Chapitre 21

La société

Ce chapitre est à lire de près par les élèves des séries L, ES et S.

Dans ce chapitre :

Peut-on imaginer une vie humaine en dehors de la société ?

Entre la guerre et la paix, qu’est-ce qui l’emporte ?

Association et dissociation

D’où vient la société ?

Au début des Politiques, Aristote dit que l’homme vit naturellement en société, et que celui qui vivrait seul serait ou bien un dieu ou bien une bête sauvage.

L’impossibilité pour l’homme de vivre en dehors de la société avait déjà été énoncée par Platon, le maître d’Aristote. D’où la dimension de scandale que représentaient les cyniques.

Les premiers asociaux

« Cynique » vient d’un mot grec qui signifie « chien ». Les cyniques se faisaient traiter de « chiens » (animaux particulièrement méprisés alors) et se vantaient de vivre comme des chiens.

L’histoire rapporte que Diogène, le plus célèbre des cyniques (voir chapitre 34), brisa son écuelle le jour où il vit un enfant boire de l’eau à la fontaine, dans le creux de sa main. Le cynisme, qui désigne tout un courant de la philosophie grecque, se caractérise par le refus des artifices et des conventions de la société. D’où le caractère provocateur des cyniques.

Pour Aristote, la famille représente la première société naturelle – le regroupement de plusieurs familles donne le village, le regroupement de plusieurs villages forme la cité.

La référence à la famille et à sa nécessité sera l’argument le plus souvent utilisé par les défenseurs de l’origine naturelle de la société. Les bébés et les enfants sont incapables de subvenir tout seuls à leurs besoins – on découvrira même que sur le plan du développement physique les êtres humains sont particulièrement lents par rapports aux autres mammifères.

Des groupes sociaux de plus en plus vastes

L’anthropologie (la science qui étudie les sociétés primitives) a souvent repris l’idée d’Aristote d’une formation des sociétés dans des ensembles de plus en plus larges :

Le clan est un ensemble de familles.

La tribu est un ensemble de clans.

La peuplade est un ensemble de tribus.

Les peuples et les nations sont des sociétés unies (à l’époque moderne) en un État.

Certains parlent aujourd’hui d’une « société mondiale ».

On appelle sociabilité la capacité à vivre en société. Appliqué à l’individu, ce terme renvoie à la plus ou moins grande facilité dont celui-ci dispose pour vivre dans un groupe.

Outre la famille, l’observation de la vie animale a constitué le grand argument de ceux qui soutenaient la thèse d’une sociabilité naturelle de l’homme. Beaucoup d’animaux vivent en société (bandes, troupeaux, etc.). Il existe des insectes sociaux (abeilles, fourmis, termites) dont l’organisation a fait l’émerveillement des éthologues (spécialistes du comportement animal).

La théorie de la sociabilité naturelle de l’homme sera reprise du point de vue évolutif, à partir du XIXe siècle : les sociétés humaines s’inscriraient dans la continuité des sociétés de primates. Elles seraient seulement plus complexes.

Si la sociabilité est naturelle, quelle est sa condition ? Qu’est-ce qui peut ainsi pousser les êtres humains à s’associer ?

Des réponses divergentes ont été données à cette question. Certains philosophes répondent par le langage, la raison, l’intérêt. D’autres par l’instinct ou par le sentiment.

On voit le sens de cette bifurcation : la société est-elle issue de la réflexion ou bien vient-elle d’une impulsion spontanée ?

Contre la thèse de la sociabilité naturelle : la théorie du contrat social

Au Moyen Âge, la philosophie chrétienne avait accepté la théorie du caractère naturel de la société, à laquelle elle avait ajouté le facteur divin : si l’homme vit en famille (société de départ), puis en groupements plus larges, c’est parce que Dieu l’a voulu ainsi.

La théorie du contrat social est une conception artificialiste de l’origine de la société et du pouvoir politique : ni la nature ni Dieu ne sont à l’origine de la société, mais les hommes eux-mêmes, c’est-à-dire leur volonté. L’idée de contrat social a donc pour premier effet d’éliminer la nature et Dieu comme facteurs explicatifs.

Ce que la philosophie classique appelle contrat social a un sens politique aussi bien que social. Par le contrat social, les hommes sont censés se regrouper pour vivre ensemble et se mettre d’accord sur le type d’organisation du pouvoir qui doit les diriger.

Un contrat est un accord passé entre deux ou plusieurs parties, et concerne des affaires les intéressant en commun. Ainsi parle-t-on de « contrat de mariage » ou de « contrat de vente ». Le contrat est volontaire par nature. Le contrat (on dit aussi pacte) peut être rompu si l’une des parties estime avoir été abusée.

La théorie du contrat social coupe l’histoire humaine en deux temps :

Celui d’avant le contrat social, qui est appelé état de nature.

Celui d’après le contrat social, qui est appelé état civil ou état de société.

Ce que les philosophes appellent « état civil », c’est l’état de société, par opposition à l’état de nature. Ne pas confondre avec « l’état civil » de nos administrations modernes (même si le lien est évident).

Les philosophes du contrat social ont développé des conceptions diverses et même contraires de l’état de nature.

Certains philosophes en ont eu une vision très pessimiste.

« Homo homini lupus » – « l’homme est un loup pour l’homme » – ne cessa de répéter Hobbes après Plaute (un auteur de théâtre latin). Pour Hobbes, les hommes sont envieux et violents. Sans les lois pour les maintenir en respect, ils sont capables de s’entretuer.

John Locke et Jean-Jacques Rousseau avaient, à l’inverse, une image pacifiée de l’état de nature : l’homme, selon eux, est un être plutôt paisible. S’il sort de cet état de nature, qui est celui de sa naissance, c’est parce qu’il trouve en société des garanties pour la sécurité de sa personne et de ses biens.

Autre divergence : alors que certains philosophes considéraient l’état de nature comme ayant réellement existé dans l’histoire passée la plus ancienne, d’autres l’utilisaient comme un modèle théorique destiné à rendre compte de ce qu’est la société, l’état de nature étant une anti-société.

Rousseau était beaucoup plus prudent que ce que ses caricatures ont fait de lui :

Il n’excluait pas l’hypothèse que l’état de nature n’avait peut-être jamais existé.

Il ne prônait pas le « retour à la nature » (il était assez intelligent pour savoir la chose impossible).

Son livre Du contrat social fait la théorie d’un ordre politique et social qui garantirait la liberté naturelle des hommes.

Un effet du contrat social : l’apparition de la propriété

Rousseau distingue la possession, qui est naturelle, et la propriété, qui est garantie par des lois (on parle, par exemple, de « titre de propriété » à propos d’un bien immobilier).

Ainsi dit-on qu’on « possède » un corps, mais non qu’on en a « la propriété ». Seule la société, par ses lois, peut garantir, légitimer une propriété, laquelle est donc reconnue par les autres, alors que dans l’état de nature, un gibier tué à la chasse peut être volé sans que la victime puisse réagir autrement que par la violence ou la vengeance.

La théorie du contrat social rencontre une difficulté, certains y ayant reconnu un cercle logique.

Si les hommes vivaient isolés à l’état de nature, comment ont-ils la toute première fois pu se mettre d’accord pour constituer une société ? Pour « se mettre d’accord », ne faut-il pas déjà vivre ensemble ? La même difficulté atteint la théorie conventionnaliste de la langue : pour que les hommes tombent d’accord pour appeler « mammouth » un mammouth, encore faut-il… qu’ils parlent la même langue !

La théorie kantienne de l’insociable sociabilité

Kant a établi une habile synthèse avec son expression paradoxale d’« insociable sociabilité » : les hommes ont une tendance spontanée à s’associer, mais ils ont aussi une tendance spontanée contraire à se dissocier.

Loin d’y voir un malheur, Kant reconnaît dans cette contradiction un fait providentiel : si les hommes vivaient toujours unis, ils seraient comme un troupeau de moutons et non comme un ensemble d’êtres libres et raisonnables.

Socialisation, désocialisation

On appelle socialisation le processus qui fait d’un être humain un être social. Le mot s’applique à la formation de l’enfant : l’école est un lieu de socialisation.

Un individu peut subir un processus inverse de désocialisation : c’est le cas, par exemple, des SDF (« sans domicile fixe »), qui ont perdu leur foyer familial et leur travail. Si le chômage est un drame humain, et pas seulement un problème économique, c’est parce que le travail est, en même temps qu’une condition de l’accomplissement de soi, un puissant facteur de socialisation.

D’où vient la force de la loi ?

Il y a deux types de lois : la loi naturelle et la loi sociale. La loi naturelle est l’expression d’un rapport constant entre les phénomènes de la nature, tandis que la loi sociale est l’énoncé des interdits, obligations, autorisations et sanctions qui ordonnent une société et lui donnent sa stabilité. La loi naturelle est universelle et nécessaire ; la loi sociale est particulière (relative à la société en question et changeante avec le temps) et peut être transgressée. Le problème posé ne concerne que la loi sociale. Comme celle-ci n’est pas, à la différence de la loi naturelle, l’expression d’une nécessité objective, il lui reste celle de se faire obéir – ce qui suppose un certain type de contraintes. Il n’y a pas de loi sans pouvoir et pas de pouvoir sans force. D’où vient cette force ?

Solution métaphysique : la force divine de la loi

Dans toutes les sociétés primitives et anciennes, la loi était censée émaner d’une puissance supérieure : dieu(x), ancêtres, etc. Le juridique, l’éthique et le religieux ne formaient pas encore, comme dans les sociétés modernes, trois sphères autonomes. Le Coran, par exemple, est à la fois un livre religieux, un ouvrage de morale et un code juridique.

Si Dieu dit la loi, la force de celle-ci sera le reflet de la puissance de celui-là. Ainsi, au-delà de la sanction humaine, il existe une sorte de sanction transcendante (si le criminel peut, par exemple, échapper à la société des hommes, il ne pourra pas échapper au jugement de Dieu).

Solution philosophique : la force naturelle de la loi

Le siècle des Lumières a connu la laïcisation de la société civile en Europe – la transcendance divine fut alors remplacée par l’immanence de la nature. Y triompha l’idée de droit naturel. Le concept de loi permettait d’embrasser sous une même unité loi de nature et loi de société (conçue elle-même comme naturelle). En témoigne la définition que donne Montesquieu au début de De l’esprit des lois : lorsqu’il écrit « rapport nécessaire entre les choses », c’est bien aux lois de la nature qu’il pense. Or, quoi de plus fort que la nature ? Si l’homme, en effet, est libre par nature, si la propriété est un droit naturel, cela signifie que liberté et propriété sont inaliénables (on ne peut ni les céder ni les échanger). De plus, cette nature est fondée, fortifiée par la communauté des hommes doués de raison. On trouve chez Rousseau et chez Kant tout un système d’équivalences entre nature, raison et communauté humaine.

Solution politique : la force humaine du peuple

Quoi de plus solide, en effet, qu’une loi légitimée par le peuple lui-même ? C’est l’idéal de la démocratie. Chez Rousseau, la volonté générale du peuple s’oppose à la volonté singulière du despote, et triomphe d’elle. Si la loi est forte, c’est parce qu’elle est l’expression de la volonté générale – à la fois fondée en nature et fondée sur la raison. Telle est du moins la représentation « bourgeoise » de la loi – critiquée par Marx.

Solution critique : la force sociale, économique, politique de la minorité privilégiée

Faire d’une loi historique une loi naturelle, faire d’une obligation forcément contingente une nécessité, confondre l’ordre du fait et l’ordre du droit (le concept d’ordre a la même ambiguïté que le concept de loi : il désigne aussi bien une réalité objective – comme dans l’expression « troupes en ordre » – qu’un commandement – « donner un ordre »), tel est le tour de passe-passe auquel se livre, aux yeux de Marx, l’idéologie bourgeoise. La minorité (de riches, de puissants) s’arroge le nom de peuple, et elle appelle naturelles ses lois qui ne sont que l’expression de ses intérêts. Ainsi l’intérêt « général » n’est-il que le masque, le paravent d’un intérêt particulier, et le droit positif, que l’expression d’un rapport de classes, donc d’un rapport de forces. La force de la loi vient d’abord de la domination économique de la classe des possédants, et de l’arsenal des contraintes et de répression (armée, police, prisons, magistrature) qui, sous couvert d’État neutre et impartial, est placé à leur service. On songe à la phrase de Pascal : ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force. Mais le marxisme est insuffisant à expliquer totalement la force de la loi.

Solution psychologique : la force de l’obéissance

Un homme politique a eu ces mots : « Je suis bien obligé de les suivre puisque je suis leur chef ! » Il n’y a pas de pouvoir sans obéissance. La Boétie, au XVIe siècle, fut le premier à montrer que la force du roi que l’on craint n’est que celle qu’on lui attribue. Il n’y a pas de politique sans psychologie : pour que les hommes obéissent, il ne suffit pas de les y contraindre, il faut qu’ils trouvent cela juste. En d’autres termes, il faut que la loi soit intériorisée. Freud a appelé surmoi l’instance psychique inconsciente qui est celle de l’intériorisation de la loi. La soumission, même par la violence, peut présenter certains avantages psychologiques tels que l’infantilisation, le sentiment de sécurité.

La force de la loi sociale n’a pas seulement son origine dans le pouvoir d’intimidation. Il faut que la loi corresponde à certains désirs. L’explication psychologique de Freud doit donc doubler l’explication historique et socioéconomique de Marx.

Remarquons que cette force n’est pas indépassable : partout, toujours, la transgression de la loi est possible. De plus, que furent les progrès dans la législation, sinon, tout d’abord, des transgressions ? À la différence de la loi naturelle, la loi sociale est historique, donc arbitraire (ce qui ne signifie pas entièrement aléatoire : la loi obéit à une logique) ; seulement, dans cet arbitraire, il y a aussi la nécessité (les intérêts économiques et psychologiques en sont une).

Rivalité ou solidarité ?

Les relations entre moi et autrui ont pu être comprises soit comme gouvernées d’abord par l’amour et la sympathie, soit comme commandées d’abord par la haine et l’antipathie (voir chapitre 6).

Cette controverse s’applique évidemment à la société. Les optimistes mettront l’accent sur la solidarité, les pessimistes sur la rivalité.

De qui l’homme est-il le plus proche : du chimpanzé ou du bonobo ?

Les primatologues qui s’intéressent aux grands singes n’ont pas manqué d’observer la présence de traits dans la vie sociale de ces animaux qui ne sont pas sans ressembler à ceux que l’on remarque dans les sociétés humaines. Or deux espèces très voisines de primates, les chimpanzés et les bonobos, présentent des caractères étonnamment opposés : alors que les chimpanzés sont agressifs au point de pouvoir parfois organiser une manière d’expédition punitive contre l’un d’entre eux et de le tuer, les bonobos sont pacifiques et doux. Lorsqu’un conflit éclate chez eux, il est résolu de manière… sexuelle ! Faites l’amour, pas la guerre, tel serait le message délivré par les bonobos !

Paul Valéry disait que l’histoire donne des exemples de tout, et que c’est pour cela qu’on ne peut en tirer aucune leçon. On pourrait dire la même chose de la connaissance du monde animal.

Les sociétés humaines ne cessent d’être travaillées par les deux forces contraires de l’union et de la désunion, de l’association et de la dissociation. La rivalité peut dégénérer en violence ouverte (individuelle : l’homicide, ou collective : la guerre).

On pourrait définir la compétition et la concurrence comme des sublimations de la rivalité, c’est-à-dire des moyens de la neutraliser et de la surmonter. Ainsi, dans le jeu et le sport, dominés par la compétition, la confrontation maintient les deux parties dans une entente implicite, tandis que la concurrence est une rivalité plus rude, puisqu’elle n’aboutit pas seulement à la victoire de l’un des camps et à la défaite de l’autre mais au renforcement de puissance de l’un et à l’élimination de l’autre.

Le darwinisme social

Au XIXe siècle, surtout en Angleterre, a été faite la jonction entre l’idéologie capitaliste de la concurrence économique et la théorie darwinienne de l’évolution. Selon cette théorie, nommée darwinisme social, les individus et les sociétés ne feraient que transposer dans leurs relations de travail la « lutte pour la vie » (struggle for life) que l’on observe entre les animaux dans la nature.

Ainsi le capitalisme serait-il « naturel ». En faisant triompher les plus forts et en éliminant les plus faibles, il ne ferait que reproduire les mécanismes de la sélection naturelle.

La théorie du darwinisme social a été contestée de deux manières :

D’une part, les sociétés humaines possèdent des règles, des normes et des institutions auxquelles on ne peut comparer les « lois » de la nature. Les analogies sont trompeuses : la « reine » dans la ruche n’a que le pouvoir d’être fécondée et de pondre des œufs !

D’autre part, dans la nature, des relations de solidarité entre individus et entre espèces existent au moins autant que des relations de concurrence – la « loi de la jungle » est un mythe destiné à justifier le pire dans nos sociétés humaines. Dans la nature, la capacité à nouer des alliances (dont l’individu et l’espèce très agressifs sont incapables) est au moins aussi importante que la force de départ.

Société et communauté

À la fin du XIXe siècle, le sociologue allemand Ferdinand Tönnies distingua, pour les opposer, la société (Gesellschaft), mécanique, et la communauté (Gemeinschaft), organique. La société est constituée d’individus indépendants et est assimilable à une machine ; ses différentes parties sont comme des rouages. C’est l’intérêt qui relie les individus les uns et les autres au sein de la société : ainsi, dans le système de la division moderne du travail, tous les métiers finissent par dépendre les uns des autres.

La communauté est un être collectif : la famille, le village sont des communautés. Les individus ne sont pas séparés les uns des autres. Ils sont comme les membres d’un même corps (c’est pourquoi la communauté est dite « organique »).

Qu’on compare une grande ville moderne à un village traditionnel : dans la ville on observe une foule anonyme de gens qui ne se connaissent pas, mais entrent en relation quand l’intérêt les y pousse. Dans le village, il y a un groupe animé par des sentiments forts – qui peuvent être négatifs (qu’on songe aux interminables vendettas !…).

Ce que l’être humain gagne en liberté, dans la société, il le perd en sécurité ; ce qu’il gagne en sécurité, dans la communauté, il le perd en liberté.

Lorsque la société est trop dure, les hommes tendent à se regrouper en communautés : sectes religieuses, communautés ethniques, etc.

Plus une communauté est unie, et plus elle a tendance à montrer son hostilité aux communautés voisines. Ainsi le racisme représente-t-il souvent une réaction identitaire d’un groupe communautaire contre un autre groupe, dévalorisé comme inférieur.

Une société mondiale est-elle possible ?

Les stoïciens furent les premiers à parler de la « société universelle du genre humain » – que l’empire romain semblait pouvoir réunir.

À partir du XXe siècle, avec la mondialisation, cette unité du genre humain semble en voie de réalisation.

À la fin du XVIIIe siècle, Kant appelait déjà de ses vœux une « Société des Nations » susceptible de mettre un terme aux guerres déchirant les différents États. Il ne s’agissait pas, dans l’esprit du philosophe, de prévoir un empire universel qui engloberait sous son pouvoir tous les pays, mais bien plutôt d’une tribune mondiale où les différends entre les peuples pourraient être réglés par la voie du dialogue.

Kant, précurseur de l’ONU !

La Société des Nations, ancêtre de notre Organisation des Nations unies, avait été fondée après la Première Guerre mondiale sur un idéal de paix internationale. Ce premier essai ne résista pas au totalitarisme et à la Seconde Guerre mondiale. Mais l’idée de Kant a resurgi sous une appellation nouvelle.

Il est difficile aujourd’hui de dire si l’unification technique (qu’on songe à Internet), économique et financière du monde est capable de faire apparaître une véritable société mondiale, dans laquelle un Français verrait un Chinois de la même façon qu’un Alsacien voit un Breton. Car le monde actuel est travaillé par des forces contraires de dislocation (inégalités croissantes entre la fraction la plus riche et la fraction la plus pauvre de l’humanité, apparition d’un hyperterrorisme radical, etc.).

Textes canoniques

Influencé par la pensée stoïcienne, Cicéron s’inscrit également dans la tradition aristotélicienne lorsqu’il affirme le caractère naturel de la socialité humaine.


Pour savoir quels sont les principes naturels de la communauté et de la société humaine, il semble qu’on doive remonter un peu haut : il en est un qui s’observe dans l’espèce de société que forme le genre humain entier. Le lien en est la parole et la raison : par l’étude et l’enseignement, parce qu’elles permettent de communiquer et de motiver son jugement, elles rapprochent les hommes les uns des autres ; une alliance naturelle s’établit entre eux. Il n’est rien par quoi nous nous distinguions davantage des bêtes : nous disons souvent qu’un cheval, qu’un lion a du courage, jamais nous ne disons que ces animaux sont justes, nous ne parlons jamais de leur équité ni de leur bonté : la parole et la raison leur font défaut. La société la plus étendue, celle qui peut rattacher tous les hommes entre eux, est celle où l’on observe cette règle : les biens créés par la nature pour l’usage commun restent dans le domaine commun, à l’égard de ceux dont les lois et le droit civil règlent la répartition, la loi est respectée et l’on use des premiers conformément au proverbe grec : entre amis tout est commun.

Cicéron, Des devoirs I, 16, trad. E. Bréhier, in Les Stoïciens, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 130.


***

Dans le texte qui suit, en forme d’apologue, Schopenhauer montre la difficulté qu’il y a à maintenir entre les hommes des liens qui ne soient ni trop lâches ni trop resserrés. La « fable des porcs-épics » illustre les deux dangers contraires de l’indifférence et de la gêne fusionnelle.


Par une froide journée d’hiver, une bande de porcs-épics se serrait étroitement les uns contre les autres, de façon que leur chaleur mutuelle les protège du gel. Mais ils ressentirent bientôt l’effet de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter. Quand le besoin de se réchauffer les eut à nouveau rapprochés, le même désagrément se répéta, si bien qu’ils se trouvèrent ballottés entre deux maux, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé la distance convenable à laquelle ils pouvaient le mieux se tolérer. – C’est ainsi que le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur moi intérieur individuel, rassemble les hommes ; mais leurs nombreuses qualités déplaisantes et leurs vices intolérables, les éloignent à nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir, et qui leur permet d’être ensemble au mieux, c’est la politesse et les bonnes manières. Ainsi, à celui qui ne se tient pas à cette distance, on crie en Angleterre : reste à distance ! – Celle-ci, il est vrai, ne satisfait qu’incomplètement le besoin de se réchauffer mutuellement, mais, en revanche, elle évite la blessure de piquants. – Cependant, celui qui possède en propre une grande dose de chaleur intérieure, préfère s’éloigner de la société, pour ne pas causer de désagréments, ni en subir.

A. Schopenhauer, Parerga et Paralipomena II, § 396, trad. J.-P. Jackson, Coda, 2005, p. 938.


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Dans ce texte, François George dresse le constat accablant de l’isolement contemporain d’une société qui ne parvient plus à faire communauté.


La société moderne, sous l’impulsion de la technocratie fanatique, entreprend l’isolement de chacun, claustré dans son appartement, dans son automobile ou son bureau, à l’image du cosmonaute dans sa cabine spatiale ou du prisonnier dans sa cellule ultra-moderne, surveillé comme eux par une police préventive. Isolement qui exclut la solitude : dans le “sable humain” de la modernité, chaque grain se sent seul, mais sent aussi l’accablante multitude des autres. Des autres isolés, des autres isolements en somme, agglutinés par l’architecture, par le travail. Plus de communauté ni de solitude véritable, on a perdu beaucoup à la fois. Les drames avortés faits d’indifférence, d’incompréhension, voire d’agressivité : l’homme moderne ne reconnaît plus que sa solitude. Il se réfugie à la hâte dans sa niche ouatée où sa mauvaise conscience, le sentiment trouble du vide de son existence, le remords du temps gâché, la crainte d’un avenir ressemblant, le besoin d’oubli, la lassitude, l’ennui enfin le soumettent à l’invincible chantage de la consommation.

F. George, Autopsie de Dieu, Julliard, 1965, p. 12-13.


Fiche révision

Sur la question de l’origine de la société, la théorie du contrat social s’est opposée à celle de la sociabilité naturelle de l’homme : la société n’est ni un fait de nature ni un ordre de Dieu, mais le produit d’une convention humaine. Les théoriciens du contrat social appellent état de nature la situation (réelle ou fictive) dans laquelle les hommes auraient vécu avant que la société ne soit fondée. La théorie du contrat social a un impact révolutionnaire : si, en effet, la société n’est qu’une convention, elle peut être réformée ou bouleversée. Hobbes et Rousseau sont les grands théoriciens du contrat social.

Ne pas confondre : la loi naturelle, expression d’une nécessité physique qui ne dépend pas des hommes, et la loi sociale (ou civile) qui est l’expression d’un rapport de force momentané au sein d’une société.

Une controverse philosophique majeure a opposé ceux qui pensaient que les êtres humains nouaient entre eux spontanément des relations d’alliance et d’amitié et ceux qui pensaient à l’inverse que c’est le conflit qui est premier.

Quelques auteurs et textes phares à consulter

Platon, La République.

Lire le livre II où Platon décrit la naissance de la Cité.

Aristote, Les Politiques.

Lire le début où Aristote expose sa thèse du caractère naturellement sociable de l’être humain.

J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

Texte célèbre où Rousseau décrit et analyse le passage de l’état de nature à l’état de société.

E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

C’est dans cet opuscule que Kant expose sa thèse de l’insociable sociabilité des hommes.