Dans ce chapitre :
Pourquoi l’État ?
Est-il bon, est-il méchant ?
Force et faiblesse de l’État
Si aujourd’hui il n’est pas de terre, pas un seul pays au sens géographique qui ne soit sous la juridiction d’un État, cette forme de pouvoir et d’organisation spécifique des sociétés humaines n’a pas toujours existé et a mis longtemps à s’imposer. Jusqu’au siècle dernier, en effet, moment historique qui vit s’achever le partage du monde par les puissances coloniales, la plupart des sociétés humaines ignoraient l’État. « Société sans État » est une expression équivalente à « société primitive ».
Il est philosophiquement intéressant de comprendre pourquoi et comment l’État est apparu dans certaines sociétés, et est resté absent dans beaucoup d’autres.
Il est difficile de définir l’État sans avoir recours à une tautologie (une simple répétition avec d’autres mots) implicite : dire que l’État est l’ensemble des structures du pouvoir politique d’une société est une tautologie, car le politique (à distinguer de la politique qui n’en est que l’apparence) est l’ensemble des phénomènes relatifs à l’État dans une société donnée. De fait, une société sans État est aussi une société sans politique.
Le pouvoir politique, le pouvoir d’État, même s’il émane du « peuple » (c’est le cas des régimes démocratiques), doit être séparé – constituer un corps – pour exister. La présence d’un chef (roi, empereur, président, etc.), nom et symbole du pouvoir politique, celle d’un gouvernement et celle d’un ensemble de fonctionnaires aux tâches distributivement et hiérarchiquement réparties (collecte des impôts, police, armée, justice, éducation, etc.), sont des manifestations nécessaires de l’État.
Origines et fondements de l’État
La toute première condition nécessaire pour que l’État apparaisse semble être la sédentarisation – phénomène lui-même induit par la révolution du néolithique qui vit naître l’agriculture (à la place de l’économie de cueillette), l’élevage (à la place de la chasse) et toutes les techniques qui les accompagnent, les conditionnent et en dérivent (poterie, tissage, métallurgie). La ville est un centre polyfonctionnel de vie, de travail et de pouvoir. Il ne peut y avoir d’État chez les tribus nomades. C’est à partir de certains noyaux urbains que se sont constitués les premiers grands empires historiques (Sumer, Égypte, Chine) où l’on peut reconnaître la forme la plus ancienne de l’État.
L’immensité géographique, la grandeur et la variété des populations, l’organisation d’amples travaux collectifs rendaient nécessaire l’existence d’un pouvoir central capable de diriger, de répartir, d’ordonner et de prévoir. L’État est une gestion de l’espace et du temps ; on pourrait presque dire qu’il est une question de nombre. Certes, apparaîtront plus tard des États à petite échelle (les cités grecques, les États-confettis modernes), mais c’est avec le défi d’unifier le divers, de centraliser l’hétérogène que les premiers États sont nés. C’est pourquoi l’écriture est née dans leur cadre : une communauté villageoise n’a pas besoin d’écriture pour transmettre la passé et le présent au futur, ou pour communiquer les ordres et les idées : la mémoire et la parole suffisent. De plus, comme les premiers États sont nés de la conquête guerrière de vastes territoires, l’armée constituera toujours l’un des piliers fondamentaux de cette forme de pouvoir. Ce qui présuppose une division du tout social en castes, rangs, classes, sous-groupes ignorés des communautés primitives.
La division sociale, à la fois cause et effet de la division du travail, est présente dans toutes les sociétés organisées en États, absente inversement dans les sociétés sans État. Si bien que l’État peut être défini comme la force qui maintient soudés les groupes hétérogènes : ce caractère se retrouve évidemment dans les États modernes.
Contre l’État
L’anthropologue Pierre Clastres a écrit un livre – La Société contre l’État – dans lequel il établit que les sociétés primitives ne sont pas seulement, comme on le dit, sans État (ce qui suppose un stade peu avancé de développement illusoirement conçu comme nécessaire) mais contre l’État, ce qui implique une véritable stratégie concertée vis-à-vis d’un danger perçu comme mortel. Il n’y a pas d’État sans classes, donc sans inégalités. Il faut que la communauté originelle, celle du sentiment et de l’effusion, se brise pour que l’État naisse. Si bien que les primitifs auraient fait montre de sagesse en refusant l’émergence d’un pouvoir à ce point séparé de leur existence.
On trouve déjà une idée analogue chez Karl Marx, lequel, récusant la théorie hégélienne d’un État rationnel et impartial, voit au contraire dans l’État une forme de domination d’une classe sur une autre, donc le signe d’une violence sociale exprimée politiquement.
La communauté primitive, qui ne connaît pas encore les classes, n’a pas d’État ; la communauté future qui ne connaîtra plus les classes, selon l’utopie marxienne, n’aura pas d’État.
Marx appelle communisme ce régime de travail libre qui, dans son organisation autonome et immanente, aura jeté bas l’antique transcendance de l’État – espèce de religion terrestre qui fait l’homme servile. Le communisme est le régime de la société libre, sans classes, donc sans État (pour Marx, l’État a pour fonction d’assurer la domination d’une classe sur une autre).
De même, c’est au nom de la liberté que l’anarchisme (Proudhon, Bakounine, Kropotkine) veut la destruction complète de l’État – celui-ci est en effet perçu comme radicalement incompatible avec la liberté humaine. L’État vole (les impôts), l’État tue (les guerres). Il est une barbarie dont il convient de se débarrasser.
À l’autre bout de l’échiquier politique, le libéralisme semble rejoindre une position semblable en plaidant pour un État minimal. Né au XVIIe siècle avec Locke, le libéralisme est une idéologie qui milite pour la liberté politique et économique – donc contre l’absolutisme royal (aspect politique) et contre le système féodal des corporations (aspect économique). De ses origines chrétiennes, il garde l’idée d’une nature bonne créée par Dieu et d’un ordre spontané dont la loi de l’offre et de la demande, en économie, est la plus éclatante des manifestations.
Le libéralisme est rigoureusement anti-interventionniste : dans le domaine de la production et des échanges, l’État doit s’effacer le plus possible, il représente en soi un danger liberticide (la dictature) ; en outre, son pesant pouvoir ne peut que décourager les initiatives privées, seules capables de faire travailler les forces sociales, pour le plus grand profit de toutes. Le libéralisme n’accepte de l’État qu’un rôle de contrôle social (maintien de l’ordre) et de police extérieure.
Pour l’État
Les partisans d’un État puissant ont des points de vue aussi divers que ses adversaires.
Thomas Hobbes fut, dans la première moitié du XVIIe siècle, le premier philosophe à justifier méthodiquement la puissance de l’État.
Il symbolise celui-ci par le nom de Léviathan, un monstre biblique qui lui sert de titre pour son grand ouvrage de philosophie politique. Hobbes est pessimiste (« l’homme est un loup pour l’homme »). L’état de nature est un état de guerre perpétuel de tous contre tous. Seul un État tout-puissant, véritable Dieu incarné, est capable de mettre fin à cette violence illimitée, d’assurer à chacun l’ordre et la sécurité, sans lesquels il n’est pas d’existence humaine possible.
L’absolutisme n’est pas totalitaire
On a vu (Karl Popper, en particulier) en Hobbes l’une des origines de l’idéologie fasciste moderne. Gardons-nous des anachronismes ! L’absolutisme de jadis, qui semblait donner au roi un pouvoir « absolu », est fort différent des fascismes et des totalitarismes contemporains. Louis XIV, « roi absolu », régnait sur un pays partagé en une pluralité de régions, de lois, de coutumes et même de langues. Sa phrase célèbre « l’État c’est moi » peut être interprétée comme un signe de faiblesse aussi bien que comme un signe de puissance, car que pouvait concrètement contrôler le pouvoir royal en 1670 dans la vie d’un paysan du Languedoc ou dans celle d’un artisan du Rouergue ?
Il en va tout autrement avec les régimes totalitaires modernes. Utilisant pour sa violence et sa propagande ces puissantes innovations techniques que sont l’électricité, la radio et le chemin de fer, le pouvoir nazi pénétrait dans chaque maison et surveillait chaque individu du berceau à la tombe.
On connaît la formule de Mussolini, le fondateur du fascisme, formule qui deviendra le résumé du totalitarisme : « Tout pour l’État, rien contre l’État, rien en dehors de l’État. » Le totalitarisme est une espèce de pathologie politique : les idées et les croyances, le travail et les rêves, il cherche à tout contraindre et à tout contrôler.
Avec le totalitarisme, la terreur, qui, durant les périodes révolutionnaires, demeurait exceptionnelle et éphémère, devient principe du gouvernement. L’État monstrueux écrase ceux qu’il devait protéger.
Tout autre est l’État que pensa Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit. Le philosophe de l’Esprit absolu voit dans l’État la Raison réalisée dans l’histoire, la totalité incarnée (Marx dénoncera dans cette thèse une illusion idéaliste). Le fonctionnaire devient ainsi le véritable philosophe de la vie moderne en interprétant l’universel en actes. Il est, aux yeux de Hegel, de la nature de l’État moderne d’être impartial – puisqu’il est la voix du tout.
En faisant de Hegel un apôtre du totalitarisme, Karl Popper oubliait (ou feignait d’oublier) le caractère foncièrement irrationnel du totalitarisme (la « pureté de la race », dans le nazisme, ou « l’homme nouveau », dans le stalinisme, sont des fantasmes, pas des objectifs politiques). Le rationalisme absolu de Hegel fait plutôt de lui le père de l’idéologie technocratique moderne, voire de celle de la social-démocratie.
Qu’est-ce que l’État-providence ?
L’idée centrale de ce qu’on appelle l’État-providence (Welfare State en anglais) est qu’il est vain d’attendre de la « nature des choses », comme le fait le libéralisme, un hypothétique état d’équilibre. Le jeu égoïste des forces du marché, la logique égoïste de la recherche du profit peuvent au contraire induire de profondes distorsions sociales – que seul un pouvoir d’État soucieux du bien collectif peut combattre et faire disparaître. La grande crise de 1929 avait montré que la politique du « laisser-faire, laisser-passer » des libéraux pouvait conduire à des catastrophes. Par réaction, la politique keynésienne conféra à l’État la mission de combattre le chômage grâce à une forte « politique de la demande » (commande de grands travaux, fixation d’un salaire minimal, mesures d’incitation à l’embauche, etc.).
On peut donc être pour ou contre l’État pour des raisons non seulement différentes mais divergentes. Entre une démission totale – qui laisse aux plus riches et aux plus malins le soin d’organiser la société à leur image – et une surveillance indiscrète qui finit par ne plus laisser aucun jeu dans la vie collective, le milieu est difficile à trouver. Mais il est une nécessité pour tous.
L’État menacé
Une carte du monde actuel montre immédiatement que partout la forme de l’État s’est imposée. Les continents où vivent les hommes sont aujourd’hui partagés entre quelque deux cents États qui, si l’on excepte quelques cas singuliers, sont tous représentés à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies comme autant de personnes collectives. De même, c’est significativement derrière le drapeau de leur pays et sous le nom de leur État que défilent tous les quatre ans les participants des Jeux olympiques.
Les différences subsistent, certes, entre les régimes démocratiques et les régimes dictatoriaux, entre les républiques et les monarchies, mais elles sont d’un point de vue strictement politique plus formelles que réelles. Un peu partout, les États présentent les mêmes structures fondamentales. Cette convergence (à défaut d’unité) politique mondiale est un fait nouveau dans l’histoire. Or, contradictoirement, c’est au moment où la forme « État » montre partout sa précellence qu’elle se voit menacée à deux niveaux, au niveau supérieur par des forces supra-étatiques, au niveau inférieur par des forces infra-étatiques.
Au-dessus de l’État, une multitude d’organisations volontaires ou spontanées tendent à rogner toujours davantage les prérogatives de souveraineté qui depuis les origines sont les siennes.
Les traités internationaux, les règles internationales obligent les États, naguère attachés aux limites de leur territoire propre, à obéir à des instances dont la plupart sont désormais mondiales.
Cela va des principes les plus généraux (comme la Déclaration universelle des droits de l’homme) jusqu’aux règles les plus spécifiques (comme les normes des produits industriels). La mondialisation des échanges a en outre privé les États d’une indépendance qui, jadis, confinait à l’autarcie : même le pays le plus puissant (les États-Unis) n’est plus totalement maître de sa monnaie. Le capital n’a pas de patrie. L’argent et les informations se jouent des frontières.
Conséquence : du banquier international à l’utilisateur d’Internet, beaucoup tendent à voir toujours davantage en l’État moins une nécessaire instance de régulation qu’un insupportable pouvoir de censure.
L’État n’est pas moins menacé de dislocation « par en bas ». En réaction sans doute à cette mondialisation qui emporte tout, les grands ensembles se disloquent (voir ce qui est arrivé à l’ancienne URSS ou à l’ancienne Yougoslavie), les hommes se replient sur leur région, leur langue, leur ethnie particularisantes. Partout fleurissent les intégrismes, les fondamentalismes, les régionalismes qui prétendent faire revivre d’antiques solidarités et qui ont pour premier effet de ressusciter d’antiques haines (comme dans l’ancienne Yougoslavie).
L’État est regardé comme contraignant ; on lui reproche contradictoirement d’être à la fois trop proche et trop lointain, trop présent et trop absent. Telle est en cette fin de siècle la situation critique dans laquelle l’État se trouve placé : noyé, absorbé par des instances supra-étatiques qui l’ignorent, écartelé, déchiré par des forces infra-étatiques qui le combattent.
C’est là sans doute qu’il convient de trouver la cause de cette crise du politique que les analystes ont diagnostiquée et que les hommes, qui ont de plus en plus de mal à se définir comme citoyens, manifestent par un désintérêt croissant à l’égard de la chose publique. Contre les forces aveugles du marché qui risquent de tout emporter et les particularismes barbares qui ne conçoivent leur identité que dans le repli et la guerre, il est utile de rappeler que, aussi imparfait soit-il, l’État reste une possibilité indépassable d’organisation un tant soit peu rationnelle de la société.
À quelles conditions un régime politique peut-il être appelé démocratique ?
Aristote avait distingué trois types de régimes politiques, selon le critère quantitatif :
la monarchie : le gouvernement d’un seul ;
l’aristocratie : le gouvernement de quelques-uns ;
la démocratie : le gouvernement de tous.
Ce sont les trois catégories logiques de la quantité : le singulier (un seul), le particulier (quelques-uns) et l’universel (tous). Voici la première condition : l’essence de la démocratie, c’est l’universel.
Le régime de l’universel
La démocratie est le régime politique dans lequel le peuple tout entier est la seule source de souveraineté.
Mais qu’est-ce que le peuple ? Une certaine ambiguïté sémantique est attachée à ce mot. Le peuple peut avoir un sens ethnique (le peuple équivaut alors à la population : le peuple français, ce sont tous les Français), ou bien un sens sociologique : le peuple, ce ne sera plus la population mais la majeure partie de celle-ci. Au siècle dernier, le peuple était constitué par les ouvriers et les paysans – au XXe siècle, on y ajoutera les classes moyennes. En somme, le peuple est dans la continuité de ce qu’au XVIIIe siècle on appelait « Tiers état » : les classes dirigeantes, les riches, les aristocrates n’en font pas partie. Sociologiquement, les classes populaires se différencient de la bourgeoisie. Les régimes communistes de l’Europe de l’Est, pour donner le change des libertés disparues, s’étaient nommés « démocraties populaires », ce qui, en philosophie politique, constitue évidemment un pléonasme. Car qu’on prenne le peuple comme l’ensemble de la population ou bien comme l’immense majorité de celle-ci, il ne saurait y avoir de démocratie que populaire.
En droit, la seule acception recevable du peuple est l’ensemble de la population. De quel droit, en effet, une partie de celle-ci serait-elle exclue de la souveraineté ? Seulement, l’universel est-il possible en matière politique ?
Première remarque : le peuple est constitué de classes sociales, de catégories socio-professionnelles différentes, voire antagonistes ; ainsi peut-on comprendre que les intérêts divergents de ces classes et de ces catégories se traduiront par des conceptions divergentes du pouvoir. Et puisque tous ne seront jamais d’accord sur un pouvoir donné, celui-ci sera choisi par la majorité. On observe donc une inflexion importante : de l’universalité de principe, on passe à une majorité de fait, et pour que la première soit conservée, on considérera que celle-ci reflète exactement celle-là. En effet, pour que les exigences d’universalité (donc la démocratie, au sens strict) soient respectées, il faudrait :
que tous les intérêts concordent, donc qu’il n’y ait plus de classes sociales opposées, ni de catégories socio-professionnelles opposées.
que tous se mettent d’accord (l’unanimité). Or, si l’unanimité des besoins est impossible (les intérêts des vendeurs sont par nature opposés à ceux des acheteurs), celle des désirs l’est encore bien davantage.
Cependant, ce qu’on appelle majorité, dans une démocratie donnée, est presque toujours une minorité de fait (par exemple, tous n’ont pas le droit de vote, et parmi ceux qui en jouissent, tous ne l’exercent pas). La majorité n’est donc en fait que la plus grande minorité.
Dans Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau établit une distinction entre la volonté de tous (la somme de toutes les volontés singulières) et la volonté générale (la volonté du peuple dans son ensemble). Il n’y a pas de démocratie si n’est pas d’avance, a priori, reconnue la validité de la volonté générale. C’est ainsi qu’en France, le député, élu dans une circonscription particulière, est le représentant du peuple français, et que le président de la République, souvent élu par une minorité de fait, est censé être le « président de tous les Français ». Il est clair que le fait d’être évincé du pouvoir aide à critiquer de telles fictions. Cela dit, l’élection par la majorité, censée être l’expression de la volonté générale, est une condition indispensable à la démocratie, mais elle n’est pas suffisante. L’universel n’en reste pas moins essentiel (le même droit pour tous, contre le système des privilèges, l’égalité des chances, la suffrage universel, etc.).
L’exercice du pouvoir
Choisir librement les gouvernants ne suffit pas à fonder une démocratie. Car si je choisis librement quelqu’un en qui j’ai confiance pour lui remettre mon argent, destiné à acheter tel bien, et si cet ami fait de mon argent un tout autre usage, je serais en droit de me plaindre d’un abus de confiance. Il ne suffit pas de choisir librement, encore faut-il avoir la possibilité de contrôler. Lénine parlait de cette utopie – jamais réalisée, surtout pas en son pays – : la révocation des fonctionnaires, sur décision du peuple, à tout instant. L’effet pervers de la réalisation d’un tel idéal (une promesse non tenue, le renvoi) serait bien sûr l’instabilité chronique (il suffit de regarder du côté des sondages pour constater à quel point l’opinion publique est versatile). Le problème est celui-là même de la démocratie représentative qui fonctionne par délégation de pouvoirs.
Devons-nous alors considérer la démocratie directe comme la seule véritable démocratie ? On sait que ce fut la pensée de Rousseau – dont le modèle était Genève, le canton suisse. Il est clair en effet que la démocratie directe – ce régime idéal dans lequel le peuple exerce le pouvoir sans intermédiaire – n’est possible que dans le cadre de petites unités territoriales, lorsque le peuple peut se réunir en corps. On peut aisément réunir un village sous un vieil arbre, mais une nation de 65 millions de citoyens ?
On a prétendu que le référendum permettrait de connaître directement la volonté du peuple.
Le référendum (inventé par Napoléon, qui ne fut pas un modèle de dirigeant démocratique) n’est démocratique que si :
la question est librement posée et intellectuellement honnête (donc pas du type : préférez-vous être riche comme maintenant ou pauvre à l’avenir ?) ;
le peuple est informé – ce qui présuppose une connaissance des problèmes et donc une conscience politique aiguë (il n’y a pas de liberté sans cela). Or, les référendums, comme les sondages, dont ils constituent la forme élaborée, s’adressent à des hommes ignorants.
La démocratie n’est pas le populisme – et le populisme n’est presque jamais démocratique. Le populisme, qui est l’autre nom de la démagogie, en appelle au bon sens des gens contre l’indifférence et l’incompétence (réelles ou supposées) des élites. Une loi démocratique peut être impopulaire (exemple : la suppression de la peine de mort en France) ; inversement, une loi populaire peut être anti-démocratique (pratiquement toutes celles qui jouent sur le sentiment, le fantasme d’insécurité). Quels ont été les régimes les plus populaires du XXe siècle, et même de l’histoire tout entière ? Les totalitarismes, c’est-à-dire les régimes les moins démocratiques qui soient. Roosevelt n’a jamais eu la popularité de Hitler.
De plus, les grands progrès dans l’histoire ont été accomplis par des minorités au nom du peuple. C’est vrai aussi bien du domaine politique, social, que du domaine scientifique et technique. Il y a une contradiction possible, tragique, entre la volonté générale et l’intérêt général : l’homme politique démocrate est-il celui qui agit conformément à l’intérêt général ou celui qui exprime la volonté générale ? C’est celui qui agit conformément à l’intérêt général, mais cela suppose qu’il l’interprète.
La libre opposition
Puisque l’unanimité est impossible (et même non souhaitable), l’opposition entre au moins deux camps, celui qui gouverne et celui qui résiste, est inévitable. Il n’y a pas de démocratie sans opposition – inversement, le totalitarisme est le rêve (le cauchemar) fort d’une unité immobile. Cependant, cette opposition ne doit pas seulement être légalement reconnue, elle doit avoir les moyens d’exercer son pouvoir, parce que dans une démocratie, justement, il y a un pouvoir de l’opposition. C’est peut-être même la condition essentielle : la répartition du pouvoir ; on peut appeler « démocrate » le régime politique dans lequel ceux qui n’ont pas le pouvoir ont du pouvoir.
Selon la logique marxiste, l’idéologie est l’expression des intérêts antagonistes de classe. Si bien que la seule forme de critique concevable est l’autocritique. Mais cela définit exactement le totalitarisme.
Cependant, la critique marxiste porte sur un point fondamental, qui nous servira à dégager une quatrième condition du caractère démocratique d’un pouvoir : il existe une différence de fond entre la démocratie formelle et la démocratie réelle. La première est apparente (les textes proclament l’égalité, la liberté, etc.), la seconde suppose la justice, l’égalité concrètes. Par exemple : que peut signifier la liberté de la presse dans des pays où existent de nombreux analphabètes (en France même, il y a de nombreux analphabètes), et où la presse est liée aux puissances de l’argent, nécessairement du bord droit de la politique ?
Dans l’absolu, la démocratie serait le régime du peuple tout entier qui exercerait directement le pouvoir. Or, l’universalité est en histoire un être de raison ou un idéal asymptotique, on la remplace donc par la majorité ; de plus, la démocratie directe n’est guère possible dans la pratique, au niveau de l’État ; des médiations sont nécessaires, mais avec des contrôles (si imparfaits soient-ils, les sondages jouent parfois ce rôle). À une échelle plus petite (usines, ateliers, villages, quartiers, etc.), la démocratie directe est possible, ce qui implique la décentralisation effective du pouvoir et une conscience politique aiguë du côté du peuple.
La démocratie serait donc impossible sans un minimum d’autogestion (donc d’anarchisme). Mais il y a cette croix du politique : quel autre pouvoir que celui de l’État pourrait-il se porter garant de la liberté de tous ?
Une autre condition fondamentale, avons-nous vu : l’existence d’une opposition libre, qui rend possible la libre alternance (la démocratie a cet avantage indiscutable de remplacer la violence par l’élection : on n’assassine plus un président pour prendre sa place).
Churchill disait de la démocratie qu’elle est le pire régime à l’exception de tous les autres.
Ce n’est pas parce qu’un idéal n’est pas réalisé qu’il est frappé d’invalidité ; qualifier d’utopique une théorie, ce n’est pas la condamner.
Cependant, force est de constater aujourd’hui qu’aucun pays ne remplit toutes les conditions énoncées ci-dessus. Cela nous conduirait donc à conclure qu’aucun pays au monde ne mérite le nom de démocratie : il y a seulement des pays plus ou moins éloignés de cet idéal.
Texte canonique
Dans ce texte, Hobbes définit le pouvoir de l’État comme le représentant de la volonté de tous. Seul un État fort – ou république (Commonwealth en anglais) – peut assurer aux citoyens la sécurité sans laquelle aucune vie en commun n’est possible. Hobbes appelle Léviathan (c’est le titre de son ouvrage) cet État – du nom d’un monstre de la Bible, pour symboliser sa puissance.
La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun.
Th. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971, p. 177.
Fiche révision
L’État est l’ensemble des structures de pouvoir qui organisent la vie des hommes en société. Il suppose une division entre le pouvoir et la société, dite société civile. Les sociétés traditionnelles sont des sociétés sans État, ce qui ne veut pas dire des sociétés sans pouvoir.
La philosophie politique s’est partagée entre ceux qui, comme Thomas Hobbes, ont considéré que seul un État fort était susceptible d’assurer la sécurité au sein de la société et ceux qui, à l’instar de Locke, ont pensé que l’État devait se contenter de fonctions de surveillance et de police.
Il y a eu deux façons de s’opposer aux pouvoirs de l’État : pour les libéraux (comme Locke), l’État représente toujours un risque de tyrannie auquel les citoyens doivent échapper ; pour les antilibéraux (comme Marx), l’État constitue le moyen grâce auquel une classe dominante assure son pouvoir sur la classe dominée.
Pour Hegel, l’État incarne la conscience et la rationalité du pouvoir politique et social. Les partisans de l’État providence s’inscrivent dans cette lignée : l’État impartial (au-dessus des groupes de pression et des classes sociales) est susceptible d’organiser au mieux la société et de répartir le plus justement possible les contributions et des bénéfices.
Depuis l’Antiquité, on distingue trois régimes politiques : la monarchie (gouvernement d’un seul), l’aristocratie (gouvernement de quelques-uns), et la démocratie (gouvernement de tous).
Quelques auteurs et textes phares à consulter
Th. Hobbes, Léviathan.
Lire le chapitre XVII, dans lequel le philosophe anglais analyse les causes et la nature de la république (de l’État).
E. Kant, Projet de paix perpétuelle.
Dans cet opuscule, assez facile à lire, Kant définit la république (opposée au despotisme) comme le régime susceptible d’assurer la paix entre les États.
G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit.
Lire le paragraphe 258 dans lequel Hegel distingue l’État de la société civile.