.
Qu’est-ce que le bonheur ?
Schopenhauer fondait son pessimisme sur le constat que seuls les situations et les affects négatifs sont réellement éprouvés. Il y a, selon lui, une dissymétrie tragique entre la maladie et la bonne santé, entre la douleur et le plaisir, entre la servitude et la liberté : alors que les seconds peuvent passer inaperçus (être en bonne santé, c’est ne pas s’occuper de sa santé, vivre comme si elle n’existait pas), les premiers sont immédiatement ressentis. Il est difficile de définir la liberté. En revanche, chacun sait ce que le fait d’être contraint ou empêché signifie. Un homme de la rue ne sait pas qu’il est libre, un prisonnier, lui, sait qu’il ne l’est pas.
Dans les Rêveries d’un promeneur solitaire, Jean-Jacques Rousseau a écrit quelques-unes des plus belles pages sur le bonheur. Il y évoque les moments de paix, de douceur profonde qu’il vécut en barque sur un lac de Suisse. Aucun événement marquant, aucun acte singulier, ni à plus forte raison spectaculaire, ne vient qualifier ces instants de bonheur. D’où cet étonnant paradoxe d’un état comblé où rien ne se passe réellement.
En cela le bonheur est fort différent du plaisir. Le plaisir est vécu comme une réussite ponctuelle et éphémère qui met en coïncidence notre moi (corps ou psychisme, les deux à la fois le plus souvent) avec une certaine réalité.
Prônant davantage une morale ascétique, la plupart des philosophes se sont beaucoup méfiés du plaisir. Et ce sont souvent les marginaux (les cyniques, les épicuriens) qui le louèrent. Dans Phédon, Platon met en scène son maître Socrate constatant dans le cachot de sa prison que le plaisir est chose décidément impure, puisqu’il suffit qu’une douleur ou une gêne cesse pour qu’on puisse l’éprouver. Boire quand on a très soif, se gratter quand cela nous démange, ces actes d’une grande banalité nous procurent un intense plaisir. Peut-on sérieusement – les épicuriens disaient oui – considérer que le bonheur consiste en une somme de plaisirs ? Comment une somme de choses aussi mesquines et triviales pourrait-elle faire le bonheur ? Les utilitaristes anglais allèrent jusqu’à parler d’un « calcul des plaisirs » : selon eux, tout homme cherche spontanément à fuir la douleur et à obtenir le plaisir. La vie heureuse sera celle qui aura accumulé le plus de plaisirs et le moins de déplaisirs possibles. D’ailleurs, le bonheur, ajoutent les utilitaristes (qui ne font qu’appliquer l’empirisme à la vie pratique), est chose vague, abstraite ; le plaisir au moins est concret et peut se mesurer (il est susceptible d’être plus ou moins intense).
À cette théorie, on a toujours objecté depuis Platon qu’une vie de plaisirs peut être malheureuse (parce que la répétition du plaisir crée l’ennui et que l’ennui est un malheur) et, inversement, qu’une vie rude, à la limite de la gêne, pouvait être parfaitement heureuse. Le bonheur serait supérieur au plaisir.
Épicure distingue dans la Lettre à Ménécée trois catégories de plaisirs :
Les plaisirs naturels et nécessaires, comme boire quand on a soif : ces plaisirs sont bons.
Les plaisirs naturels et non nécessaires comme manger un plat raffiné : le sage peut en user avec modération.
Les plaisirs non naturels et non nécessaires : ce sont tous ceux qui ont rapport aux richesses, à la réputation, aux pouvoirs : le sage doit les éviter car ils n’apportent finalement que des déceptions et des soucis.
La joie est-elle plus proche du bonheur que le plaisir ? Elle paraît plus profonde que le plaisir et moins physique, plus intellectualisée que lui. La joie est toujours de l’ordre de la représentation : par exemple, une bonne nouvelle nous met en joie. Seulement, il y a dans la joie une soudaineté qui l’écarte du bonheur. Dans la trame de l’existence, la joie est une rupture vite recouverte. Un bonheur un peu triste n’est pas absolument impensable ; inversement, l’excitation de la joie est souvent un étourdissement sur fond de malheur : qu’on songe aux ivresses de la fête, pas spécialement recherchée par les gens heureux.
Il y a dans le bonheur une profondeur calme que ni le plaisir ni la joie (ni la gaieté éclatante comme un rire) ne possèdent. Est-ce à dire qu’avec le bonheur nous atteignons l’acmé de l’existence humaine, sa plus haute réussite ?
Einstein disait que le bonheur est un idéal de pourceaux. Les religions l’ont pensé ainsi, elles qui ont placé au-dessus du bonheur la béatitude et la félicité. Par opposition à elles – toutes tendues vers la transcendance d’un au-delà qu’on voudrait aussi proche que possible –, le bonheur est en effet un idéal humain, trop humain.
Le bonheur regarde vers la terre et ne méprise pas le corps. La béatitude est oubli du corps ; seuls comptent pour elle l’âme et le ciel.
Rousseau nommait « bonheur » l’unité éprouvée entre lui et les choses.
Le malheur, à l’inverse, est un état de séparation de soi à soi (le malheureux se vit comme s’il était étranger à lui-même), de soi à autrui (le malheur est un enfermement) et de soi au monde (le monde semble loin au malheureux).
La part de l’inconscient
La psychanalyse voit dans la symbiose du fœtus et de la mère, l’archétype (le modèle) du bonheur parce qu’elle est unité parfaite, et dans la séparation brutale de la naissance l’archétype du malheur.
Inconsciemment, le bonheur désiré ou vécu correspondrait donc à une régression psychique menant l’individu jusqu’à une situation prénatale.
On appelle eudémonisme la conception selon laquelle le bonheur est le bien suprême et hédonisme la conception selon laquelle le plaisir est le bien suprême. L’hédonisme est eudémoniste mais l’eudémonisme n’est pas forcément hédoniste.
On peut refuser l’eudémonisme, et donc la valeur supérieure du bonheur, au nom de la connaissance vraie (c’est le point de vue de Platon), au nom de Dieu et du salut de l’âme (les religions monothéistes), ou encore au nom du devoir (Kant).
Le bonheur entre subjectivité et objectivité
L’argument principal de ceux qui voient dans le bonheur une question d’abord ou exclusivement personnelle prend appui sur le constat simple que le bonheur est un état subjectivement vécu qui ne peut être décidé à la place de l’autre. De plus, pourquoi, face à une même situation objective, deux individus ressentent-ils des impressions différentes, voire contradictoires ? Il est banal de voir des gens ne manquant de rien (dans le réel) et frustrés de tout (dans la représentation), et inversement d’autres faisant de leur peu de biens matériels un bonheur sans pareil (ce type de gens est, il est vrai, de plus en plus rare dans notre société). Rien ne fait le bonheur, ni l’argent, ni la puissance, ni la célébrité, parce que le bonheur ne consiste pas dans le fait de vivre des expériences déterminées, mais dans le fait de sentir d’une certaine façon (douce et apaisée) les expériences qu’on vit, quelles qu’elles soient.
À cette théorie, d’autres objecteront que penser ainsi c’est faire bon marché des conditions objectives, réelles, du bonheur : comment l’être humain ne se sentirait-il pas mieux en étant en bonne santé plutôt qu’en état de maladie, en disposant de ressources matérielles et financières appréciables plutôt que n’en ayant pas, en suscitant respect et admiration plutôt que mépris ?
Même s’il est vrai que le bien-être ne se réduit pas au beaucoup-avoir, celui que le hasard et la naissance, mais surtout la société, auront doté de biens aura infiniment plus de chance que celui qui en aura été dépourvu. D’ailleurs ne voit-on pas dans l’histoire que des sociétés produisent plus de malheurs que d’autres ?
Une société qui non seulement n’évite ni la guerre ni la famine (pour prendre ces exemples extrêmes) mais les suscite, fabrique du malheur collectif, alors qu’une société qui vit en état de paix et d’abondance fabrique, sinon du bonheur collectif, du moins les conditions à partir desquelles un maximum d’individus pourra vivre heureux. Il n’y a en effet pas de conditions suffisantes au bonheur mais il en est des nécessaires.
Pascal disait que même celui qui va se pendre n’a pas perdu tout espoir puisqu’il croit que la mort le soulagera de son malheur. La quête du bonheur comporte certes une bonne part d’illusion, mais elle n’a rien de méprisable puisqu’elle donne un sens à la vie, tant au niveau personnel que collectif. Le bonheur est peut-être moins une réalité qu’un désir, mais il est au moins la réalité de ce désir puisque c’est pour lui que les hommes continuent de vivre, de travailler et même parfois de souffrir.
Le bonheur peut-il être un but en politique ?
Aristote avait déjà remarqué que si tous les hommes s’accordent sur la fin dernière de leur existence – le bonheur –, ils divergent sur les moyens de l’atteindre. Or la politique, qu’on peut définir comme l’ensemble des pratiques de pouvoir collectif dans une société donnée, est aussi un ensemble de moyens. D’où une possible conjonction. Mais si l’on fait du bonheur une affaire strictement personnelle – alors la politique n’a pas à s’en mêler. Plus : il serait dangereux qu’elle s’en mêle.
Thèse : le bonheur comme but du politique
Il y a une grande diversité de régimes, de partis et d’hommes politiques. Or s’il y a divergence sur les moyens, il y a consensus sur la fin : le bonheur. Même Hitler, pour prendre cet exemple forcé, voulait le bonheur en un sens. Seulement, le bonheur de qui ? Toute la question est là. Un roi peut bien de se contenter de jouir tout seul, et d’en faire profiter famille et amis – un président de la République dans une démocratie ne se contentera évidemment pas d’un tel but.
Toutes les fins du politique – paix, abondance, liberté, justice, etc., n’ont de sens que par rapport au bonheur – qui joue le rôle d’une véritable condition éthique. Si la guerre et l’esclavage sont pratiqués, c’est aussi comme moyens pour un bonheur futur.
Le bonheur des hommes est dû en grande partie à des conditions objectives : santé, richesses, culture – qui sont du ressort de la politique. Si une politique de guerre peut plonger un peuple dans le malheur, cela signifie, inversement, qu’une politique de paix favorisera les conditions du bonheur. Il en va évidemment de même avec la politique économique.
Antithèse : le bonheur n’est pas une affaire politique
Si le bonheur est une affaire strictement personnelle, alors il ne peut être un but en politique. De fait, il appartient à une sphère (éthique) étrangère au politique. Les buts du politique sont l’ordre, le pouvoir ; en soi, ils sont neutres moralement.
D’ailleurs, il n’y a pas « le bonheur » qui serait celui de tout le monde. Le peuple n’est qu’un conglomérat d’individus, il n’est pas une personne. Ce qui rend un individu heureux (certains sacrifices, par exemple) pourrait faire le malheur d’un autre, et inversement.
Et puis le peuple sait-il toujours bien où se trouve son bonheur, ou du moins les conditions de son bonheur ? Une mesure peut être très bonne démocratiquement et franchement impopulaire : la vaccination obligatoire, par exemple (il faut se rappeler les résistances du « peuple »), ou bien l’instruction universelle, qui semblent d’évidentes conditions du bonheur, n’ont pas toujours été bien accueillies à l’origine.
Inversement, les politiques qui ont prétendu faire le bonheur du peuple, fût-ce malgré lui, ont été les plus calamiteuses. Il n’est qu’à voir l’échec de la plupart des révolutions : que de crimes n’a-t-on pas commis au nom de lendemains prétendument radieux ! En histoire, l’enfer est pavé de bonnes intentions : nombreux furent ceux qui, ayant le bonheur du peuple en tête, ont fini par la lui couper, la tête.
La question néanmoins est prudente : le bonheur peut-il être un but en politique ? Ce n’est pas : peut-il être le but en politique ? De fait, derrière chaque décision, chaque action politique, le bonheur est présent en filigrane, mais prétendre faire le bonheur du peuple est presque toujours un gros mensonge et très souvent débouche sur de gros crimes.
Texte canonique
Pour Kant, le bonheur est inapte à fonder la moralité. Le bonheur est trop indéterminé, trop contradictoire aussi (ce qui nous rend heureux sur le moment peut faire notre malheur plus tard). Le bonheur est un idéal de l’imagination, et non de la raison. Kant ne dénie cependant pas toute valeur au bonheur. Cela dit, seul le devoir peut fonder la moralité.
Le concept du bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant, pour l’idée du bonheur, un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue (…). Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience.
E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Œuvres philosophiques II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 281.
Fiche révision
L’eudémonisme est la philosophie selon laquelle le bonheur constitue la valeur la plus haute de l’existence humaine. L’hédonisme, qui identifie le plaisir au bien, est une forme d’eudémonisme.
L’épicurisme est un hédonisme. Épicure distinguait trois sortes de plaisirs : les plaisirs naturels et nécessaires, les seuls auxquels le sage pouvait s’adonner, les plaisirs naturels et non nécessaires, auxquels il pouvait s’adonner avec modération, et les plaisirs non naturels et non nécessaires, qu’il devait fuir résolument. Boire quand on a soif est un plaisir naturel et nécessaire, boire une boisson délicate quand on a soif est un plaisir naturel et non nécessaire, boire une boisson forte quand on n’a pas soif est un plaisir ni naturel ni nécessaire.
Sur le bonheur, la grande controverse est de savoir s’il est conditionné par des facteurs externes (économiques, sociaux, politiques) ou bien s’il n’est qu’une question subjective.
Quelques auteurs et textes phares à consulter
Aristote, Éthique à Nicomaque.
Lire les livres I, VII et X. Le bien identifié au bonheur. Pour le sage, le bonheur est la conformité à la vertu. Tous les hommes veulent être heureux et le bonheur est la conformité à la vertu.
Par contraste, on lira avec profit le texte de Freud Au-delà du principe de plaisir, qui, d’une part, établit le caractère amoral de la recherche du plaisir (la libido, ou pulsion sexuelle, ne se soucie absolument pas du bien, sinon de celui qui l’éprouve) et, d’autre part, conteste la thèse d’Aristote selon laquelle tous les hommes veulent être heureux : même si l’on laisse de côté le cas extrême du masochisme, qui est une perversion, il y a inconsciemment chez l’être humain, qui se complaît volontiers dans le rôle de bourreau de lui-même, des forces qui agissent contre lui pour son malheur.
Épicure, Lettre à Ménécée.
Texte court et clair où figure la célèbre tripartition des plaisirs.
J.-J. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire.
Lire la cinquième promenade.