Dans ce chapitre :
Le langage dans le triangle de l’existence, de la pensée et de l’action
Peut-on y échapper ? le dépasser ?
Langage, langue, parole
Si l’on accorde au langage une extension maximale – est langage tout système de signes –, alors il existe une multiplicité indéfinie de langages humains et non humains, naturels et artificiels. Les animaux disposent d’un système de signes pour communiquer, n’importe quel code artificiel est un langage. Mais si l’on définit le langage comme le moyen d’expression et de communication de pensées, alors il est clair que seul l’être humain dispose d’un langage. On peut sans inconvénient donner au concept de langage son maximum d’extension, tout en prenant soin de le distinguer de la langue (modalité parlée, donc exclusivement humaine, du langage) et de la parole (actualisation de la langue par un sujet humain individuel). Si les animaux et les machines ont des langages, seul l’être humain a une langue, et lui seul peut parler.
La plus ancienne conception du langage est inscrite dans les mythes (dont le mot en grec signifie justement la « parole »). Commençons par elle.
Être (langage et mythe)
« Dieu dit : que la lumière soit et la lumière fut. » La Bible explique la création du monde par la parole de Dieu. Que peut, en effet, signifier créer pour un Dieu seul à exister, c’est-à-dire sans matériaux préexistants, si ce n’est parler ? Le symbole est profond : il y a de l’être parce qu’il y a du langage.
Si l’on prend à présent la relation par l’autre côté, on constate que le langage est inséparable de l’existence. Exister, c’est parler. Le babil du tout jeune enfant comme le bavardage de l’adulte ont sans doute d’abord cette fonction d’exprimer l’être du sujet. Le psychanalyste Jacques Lacan, pour qui l’inconscient est « structuré comme un langage », a inventé ce mot-valise « parlêtre » (parler-être, par lettres, par l’être) pour désigner l’inscription du sujet humain au cœur du symbolique, qui le fait être.
Le langage serait donc moins une faculté saisie sur le mode de l’avoir (on a le langage comme on a la motricité) qu’un mode d’être : même les sourds-muets de naissance, qui ne parlent pas, finissent par avoir un langage.
Penser (langage et conscience)
La pensée classique extraira le langage du monde du mythe en en faisant un moyen d’expression, de la pensée. Et puisqu’un moyen est toujours moins important que la fin qu’il sert, la question du langage se retrouvera à une place secondaire.
C’est ce qu’expriment les vers célèbres de Boileau :
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement Et les mots pour le dire arrivent aisément. »
Importe la pensée claire ; le langage, comme l’intendance, suivra.
Dans l’ordre symbolique, qui est celui de la culture humaine, il constitue même le dernier maillon de la chaîne. En effet, si la pensée est la représentation du réel (je pense ce qui existe), le langage sera représentation de la pensée (je dis ce que je pense). Le langage sera par conséquent une représentation de représentation. Et de même que l’idée vraie est définie comme celle qui adhère au réel (critère de l’adéquation), le mot juste est considéré comme celui qui adhère à la pensée. À une logique énumérant les règles du bien penser, fait pendant une grammaire énumérant les règles du bien dire.
Cette théorie de la représentation rend compte de manière claire de la fonction d’expression du langage. Il y a en effet dans l’ex-pression un mouvement, un surgissement hors de soi de quelque chose qui, autrement, risquerait de rester enfoui, donc inaperçu. Qu’est-ce qu’une pensée qui ne s’ex-primerait jamais ? Est-ce encore d’ailleurs une pensée ? N’est-ce pas plutôt une idée vague, une impression, justement ? C’est pourquoi il n’est pas de sciences possibles ni de systèmes philosophiques sans écriture. L’écriture est un langage matérialisé, un langage devenu objet, proprement, qui donne à la pensée invisible une forme visible, qui lance dans le monde de la communication, donc dans celui des hommes, ce qui, autrement, n’aurait d’existence que potentielle.
Le langage, et plus spécifiquement l’écriture, actualise la pensée. Seulement, cette manière de comprendre les relations entre la pensée et le langage (celui-ci comme moyen de celle-là) s’avère insuffisante. Chacun a fait l’expérience banale d’une pensée qui s’élabore dans le temps même qu’elle s’énonce. On ne sait pas d’abord ce qu’on va dire mais comme on le dit, on finit par le savoir. Vous qui avez fait des dissertations de philosophie, vous savez par expérience qu’on ne sait pas toujours ce qu’on va écrire avant même de l’écrire, de même qu’on ne sait pas ce qu’on va dire avant de le dire. Comme si la dynamique du langage (écriture ou parole) entraînait la pensée.
Il semble que, loin d’être le vêtement de l’idée, le mot en est le corps. De plus, il n’est réellement pas possible de concevoir une pensée pure, une pensée sans langage qui serait en quelque sorte en attente du mot. On peut penser sans parler, mais cela ne signifie pas qu’on pense sans langage. C’est toujours avec les mots qu’on pense, plus encore (car « avec » induit la séparation en même temps que le lien) : dans les mots. Le langage est au sens rigoureux l’espace de la pensée.
Le langage et la pensée : qui commence ? Problème de la poule et de l’œuf
Le développement psychique et intellectuel de l’enfant aussi bien que celui de l’humanité confirment cette thèse d’une connivence, d’une concomitance de développement de la pensée et du langage.
C’est dans une même dynamique que l’enfant apprend à penser et à parler : la pensée est aussi l’expression du langage. Quant à la paléoanthropologie, elle montre que l’évolution a élaboré en même temps l’intelligence et la parole. L’homme parle parce qu’il pense mais il pense aussi parce qu’il parle.
C’est la raison pour laquelle certains philosophes et les linguistes refusent d’utiliser le terme de « langage » à propos de la communication animale : les animaux ne dialoguent pas, ils n’échangent pas des signes, ils ne font que s’adresser des signaux qui renvoient à une réalité définie (source de nourriture, situation de danger, etc.). Ainsi, l’extraordinaire « langage des abeilles » ne serait qu’un ensemble de signaux : les abeilles ne discutent pas.
Cela dit, la plupart des éthologues (spécialistes du comportement animal) admettent aujourd’hui, pour certaines espèces, un vrai système de communication et une part de jeu dans celui-ci.
« Les animaux », cela va du microbe aux dauphins ! Prudence, donc, quand vous écrivez « les animaux ».
Sait-on toujours ce qu’on dit ?
Dire n’est pas seulement parler : tout le monde sait qu’on peut parler beaucoup et ne pas dire grand-chose (c’est le cas du bavardage). Dire renvoie à un contenu de pensée : en ce sens dire serait par définition conscient. « Ne pas savoir » implique au contraire une absence de conscience. D’où le problème posé.
Le dire semble conscient : d’une part, c’est par le dire que la pensée trouve son expression et son débouché ; d’autre part, il y a toujours une pensée préalable à l’expression.
Le langage comme mécanisme inconscient
Le langage nous précède. Il était déjà là quand nous n’étions pas nés, il sera encore là quand nous serons morts. Exactement comme le monde.
Chacun sait qu’il parle lorsqu’il parle, mais bien peu d’entre nous seraient capables d’analyser ce qui se passe en eux au moment de l’acte du langage. Nous ne connaissons guère mieux le sens des mots que celui des gestes (qui, excepté les grammairiens et les écoliers qui viennent de les apprendre, connaît les règles de grammaire ?).
Chaque société produit des énoncés figés que les individus reprendront pour leur propre compte sans y réfléchir : tel est le cas des lieux communs.
Le décalage du savoir et du dire
On ne dit pas ce qu’on sait, on ne sait pas ce qu’on dit. Il y a entre le savoir et le dire un jeu – à entendre au sens ludique (jeu avec les mots, jeu social, etc.) et au sens physique, comme lorsqu’on dit que le bois joue en cas d’écart entre deux pièces.
Le lapsus est l’exemple le plus évident de cet écart : un mot s’est échappé – exactement comme un prisonnier (sa prison s’appelait « refoulement »). On dit souvent moins que ce qu’on pense mais beaucoup plus que ce qu’on croit.
Il apparaît par conséquent que ce que la philosophie classique stigmatisait sous le nom de « folie » (fou est en effet celui qui ne sait pas ce qu’il dit) est en réalité le lot de chacun.
Faire (langage et réalité)
Le philosophe anglais John Langshaw Austin a écrit un ouvrage Comment faire des choses avec des mots pour montrer que le langage possède une véritable puissance d’action. Le slogan trivial « assez de paroles, des actes ! » pose comme évidente une opposition qui n’existe pas toujours. D’abord, parler, c’est faire quelque chose. Ensuite, agir, c’est souvent faire agir, c’est-à-dire ordonner, prier, commander. Que font ceux qu’on appelle les « hommes d’action », les hommes politiques par exemple ? Ils parlent, écrivent et signent : trois actions de langage. Leurs gestes (visites, poignées de mains, etc.) ne sont même pas envisageables hors de ce contexte symbolique.
Austin distingue l’usage constatif de la langue (quand je dis « il pleut » ou « on est dans un embouteillage », je ne change rien à la réalité) et l’usage performatif (quand je dis « va me chercher un café ! », j’agis réellement, même si l’autre refuse de le faire).
Au début de sa vie, comment un jeune enfant n’aurait-il pas une idée proprement magique du langage en constatant que son appel fait venir sa mère, que sa demande lui fait obtenir quelque chose ? Il est probable que la croyance dans le pouvoir magique de la langue (formule presque pléonastique : pas de magie sans mots) provienne de cette origine. Les mythes auraient ainsi transposé une expérience commune.
Agir en parlant
Les actes de langage (speech acts) sont plus nombreux qu’on ne pense. Qu’est-ce que prêter, par exemple prêter quelque chose à quelqu’un, sinon dire qu’on prête ? Qu’est-ce que jurer, promettre, menacer, sinon agir par des mots et, ce faisant, transformer la réalité ?
Il y a une démiurgie de la parole : féliciter quelqu’un le rend heureux, le rabrouer le rend triste. Nous apercevons cela obscurément en éprouvant une certaine peur envers les mots. Tout se passe comme si le langage, au lieu de représenter le réel, finissait par prendre sa place. Il y a des manières de dire qui balaient bien des réserves, surtout lorsqu’il s’agit de situations cruciales mettant en jeu l’argent (une demande de prêt ou d’augmentation), le sexe (l’expression d’un désir) et la mort (l’annonce d’une maladie grave).
Quels rapports y a-t-il entre les mots et les choses ?
L’homme est un être parlant. Grâce aux mots, il exprime et communique (ce sont les deux fonctions du langage). L’univers des mots et celui des choses apparaissent comme à la fois séparés et liés. Il convient de débrouiller la complexité de leurs rapports.
L’incommensurabilité : Une chose possède une existence objective, concrète, détachée. Le mot, en revanche, n’existe que s’il est proféré ou écrit par un sujet. La seule matérialité du mot tient dans la vibration de l’air, ou dans la trace d’encre – peu de chose (justement) en regard d’une chaîne de montagnes ou d’un groupe d’étoiles.
Le cratylisme : Platon a écrit sur le rapport entre le mot et la chose un dialogue intitulé Cratyle. On y voit exposée la conception selon laquelle le langage serait dérivé de la réalité – le mot (le signe) serait le reflet du référent. Ainsi, à l’origine, les mots seraient des onomatopées (le mot « kikonia » – « cigogne » en grec – évoque le claquement du bec de cet oiseau) – en tout cas des évocations de bruits ou de formes. Les poètes sont presque toujours partisans du cratylisme : la « joie » a une sonorité ouverte, le mot « sec » est sec, et « lugubre » est comme une peinture muette.
Le pouvoir des mots
Les choses n’ont d’existence, de force et de valeur pour nous que pour autant que nous puissions les nommer. Les poupées ont toutes un nom, et les étoiles aussi.
C’est également par les mots que les choses peuvent surgir (voir la phrase « Dessine-moi un mouton » dans le Petit Prince de Saint-Exupéry).
Les mots peuvent ainsi se substituer aux choses. Par exemple, les mots font peur ou rassurent ; ils peuvent rendre malade ou soulager. Le médecin parle, le chef de chantier aussi : les choses se mettent en place ou se déplacent grâce aux mots.
Conclusion : les relations entre les mots et les choses sont donc d’ordre dialectique : à la fois d’opposition et d’inséparabilité, d’analogie et d’incommensurabilité.
L’arbitraire : Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique moderne, a ruiné cette conception réaliste. Les mots ne peignent pas les choses – ils sont des signes, arbitrairement choisis (le mot « long » est plus court que le mot « court ») pour désigner la réalité (le référent). À preuve de ce conventionnalisme, la pluralité des langues. Si « cheval » se dit « horse » en anglais, c’est bien le signe que les mots ne sont pas des images des choses. S’il est vrai que certains mots évoquent directement une propriété de la chose (le mont Blanc a été ainsi appelé parce qu’il est blanc), d’autres, au contraire, ont été choisis par antiphrase (les marins superstitieux ont appelé « Pacifique » l’océan parce que justement il ne l’était pas).
Y a-t-il un au-delà du langage ?
Il semble que ce moyen merveilleux qu’est le langage possède néanmoins des limites. Toutes les cultures ont connu le secret et l’ineffable (ce qui ne peut pas se dire), un ordre de réalité que le langage, du moins le langage quotidien, ne peut pas atteindre. Devant certaines expériences fortes (l’infini, Dieu, la mort, la beauté, l’amour), il semble que les mots soient impuissants à accomplir leur fonction d’expression, d’où le recours aux moyens détournés de l’image et du silence.
Le langage des hommes peut-il nommer Dieu ?
Il y eut dans le cadre des théologies monothéistes (juive, chrétienne et musulmane) tout un courant de pensée appelé « théologie négative », selon lequel les mots humains sont impropres à qualifier le divin : dire que Dieu est « puissant », par exemple, et même « tout-puissant », c’est encore lui appliquer un terme qui ne convient réellement qu’à l’être humain puisqu’il vient de lui. On ne peut donc dire que ce que Dieu n’est pas et non ce qu’il est. Mais le mieux est encore la contemplation silencieuse : c’est l’expérience mystique.
Le langage n’est pas l’image de la réalité, il y a même entre lui et elle un abîme infranchissable. Victor Hugo remarqua cela en écrivant : « L’émotion est toujours neuve et le mot a toujours servi ; de là, l’impossibilité d’exprimer l’émotion. » La réalité est changeante, le mot est fixe, la réalité est continue, le langage est discontinu : entre deux mots, « joie » et « tristesse » par exemple, il n’y a rien, tandis qu’il existe une infinité d’impressions intermédiaires. À cela s’ajoute le fait que le langage ignore par nature la subjectivité, le caractère unique de l’individu humain : les mots que j’utilise (Mallarmé disait : « les mots de la tribu ») ne sont pas les miens, ils sont ceux de tout le monde, source supplémentaire de malentendus.
Peut-on, cela dit, dépasser le langage ? Il est clair que le silence lui-même, lorsqu’il n’est pas celui de la nature immobile (le désert, le ciel), n’a de sens que dans et par le langage, comme le silence en musique n’a de sens musical que parce qu’il s’inscrit entre deux notes. Ce qu’on a appelé un « au-delà du langage » n’est sans doute qu’un « en deçà ». Il y a des sons (la musique) ou des images (le cinéma) qui semblent naître d’un avant le langage.
Texte canonique
Dans ce texte, Bergson oppose le langage extérieur et la conscience intime. Seule l’intuition peut saisir la vie des choses, les mots ne sont que des étiquettes.
Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur.
H. Bergson, Le Rire, Œuvres, PUF, 1970, p. 460.
Quelques auteurs et textes phares à consulter
R. Descartes, Discours de la méthode.
Lire la cinquième partie pour la fameuse théorie de l’animal-machine (presque toujours remise en question aujourd’hui).
É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966.
Lire p. 27-30 sur le langage comme essence de l’homme et p. 59-62 sur la différence entre le langage humain et le mode de communication chez les abeilles.
J. L. Austin, Comment faire des choses avec des mots, Seuil, 1991.
Fiche révision
On distingue pour le langage une définition large (système de signes) et une définition étroite (ensemble de moyens de communication entre les hommes).
Si les animaux et les machines ont un langage, seul l’homme parle. La parole est l’utilisation individuelle d’une langue.
Le langage peut être considéré ou bien comme une réalité physique en elle-même (c’est la conception des anciennes mythologies), ou bien comme l’expression de la pensée (c’est la conception dominante dans la philosophie classique), ou bien comme une convention possédant ses lois propres (conception dominante dans la philosophie contemporaine).
Le langage échappe très largement à la conscience. Et pourtant il est l’instrument indispensable de la pensée.
L’opposition entre parler et agir est relative. On appelle actes de langage les actions qui ne peuvent être réalisées que grâce à des paroles, comme promettre, prêter, pardonner, etc.
L’expression et la communication sont les deux fonctions du langage.