Chapitre 23

La justice et le droit

Ce chapitre est à étudier de près par les élèves de toutes les séries.

Dans ce chapitre :

L’égalité est-elle toujours juste ?

Peut-on ne pas croire en la justice ?

Y a-t-il des violences qui soient justes ?

Le terme justice possède deux sens en français. Il renvoie tantôt à une idée, un idéal, tantôt à une institution. Dans le premier sens, on parlera, par exemple, de la conception platonicienne de la justice ; dans le second sens, on dit « une décision de justice », « la justice a été rendue », le « palais de justice ».

La belle femme sans regard

La justice est symbolisée par une jeune femme (Thémis est son nom, elle était l’incarnation divine de la Justice chez les Grecs) qui a des yeux bandés (signe d’impartialité du jugement) et tient dans une main la balance (symbolisant la décision équitable) et dans l’autre le glaive (symbolisant l’exécution de la sentence). Ainsi sont représentés les trois moments de l’acte de juger : délibérer, décider, accomplir.

Les deux conceptions de la justice

En un sens, toutes les sociétés, et même tous les hommes, ont une conception différente de la justice. On peut néanmoins classer ces conceptions en deux grandes catégories :

Ou bien la justice est rapportée à l’ordre hiérarchique.

Ou bien elle est rapportée à l’égalité.

La justice comme ordre

Dans toutes les civilisations anciennes, le monde est perçu comme ordonné.

Tel est le sens du mot grec « cosmos » qui signifie l’ordre, l’arrangement (et la beauté) avant d’avoir été appliqué au monde par Pythagore.

En Chine, en Égypte, en Inde et en Grèce, le monde est représenté comme organisé de belle façon selon l’ordre hiérarchique (ainsi le ciel est-il supérieur à la Terre, le Soleil supérieur à la Lune, etc.).

Les sociétés humaines se conçoivent comme étant une partie intégrante de cet ordre cosmique, et leur hiérarchie est censée reproduire, à l’échelle microcosmique, l’ordre macrocosmique.

Le terme microcosme (« petit monde ») a été forgé par le philosophe grec Démocrite, précurseur du matérialisme, pour désigner l’homme dont le corps semble être un univers en réduction. Par analogie, on a appelé macrocosme (« grand monde ») l’univers dans son ensemble. Les correspondances entre macrocosme et microcosme figurent dans toutes les mythologies.

Le mythe du Purusha

Un mythe de l’Inde raconte comment les quatre castes qui divisent la société sont issues du sacrifice de Purusha, géant cosmique primordial :

Sa tête a donné naissance aux brahmanes, la caste supérieure, celle des prêtres.

Ses bras ont donné naissance à la caste des guerriers.

Ses jambes ont donné naissance à la caste des commerçants.

Ses pieds ont donné naissance à la caste des serviteurs.

Dans La République, Platon décrit une cité idéale dont la hiérarchie ressemble à celle des castes de l’Inde :

Le pouvoir revient aux philosophes-rois (on n’est jamais si bien servi que par soi-même !).

La défense de la cité revient à l’ordre des guerriers.

La production revient à la classe inférieure (paysans, artisans et commerçants).

Dans un tel contexte, la justice consiste dans le respect de cet ordre hiérarchique très fortement inégalitaire. Inversement, l’injustice consiste à contester ou à transgresser cet ordre. Ainsi un esclave qui s’enfuit commet-il une double injustice : il vole son maître (puisqu’il est son bien) et il bouleverse l’ordre général de la société (les esclaves révoltés de Spartacus, à Rome, ont été suppliciés d’affreuse manière).

Cet ordre hiérarchique est censé provenir des dieux (de Dieu, dans les sociétés monothéistes) ou de la nature. Il est donc conçu comme éternel.

Les sociétés démocratiques n’acceptent plus une telle conception. Elles ont remplacé l’idée d’ordre hiérarchique par celle d’égalité.

La justice comme égalité

Lorsqu’une décision nous paraît injuste, c’est parce qu’elle viole, à nos yeux, l’exigence d’égalité. Même les enfants ont ce sens de la justice : ils trouvent anormal d’avoir une part de gâteau plus petite que celle de leur frère.

On notera toutefois que l’enfant se plaindra de l’injustice dont il est victime mais pas de celle dont il est bénéficiaire. Il en va de même des adultes, d’ailleurs, qui sont sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, restés des enfants.

Donc, lorsque nous pensons « justice », nous pensons « égalité ». Mais qu’est-ce que l’égalité ?

Pour traduire la conception d’Aristote, les philosophes du Moyen Âge distinguèrent la justice commutative, qui est l’égalité complète entre les choses et les personnes, et la justice distributive, qui est l’égalité proportionnelle. On distinguera aussi en ce sens une égalité absolue et une égalité relative.

Il nous paraît juste qu’un citoyen n’ait pas droit à plus d’un bulletin de vote, lors d’une élection. Que dirions-nous si les riches et les puissants avaient le droit de voter plusieurs fois ? Le droit électoral, en démocratie, consacre l’égalité absolue entre les citoyens : un homme, une voix.

En revanche, il nous paraîtrait injuste qu’un homme qui a travaillé deux fois plus qu’un autre reçoive la même paie que lui, ou qu’un voleur de poules soit sanctionné autant qu’un assassin. Dans le domaine du travail et du châtiment pénal, l’égalité est proportionnelle, relative : tel travail, tel revenu ; tel délit ou tel crime, tel châtiment.

« Tous les êtres sont égaux mais il y en a quelques-uns qui sont plus égaux que d’autres » disait avec humour George Orwell.

Dans La Ferme des animaux, l’auteur de 1984 imagine que les animaux de la ferme organisent un coup d’État contre le propriétaire, et établissent un régime communautaire. Mais le cochon, qui a pris la tête du mouvement, se comporte en véritable tyran – histoire connue de bien des révolutions. La citation s’entend évidemment en un sens ironique, elle exprime la perversion des idéaux égalitaristes par ceux-là mêmes qui paraissent les partager.

Aristote dit que tout en étant juste, l’équité n’est pas le juste selon la loi mais un correctif de la justice légale. Les lois écrites, observait Aristote, ne prennent en compte que les situations les plus générales. Elles ne peuvent statuer au cas par cas. C’est alors qu’interviennent l’idée et la valeur d’équité, qui est une forme d’égalité souple, et qui, à la différence de l’égalité stricte de la loi, sait s’adapter aux circonstances.

Place de l’équité dans nos lois

Le droit moderne admet que pour un délit ou un crime donné il puisse y avoir des « circonstances atténuantes », ou bien, à l’inverse, des « circonstances aggravantes ».

Ainsi, une conduite en état d’ivresse en cas d’accident sera considérée comme une circonstance aggravante. Le dérangement psychologique sera, au contraire, considéré comme une circonstance atténuante qui pourra valoir à l’auteur de l’accident la relaxe.

Le légal et le légitime

Que disons-nous lorsque nous affirmons que nous ne croyons pas à la justice ? Que nous sommes dégoûtés par la façon dont la justice est rendue, par la façon dont les lois sont appliquées (et, la plupart du temps, pas appliquées).

Mais si nous récusons la justice réelle, c’est forcément au nom d’une justice idéale, sinon parfaite ou utopique, du moins meilleure. En fait, nous ne pouvons pas ne pas croire en la justice – de même que nous ne pouvons pas ne pas croire en la vérité (voir chapitre 20).

Est légal ce qui est conforme à la loi positive, c’est-à-dire à la loi telle qu’elle existe. Est légitime ce qui est conforme à la loi idéale ou normale – celle qui peut satisfaire la raison, ou le sens de la justice.

Aucun pouvoir ne peut se permettre de paraître illégitime ; autant dire que la légalité ne suffit pas.

Rousseau disait que « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Du contrat social, I, 3).

Lorsqu’un pouvoir s’établit par la violence (c’est ce que font les révolutions), la première chose qu’il doit faire est d’établir un système de lois qui le légitime aux yeux des gens.

On appelle droit l’ensemble des lois qui organisent la vie mutuelle des hommes au sein d’une société.

Le droit désigne également la science juridique, c’est-à-dire la science… du droit. C’est ce sens que nous rencontrons dans l’expression « faire des études de droit ». « Droit » partage avec « histoire » (voir chapitre 13) cette équivoque d’être à la fois une réalité objective (ensemble de lois) et une discipline à vocation scientifique qui prend cette réalité pour son objet propre.

Mais « droit » a encore un autre sens : celui de la liberté dont un citoyen peut bénéficier en vertu de la loi. Ainsi parle-t-on du « droit de vote » ou du « droit de grève ». Les États démocratiques se caractérisent par la multitude des droits dont jouissent leurs ressortissants. Inversement, les États totalitaires ont supprimé la quasi-totalité des droits pour les remplacer par des devoirs et des peines.

On distingue le droit de, dit aussi droit-liberté, et le droit à, dit aussi droit-créance. Les « droits de » correspondent aux libertés fondamentales, telles qu’elles sont garanties par les constitutions modernes (sécurité, propriété, liberté d’expression, etc.).

Les « droits à » sont volontiers conçus comme des élargissements et des approfondissements de ces droits dits « de la première génération » : en font partie le droit à l’instruction, la droit à la santé, le droit à l’information. On a même parlé d’un « droit au bonheur » (la constitution américaine en fait mention).

Auguste Comte : le devoir, pas le droit !

Auguste Comte, le fondateur du positivisme (voir chapitre 20), déplorait l’individualisme croissant de la société après la Révolution. La multiplication des droits et l’insistance mise sur eux ne pouvaient, selon lui, que dissoudre la société en une infinité d’intérêts égoïstes et incompatibles. C’est pourquoi Auguste Comte prévoyait par sa « politique positive » un remplacement des droits par les devoirs : les droits dont les hommes bénéficient ne sont que l’expression de certains devoirs.

La distinction entre le droit positif et le droit naturel recoupe celle du légal et du légitime.

On appelle droit positif le droit en vigueur dans un État, et droit naturel l’ensemble des droits dont l’être humain est censé bénéficier du seul fait qu’il est un être humain, c’est-à-dire un être libre, pensant et raisonnable.

Le précurseur de l’idée de droit naturel : la petite Antigone

Héroïne tragique, Antigone désobéit à l’ordre du roi, son oncle Créon, qui a interdit tout geste de sépulture envers le frère de la jeune fille. Créon est mû par l’intérêt politique : le frère d’Antigone a fait la guerre et l’a perdue, il doit être puni même après sa mort (l’absence de rituel funéraire est quelque chose de très grave dans l’Antiquité, car on pensait que le mort n’aurait ainsi aucun repos). Antigone, qui paiera de sa vie sa désobéissance, oppose à la loi du roi, celle des dieux et celle des hommes : l’amour qu’elle portait à son frère ne peut pas être interdit par une décision humaine.

Le positivisme juridique est la conception selon laquelle seul le droit positif existe véritablement ; ce qui est appelé « droit naturel » n’est qu’une illusion, une fiction de philosophe.

Ne confondez pas « droit naturel » avec « droit de la nature » – si tant est que cette dernière expression ait un sens. « Naturel » veut dire ici universel et nécessaire. L’adjectif renvoie à tous les êtres humains, sans tenir compte de leurs origines et de leurs conditions.

Les droits de l’homme peuvent être considérés comme une application de l’idée de droit naturel (c’est pourquoi le positivisme juridique est très critique à leur égard).

Surplombant les différents droits nationaux, les droits de l’homme sont ceux auxquels n’importe quel être humain, sans considération d’origine, de situation sociale, d’âge ou de sexe, peut prétendre.

Les droits de l’homme ont été la cible de plusieurs critiques :

Ils sont abstraits, ils n’ont donc aucun contenu (critique du positivisme juridique).

Ils sont le masque hypocrite de la classe dominante (critique marxiste, qui voit en eux l’expression des intérêts de la bourgeoisie : ainsi la propriété privée est-elle considérée comme un « droit naturel » alors qu’elle fait l’injustice de l’ordre social).

Ils sont le masque hypocrite de la culture occidentale (cette critique a été faite par nombre de représentants de pays d’Afrique et d’Asie, les musulmans en particulier).

Pourtant, et quel que soit le bien-fondé de ces critiques, les droits de l’homme semblent aujourd’hui indispensables à l’émergence et au maintien d’une conscience universelle de plus en plus sensible à la violation des droits. De fait, aujourd’hui, plus aucun État n’oserait les transgresser publiquement.

Les animaux ont-ils des droits ?

Les dévastations provoquées par l’occupation et par l’exploitation humaines de la Terre ont conduit certains partisans de l’écologie dite « profonde » (deep ecology) à parler de spécisme à propos de l’homme, et qui serait l’équivalent d’un racisme à l’égard des autres vivants.

Dans cet ordre d’idées, certains sont allés jusqu’à parler de droits pour les animaux afin non seulement de prendre en compte leur sensibilité, donc leur souffrance, mais aussi de placer un verrou juridique et moral susceptible de mettre fin à des extinctions prévues, sinon programmées.

Presque plus personne aujourd’hui n’oserait affirmer que l’homme a tous les droits à l’égard de son environnement. La plupart, en revanche, restent réticents envers l’idée de droits des animaux (ou de droit de la nature en général) et préfèrent parler des devoirs de l’homme.

Justice et charité

Dans la pensée chrétienne, la justice est (avec la tempérance, la force et la sagesse) l’une des quatre vertus cardinales, tandis que la charité est, avec la foi et l’espérance, l’une des trois vertus théologales. La charité était donc comprise comme supérieure à la justice :

La justice est froide, elle procède du calcul (d’où l’image de la balance) ; la charité, elle, est « chaude », elle procède de l’amour de l’autre.

La justice ne fait qu’accorder à l’autre ce qui est à lui ; la charité va plus loin en conduisant à donner ce qui est à soi.

Des voix contraires à cette exaltation de la charité font valoir que plus la charité est forte, plus la justice est faible :

La charité entretient l’injustice en soulageant (un peu) le malheur au lieu de s’attaquer à ses causes.

La charité est aveugle, comme tous les sentiments et comme toutes les émotions, elle est irrationnelle (ainsi des reportages et des émissions de télévision susciteront la compassion du public, apporteront des dons en quantité, alors qu’aucune réflexion sur la hiérarchie des problèmes n’aura été conduite).

La charité est destinée à donner bonne conscience à celui qui l’exerce. Finalement, elle se contente des misères du monde (ainsi l’humanitaire, qui est une sorte de charité laïque, ne s’intéresse pas réellement au contexte politique des populations qu’elle prétend aider).

La dialectique du droit et de la violence

Pourvoyeuse de mort mais aussi expression de la vie, négation du droit établi mais également source du droit qui se fait, la violence est au cœur de nombre de contradictions. Nous la déplorons mais nous sommes fascinés par elle, elle exprime la barbarie mais elle s’avère parfois nécessaire pour défendre ce à quoi nous croyons.

La violence se définit à la fois par rapport à la force et contre elle. Elle entretient avec la force des rapports contradictoires : elle peut apparaître à la fois comme le triomphe de la force (la violence serait alors la force exacerbée) et comme le signe le plus évident de son échec ou de son absence : la violence, qu’elle soit individuelle (qu’on songe à celle de l’homme sur la femme ou sur l’enfant) ou collective, impersonnelle (qu’on songe à la guerre, à l’État dictatorial), est souvent la manifestation de la faiblesse, qui est le contraire de la force. C’est un symptôme de faiblesse et non une manifestation de force que de battre plus faible que soi ou que de jeter au hasard une bombe dans la foule. Vue sous cet angle, la violence serait plutôt la caricature de la force, son substitut tragique. C’est la faiblesse plutôt que la force que manifeste la violence terroriste.

Contradictoirement, la violence est expression de la vie et moyen de la mort. Il semble en effet que la mort soit inscrite en elle, plus précisément la mort humaine. Car cette notion est, à l’évidence, anthropocentrique. Est violent tout ce qui, potentiellement, anéantit la vie humaine. C’est pourquoi l’explosion d’une étoile ou d’un volcan nous apparaît comme violente, c’est pourquoi nous parlons d’un « violent coup de vent » ou d’un « violent coup de soleil », que l’avalanche est « violente » mais pas la montagne ! Dans un sens analogue, nous parlerons d’une musique violente (le gangsta rap) ou d’une peinture violente (Pollock, Bacon), mais pas d’une architecture violente. La violence est un mouvement effréné qui emporte la vie avec lui.

Car si la violence conduit à la mort, elle exprime aussi la vie. Rien de moins violent, en effet, qu’un cimetière. Schopenhauer avait remarqué que nous naissons dans un cri et mourons dans un râle. La naissance est un événement violent aussi bien pour la mère que pour l’enfant, et quelque civilisée qu’elle ait été, la sexualité humaine ne peut effacer toute dimension de violence, où s’alimentent d’ailleurs l’étourdissement et la jouissance. Et c’est sans doute parce qu’elle représente aussi l’excitation de la vie – parfois même jusqu’au risque de la mort – que la violence, par-delà la répulsion qu’elle provoque, nous fascine tant.

Le droit interdit la violence, la violence est illégale. Inversement, la violence est une violation du droit. Dans toutes les sociétés, le crime est perçu comme une véritable destruction.

Rappelons qu’il y a dialectique là où une relation d’opposition (comme ici avec le droit et la violence) peut aussi être une relation d’inclusion réciproque.

De fait le droit implique la violence. D’une part, il possède une violence propre (tel est le sens du glaive brandi par l’allégorie de la justice ; voir supra).

Le sociologue allemand Max Weber disait de l’État qu’il est le pouvoir qui possède le monopole de la violence légitime. Ce n’est pas tellement la violence en tant que telle que l’État interdit par ses lois que la violence qu’il ne contrôle pas (celle de la société civile), ainsi que celle qu’il ne produit pas lui-même par sa police et son armée (tout État, à l’exception des très rares qui se déclarent neutres, se donne le droit de faire la guerre, qui est une forme extrême de violence).

D’autre part, le droit implique de fait sa transgression comme possible, et même comme nécessaire. Un dicton latin disait : « Pas de crime, pas de châtiment sans loi. » D’où il s’ensuit que là où il n’y a pas de loi pour l’interdire, il n’y a pas d’acte qui puisse être qualifié de crime. Ainsi, l’avortement et l’infanticide (le meurtre d’un enfant) n’étaient pas des crimes dans l’Antiquité, c’est la loi d’inspiration chrétienne qui a fait de ces actes des crimes (l’avortement a été dépénalisé depuis, mais pas l’infanticide).

Il n’est donc pas excessif d’affirmer que c’est la loi qui fait le crime. Ainsi comprend-on le paradoxe du sociologue Durkheim selon lequel le crime est normal : dès lors que toutes les sociétés délimitent le permis et le défendu, l’autorisé et le prohibé, elles peuvent, selon les conventions du moment, élargir ou amoindrir le domaine des transgressions.

Normal ne signifie pas seulement juste, légitime ou conforme à une moyenne statistique. Le crime est normal non pas, évidemment, au sens où il est juste d’accomplir des crimes, mais au sens où il est impossible de trouver des sociétés sans criminalité.

Si le droit et la violence s’impliquent mutuellement (condition de la dialectique entre les deux), ce n’est pas seulement parce qu’il y a de la violence dans et par le droit, mais aussi parce qu’il y a du droit dans et par la violence.

La violence est créatrice de droit : telle est l’histoire des révolutions réussies. La violence peut être également comprise (dans une certaine mesure) dans le droit : tel est le cas du droit de la guerre.

On distingue deux parties dans le droit de la guerre :

Le jus ad bellum (droit de faire la guerre) : à quelles conditions le recours à la guerre est-il juste ? L’idée de légitime défense est la plus souvent invoquée.

Le jus in bello (droit dans la guerre) : à quelles conditions l’action de guerre est-elle admissible ? Tout un ensemble de règles a tenté de canaliser le déchaînement de la barbarie : le respect des populations civiles et des personnes de guerre, en particulier, fait partie de ce jus in bello.

Ainsi la violence et le droit ne sont-ils pas aussi contraires qu’on l’a dit. C’est en quoi ils forment une véritable dialectique.

Textes canoniques

Pour donner un fondement rationnel aux lois (en écartant à la fois Dieu créateur et la force aveugle), Montesquieu est conduit à penser ensemble la loi de nature (rapport entre les choses) et la loi civile (le rapport entre les hommes – appelés ici « êtres particuliers intelligents »).


Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois (…). Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites ; mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites (…). Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux.

Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit, comme, par exemple, que, supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois (…).

Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l’erreur ; et, d’un autre côté, il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes.

Montesquieu, De l’esprit des lois I, 1.


***

Le traité Des délits et des peines de l’Italien Cesare Beccaria est l’un des plus importants textes du siècle des Lumières. Il annonce à bien des égards la conception contemporaine du droit et de la justice, en particulier dans la façon dont le châtiment est pensé.


Ce n’est pas la rigueur du supplice qui prévient le plus sûrement les crimes, c’est la certitude du châtiment, c’est le zèle vigilant du magistrat (…). La perspective d’un châtiment modéré, mais inévitable, fera toujours une impression plus forte que la crainte vague d’un supplice terrible, auprès duquel se présente quelque espoir d’impunité.

L’homme tremble à l’idée des maux les plus légers, lorsqu’il voit l’impossibilité de s’y soustraire ; au lieu que l’espérance, cette douce fille du ciel, qui souvent nous tient lieu de tous les biens, éloigne sans cesse l’idée des tourments les plus cruels, pour peu qu’elle soit soutenue par l’exemple de l’impunité, que la faiblesse ou l’amour de l’or n’accorde que trop souvent.

Quelquefois on s’abstient de punir un délit peu important, lorsque l’offensé le pardonne. C’est un acte de bienfaisance, mais un acte contraire au bien public. Un particulier peut bien ne pas exiger la réparation du tort qu’on lui a fait ; mais le pardon qu’il accorde ne peut détruire la nécessité de l’exemple.

Le droit de punir n’appartient à aucun citoyen en particulier ; il appartient aux lois, qui sont l’organe de la volonté de tous.

C. Beccaria, Des délits et des peines, Flammarion, 1979, p. 105.


Fiche révision

L’idée de justice est universelle, mais elle est tantôt rapportée à l’ordre hiérarchique (donc à l’inégalité), tantôt à l’égalité. Les sociétés démocratiques modernes ont privilégié la seconde conception.

Bien distinguer la justice comme idée ou idéal (exemple : la conception de la justice chez tel ou tel philosophe) et la justice comme institution (on parle d’une décision de justice, d’un homme de justice, d’un palais de justice). Est légitime ce qui est conforme à la justice idéale, légal ce qui est conforme à la justice réelle. Ce qui est légitime n’est pas nécessairement légal (exemple : un acte de résistance dans un pays occupé), inversement, ce qui est légal n’est pas nécessairement légitime (exemple : la législation raciste de l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid). Selon le positivisme juridique, la seule loi réelle est celle qui est inscrite dans les codes. À l’inverse, les philosophes du droit naturel (rien à voir avec un droit de la nature) considéraient qu’au-dessus de la loi effective il existe une loi idéale, à laquelle toutes les sociétés humaines doivent tendre.

Le droit désigne l’ensemble des lois qui organisent la vie collective des hommes au sein d’une société (exemple : le droit romain). Un droit renvoie à une liberté dont bénéficie un individu (exemple : le droit de vote).

On distingue les droits de, qui sont les droits fondamentaux, universels, comme le droit de libre expression ou de propriété, et les droits à, plus concrets et touchant de plus près la vie réelle des hommes (exemples : droit à la santé, droit au bonheur…). Les premiers sont appelés droits-libertés, les seconds, droits-créances.

Dialectique du droit et de la violence : d’un côté, le droit et la violence s’opposent, mais d’un autre côté, ils s’impliquent.

Quelques auteurs et textes phares à consulter

Platon, La République.

Lire le livre II sur le droit et la force.

Aristote, Éthique à Nicomaque.

Lire, en particulier, le livre V sur la distinction entre la justice commutative et la justice distributive.

D. Hume, Traité de la nature humaine.

Lire le livre III. La justice est une convention humaine qui trouve son origine dans l’égoïsme.

B. Pascal, Pensées 298 et 299, édition Brunschvicg.

Sur les rapports entre le droit et la force.

J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne.

Sur les rapports entre la liberté et la loi. La liberté, en société, est l’obéissance à la loi qui émane de la volonté générale. La justice est l’art de faire coexister les libertés.

C. Beccaria, Des délits et des peines, Flammarion, 1979.

Un ouvrage court et facile d’accès. Les principes de la justice par l’un des tout premiers adversaires de la peine de mort.