Dans ce chapitre :
Le cheval fou de l’âme
Les deux aspects de la force
L’autre versant de l’être humain
Il est plus facile de définir le désir par rapport à ses opposés que de dire en quoi il consiste. De Platon à Freud, on a confronté le désir :
à la raison ;
au besoin ;
à la volonté.
Raison et désir
Dans Phèdre, Platon compare l’âme à un attelage comprenant un cocher (noûs, la raison) et deux chevaux : l’un est blanc et obéissant, il symbolise le courage (thumos), l’autre est noir et rétif, il représente le désir (épithumia). Après Platon, nombre de philosophes (les stoïciens) et de courants de pensée (le christianisme) ont vu dans le désir une puissance obscure et aveugle qu’il convenait de maîtriser. Le bouddhisme en Inde va même jusqu’à voir dans le désir la source de tout mal (ou malheur), et dans son extinction (nirvana) la délivrance de l’être humain.
La raison est ordonnée alors que le désir est chaotique, elle est clairvoyante alors qu’il est aveugle, elle est libre alors qu’il est esclave, elle est bonne alors qu’il est mauvais.
Besoin et désir
Le désir a souvent été opposé au besoin : le besoin est physique, le désir psychique (ou social), le besoin est naturel, le désir culturel, le besoin est fini, le désir infini, le besoin est réel, le désir imaginaire, le besoin est de l’ordre du possible, le désir celui de l’impossible, le besoin est nécessaire, le désir est contingent.
Dans cette confrontation, le désir apparaît comme un luxe, alors que le besoin, parce qu’inscrit, du moins à l’origine, dans le corps et la « nature », est lié à la nécessité : on meurt de ne pas manger ou boire, on continue de vivre avec des désirs insatisfaits (heureusement, pourrait-on dire, car alors il n’y aurait plus un seul être humain sur terre).
L’infini en nous
Le désir ne connaît pas les limites du besoin. Le besoin dit « assez ! » lorsque la satisfaction y met provisoirement fin, tandis que le désir crie « encore ! ». Quel amoureux peut s’estimer comblé dans son désir d’amoureux ? Quel conquérant peut s’estimer assez puissant, quel entrepreneur peut s’estimer assez riche pour pouvoir dire « c’est assez ! ». Don Juan peut toujours ajouter une femme à la liste de ses conquêtes, Napoléon serait allé jusqu’en Chine s’il avait pu annexer la Russie, et il est toujours possible d’ajouter un milliard de dollars à la plus grande fortune du monde.
Volonté et désir
Le désir a été aussi opposé à la volonté : la volonté est rationnelle, le désir irrationnel, la volonté est réaliste, le désir irréaliste, la volonté est consciente, le désir inconscient, la volonté est finie, le désir infini.
Quelle différence y a-t-il entre un prisonnier qui veut sortir de prison et celui qui se contente d’en rêver ?
Le premier fait tout pour y parvenir, son comportement, ses actes sont orientés vers cet objectif. Le second trouve dans son imagination une compensation à la froide réalité : il rêve seulement d’être libre.
La seule limite du désir est la mort. Foncièrement le désir est désir d’infini (d’où le plus grand de tous, peut-être, le désir d’immortalité). Freud a découvert dans le psychisme la dualité irréductible du conscient et de l’inconscient : il arrive souvent qu’un désir inconscient entre en conflit avec une volonté consciente. Un malade peut vouloir guérir et désirer rester malade, un jeune homme peut vouloir se marier et désirer rester célibataire, un sportif peut vouloir gagner et désirer perdre, un étudiant peut vouloir réussir et désirer échouer.
Il est rare en effet que ce que nous voulons, nous le voulions totalement. Une part de nous-même ne le désire pas. La maladie, le célibat, la défaite et l’échec peuvent offrir des avantages (réels ou supposés) suffisamment importants pour que le désir (non formulé parce qu’inconscient, refoulé) l’emporte sur la volonté. Rester malade, c’est, malgré la peine, ne pas travailler, rester célibataire, c’est, malgré la solitude, demeurer libre, perdre, c’est peut-être pour un sportif marquer inconsciemment son admiration pour le vainqueur, échouer pour un étudiant, c’est repousser d’une année le moment de prendre des décisions importantes, etc.
Pour Freud, un désir est l’expression d’une pulsion (libido ou pulsion sexuelle, agressivité ou pulsion de mort). Il est inconscient de par son origine et sa nature mais conscient dans ses manifestations (quand on désire quelque chose, on le sait).
Le destin du désir
Un désir peut être :
satisfait, lorsque l’objet du désir est atteint ;
refoulé, lorsque l’objet du désir n’est pas atteint et que le désir « retourne à l’envoyeur » (l’inconscient) ;
sublimé, lorsque l’objet du désir n’est pas atteint mais que le désir trouve satisfaction indirecte, symbolique, dans un monde plus idéal (l’art, la religion, l’action, le travail d’une manière générale) que celui d’où la pulsion vient. Ainsi, la charité chrétienne peut être analysée comme sublimation du désir sexuel, le sport est une sublimation de l’agressivité, etc.
Le désir est-il bon ? Est-il néfaste ?
À l’opposé de Platon, du bouddhisme et du christianisme qui jugeaient mauvais le désir comme incompatible avec la vérité et la liberté, des philosophes comme Spinoza et Nietzsche ont, à l’inverse, reconnu dans le désir une force positive, une expression de la puissance bonne par elle-même.
Sous le terme de concupiscence, le christianisme condamna le désir. Le péché originel fut finalement induit par le désir (certains commentateurs ont même vu dans le « fruit » ou la « pomme » croquée par Adam et Ève le symbole du plaisir sexuel).
Dans L’Éthique (troisième partie, proposition VI), Spinoza note que chaque chose dans la mesure où cela dépend d’elle, « s’efforce de préserver dans son être ». Cet effort est désigné par le mot latin « conatus ». L’appétit (« le désir est l’appétit avec conscience de lui-même ») est, dit Spinoza, l’essence même de l’homme. Ce qui signifie :
que ce n’est pas la raison, la pensée, qui constitue cette essence, ainsi que la plupart des philosophes, depuis Aristote, le croyaient ;
qu’il serait aberrant de vouloir ôter de l’existant humain ce qui constitue sa nature même.
L’équivoque des passions
Il est peu de réalités touchant l’existence humaine qui aient suscité une controverse aussi marquée que la passion. L’étymologie la condamne : « pâtir », le contraire d’agir, c’est « subir », « passion » est presque le même mot que « passif ». S’ajoute une idée de souffrance : la passion du Christ, c’est le récit de ses épreuves, de ses douleurs et de sa mort.
Descartes appelait passion tout ce qui résultait de l’emprise du corps sur l’âme : le propre d’une passion est de n’être pas volontaire. Dans la mesure où l’homme, dans sa part la plus haute, est raison et liberté, la passion sera vue comme mauvaise car irrationnelle et contraignante. Mais dans la mesure où l’homme sera considéré comme puissance d’invention, la passion sera valorisée, car à l’intensité de l’émotion elle joint la durée et la profondeur du sentiment. Une émotion, en effet, est intense mais brève, un sentiment peut être durable mais il se dilue. La passion semble unir les deux forces, intensive et extensive.
Les rationalistes ont condamné la passion pour trois raisons, les romantiques l’ont exaltée pour trois raisons inverses.
La passion est-elle mauvaise ou bonne ?
Du point de vue rationaliste, la passion est irrationnelle, donc mauvaise ; du point de vue romantique, la passion est bonne puisqu’elle se déploie au-delà des limites étroites de la raison. Du point de vue rationaliste, la passion est une servitude ; du point de vue romantique, la passion est une suprême liberté car elle exalte l’homme (« Rien de grand dans le monde ne s’est fait sans passion », disait Hegel).
Du point de vue rationaliste, la passion est la voie de la mort ; du point de vue romantique, la passion est la vie portée à incandescence. Synthèse possible : de quelle passion parlons-nous ? Une passion peut être destructrice (Hitler était un passionné) ou constructrice (Mozart était aussi un passionné), misérable (il y a des passionnés de pornographie) ou noble (il y a des passionnés d’art).
Textes canoniques
Schopenhauer fut le premier philosophe européen à s’intéresser vraiment aux pensées de l’Inde. Sur la nature et le sens du désir, sa conception rejoint celle du bouddhisme : en amont dans la privation comme en aval dans la satisfaction éphémère, le désir est malheureux.
La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif : en elle, rien de positif (…). Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi. Donc la satisfaction, le contentement ne sauraient être qu’une délivrance à l’égard d’une douleur, d’un besoin : sous ce nom, il ne faut pas entendre en effet seulement la souffrance effective, visible, mais toute espèce de désir qui, par son importunité, trouble un repos, et même cet ennui qui tue, qui nous fait de l’existence un fardeau. Or, c’est une entreprise difficile d’obtenir, de conquérir un bien quelconque : pas d’objet qui ne soit séparé de nous par des difficultés, des travaux sans fin ; sur la route, à chaque pas, surgissent des obstacles. Et la conquête une fois faite, l’objet atteint, qu’a-t-on gagné ? Rien assurément, que de s’être délivré de quelque souffrance, de quelque désir, d’être revenu à l’état où l’on se trouvait avant l’apparition de ce désir.
A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, IV, 58, trad. A. Burdeau, PUF, 1966, p. 403-404.
Dans les Manuscrits de 1844, Marx fait la critique radicale du régime économique actuel. Derrière le mot « besoin », il est facile de voir le désir. Celui-ci peut être une chaîne de dépendance, pas seulement de soi à son propre corps, comme Platon et les auteurs chrétiens l’ont dénoncé, mais de soi à l’autre.
Dans le régime de la propriété privée, chaque homme cherche à susciter chez l’autre un nouveau besoin afin de le pousser à un nouveau sacrifice, de le précipiter dans une nouvelle dépendance, de le séduire par un nouveau genre de jouissance et par là de le ruiner économiquement. Chacun s’efforce de soumettre l’autre à une puissance étrangère pour satisfaire son propre besoin égoïste. L’accroissement de la quantité des objets s’accompagne donc d’un empire croissant des puissances étrangères qui subjuguent l’homme ; chaque nouveau produit est en puissance un moyen de tromperie et de spoliation réciproques. L’homme s’appauvrit continuellement en tant qu’homme ; il a de plus en plus besoin d’argent s’il veut vaincre la puissance hostile, et le pouvoir de son argent diminue au fur et à mesure de l’accroissement de la production, c’est-à-dire que ses besoins augmentent avec le pouvoir de l’argent.
Le besoin d’argent est ainsi le vrai besoin produit par le système économique moderne, voire le seul qu’il produise.
K. Marx, Manuscrits de 1844, trad. modifiée, Œuvres Économie II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 91.
Fiche révision
Le désir est une force que la philosophie depuis Platon oppose à la raison. Le désir n’est pas forcément sexuel : il existe le désir de richesse, le désir de domination, etc.
À la différence du besoin, physique et limité, le désir comprend une dimension psychique déterminante et n’est jamais pleinement satisfait.
La philosophie classique oppose la volonté, rationnelle et réaliste, au désir, irrationnel et irréaliste.
Le désir a été souvent condamné au nom des exigences les plus hautes de l’âme (connaissance, contemplation, prière…), mais il a été aussi exalté pour sa force d’ouverture et de création.
La passion a été condamnée par le rationalisme au nom de la lucidité et de la maîtrise de soi, et exaltée par le romantisme comme une force qui arrache l’être humain à sa médiocrité.
Quelques auteurs et textes phares à consulter
Platon, La République.
Lire le livre IV : le désir comme fonction de l’âme qui entre en conflit avec la raison.
B. Spinoza, L’Éthique.
Lire dans la troisième partie, les propositions 6, 7, et 8 : ce n’est pas la raison mais le désir qui constitue l’essence de l’homme.