Dans ce chapitre :
Autre que moi, autre comme moi
Amis ou ennemis ?
Drôle de mot !
« Autrui » partage avec Dieu cet incroyable privilège de n’avoir pas d’article et, à la différence de Dieu, il n’est pas un nom propre. Personne ne s’appelle Autrui et l’autrui n’existe pas. À la différence de Dieu, « autrui » n’est pas « quelqu’un » en particulier ; on ne dira pas : « À propos, je viens de rencontrer autrui dans la rue. »
Qui est donc autrui ? N’importe quel autre, n’importe quels autres pour moi – tous les autres même, moi-même faisant évidemment partie d’autrui pour les autres. « Autrui » est un concept plus qu’un être : il est le concept de l’autre en tant qu’autre. Bigre !
Ego, c’est « moi » en latin ; pour l’autre on dit : « alter ego », l’autre moi. L’autre que moi, en effet, l’autre qui n’est pas moi, est un autre moi.
Bon mot de café
On connaît ce dialogue banal entre un client et le garçon de café :
« Un autre, s’il vous plaît !
- Le même ?
- Oui, un autre ! »
« Un autre », en français, peut curieusement désigner aussi bien quelque chose de différent (exemple : « et maintenant un autre candidat ! ») et quelque chose d’identique (exemple : « une autre chance »).
Identité et différence
Autrui est comme moi, mais « comme » peut renvoyer à l’identité et à la différence, à la ressemblance et à la dissemblance, car si autrui est comme moi, il est à la fois un autre moi, et autre que moi.
Ne pas confondre identité et ressemblance. Deux choses (ou êtres) identiques ne présentent entre elles aucune différence. Selon le principe des indiscernables de Leibniz, deux choses réelles sont toujours différentes l’une de l’autre : deux feuilles d’arbre, deux grains de sable, deux gouttes d’eau auront toujours entre eux des petites différences imperceptibles. En revanche, on peut bien dire que deux cercles qui ont le même rayon ou que deux carrés qui ont le même côté sont identiques, seulement, justement, les cercles et les carrés n’existent pas dans le monde sensible, concret.
Deux choses ou êtres peuvent se ressembler fortement et n’être pas identiques – et tel est en particulier le cas des vrais jumeaux. Même deux clones présentent entre eux des différences, ne serait-ce qu’à cause de leur différence d’âge.
Le terme « identité » est équivoque car il désigne aussi bien une réalité (l’identité d’un individu, celle qui est inscrite par exemple sur sa « carte d’identité ») qu’une relation (l’identité mathématique a = b).
L’amour ou la haine ?
Empédocle, un philosophe présocratique (vivant avant Socrate), voyait la nature tout entière partagée entre deux forces cosmiques : l’Amitié (Philia, en grec), qui unit les éléments, les corps et les êtres les uns aux autres, et la Haine, qui les sépare. Ainsi l’Amitié unit-elle la terre et l’eau mais la Haine sépare l’eau et le feu. Pour Empédocle, les relations entre les hommes sont l’expression de cet ordre cosmique qui voit tantôt l’union, tantôt la séparation l’emporter.
Il y a des philosophes, qu’on dira optimistes, qui pensent que les forces d’union l’emportent chez les hommes : ce sont ces forces qui s’expriment dans la sympathie (étymologiquement : « le fait d’éprouver avec »), l’amitié, l’amour et qui contribuent à forger les couples, les familles et les sociétés.
D’autres philosophes, en revanche, qu’on pourrait appeler pessimistes, pensent, comme Plaute, que « l’homme est un loup pour l’homme », une citation célèbre reprise plus tard par Hobbes.
Sympathie et empathie
La théorie de l’esprit est la capacité qu’a l’être humain de se représenter les pensées d’autrui. À partir d’un certain âge, l’enfant, au lieu de vivre emmuré dans ses seules impressions, est capable de deviner les intentions et les sentiments de sa mère, de savoir ce qui lui fera plaisir ou lui donnera de la peine. Généralement, les animaux n’accèdent pas à ce stade. L’autisme, qui est une grave maladie psychique et comportementale, se caractérise par une absence totale de théorie de l’esprit : l’enfant autiste n’établit aucune communication avec sa mère, ni par le regard ni par le sourire. Imaginons ce que peut avoir d’atroce une telle situation : un enfant qui ne regarde jamais autrui dans les yeux.
La sympathie naît de cette capacité proprement humaine qu’a l’individu d’éprouver les mêmes choses qu’autrui. Ainsi la pitié peut-elle être considérée comme une forme de sympathie : je suis capable de me représenter la souffrance de l’autre parce que je sais que je pourrais souffrir comme lui.
L’empathie est le fait d’éprouver ce que l’autre éprouve, comme s’il faisait partie de nous-même, comme s’il était une partie de notre moi. Certaines mères, par exemple, ressentent une douleur au genou si elles voient leur enfant tomber et se blesser au genou.
Ces mécanismes psychologiques contredisent le solipsisme – qui est la conception, défendue par certains philosophes, selon laquelle le sujet enfermé dans le monde de ses représentations propres ne peut en sortir d’aucune façon, sinon par les conventions du langage. L’argument majeur des partisans de cette thèse est que, à proprement parler, nous ne pouvons jamais réellement nous mettre à la place de l’autre.
Curieuse expression, d’ailleurs, on y voit un signe de sympathie, alors qu’au sens propre, si je me mets à la place d’autrui, c’est que je la lui prends !
Identification et projection
La psychanalyse, en un sens, a confirmé la thèse solipsiste en établissant que notre relation psychique à autrui ne peut être autre chose qu’imaginaire, et même fantasmatique. Ainsi, l’amour reposerait sur une illusion complète : je crois aimer quelqu’un, alors qu’en fait je n’aime qu’une image dont ce « quelqu’un » est le support, pour ainsi dire le prétexte.
De cette manière, inconsciemment nous tombons amoureux des personnes qui nous rappellent le plus ou le mieux celles qui ont été l’occasion de nos premiers désirs et de nos premiers plaisirs (voir le texte de Descartes p. 56).
L’identification est le processus psychique par lequel un individu rapporte à lui-même la personnalité d’autrui, ou un trait de son caractère. La formation d’un enfant ne va pas sans identification à des modèles qui peuvent être réels (les parents jouent la plupart du temps ce rôle) ou imaginaires (exemple : les stars de cinéma confondues avec leurs personnages).
La projection est le processus psychique par lequel un individu attribue à autrui ce qui, en réalité, vient de lui. Au lieu de voir l’autre tel qu’il est, on le voit tel que nous sommes.
L’idéalisation amoureuse est liée à un mécanisme de projection : les qualités supposées chez l’autre, et qui n’existent pas, incarnent des idéaux qui nous appartiennent. Des défauts et des vices sont couramment projetés sur autrui : ainsi le jaloux imagine-t-il que l’autre le trompe alors que c’est lui qui désire le tromper. Autre exemple de projection : le raciste suppose chez celui qu’il déteste une agressivité qui en fait vient en lui (les nazis attribuaient aux Juifs la responsabilité de la guerre mondiale qu’ils avaient déclenchée – ce n’était pas chez eux un simple mensonge de propagande, ils croyaient réellement que les Juifs leur faisaient la guerre comme le jaloux croit réellement que l’autre le trompe).
« On ne se pose qu’en s’opposant »
Cette citation de Hegel est illustrée dans un célèbre passage de La Phénoménologie de l’Esprit connu sous le nom de « dialectique du maître et de l’esclave ».
Le maître a besoin d’être reconnu comme maître par l’esclave alors même qu’il le considère comme un simple instrument. D’un côté, le maître traite l’esclave comme une chose ; de l’autre, il le reconnaît comme son égal, puisqu’il lui suppose une pensée, une conscience d’homme.
L’esclave, lui, n’a pas besoin d’être reconnu comme esclave, puisqu’il l’est en fait. En revanche, s’il veut être reconnu comme conscience libre, il doit s’opposer au maître en se révoltant. Cette révolte est aidée par la prise de conscience que, dans une large mesure, le maître dépend de lui, l’esclave, et donc qu’il est, en une certaine façon… esclave ! Ainsi les révoltes et les révolutions éclatent-elles lorsque les plus faibles prennent conscience de la faiblesse de la force qui les écrase.
Être libre face à autrui, c’est lui dire « non » ! Le premier « non » du petit enfant est son premier acte de liberté. On ne se pose qu’en s’opposant.
Les sens différents du regard
Avant les mots et le contact physique, c’est le regard qui est le premier signe de communication entre moi et autrui.
Le regard est lourd de sens divers et contradictoires : de la bienveillance à la haine en passant par l’amour et le mépris, il contient tous les affects (sentiments, passions, émotions).
Il y a des philosophes comme Sartre qui insistent sur le pouvoir de « chosification » du regard : regarder l’autre, c’est comme le pétrifier – de là le sentiment particulier de honte que nous éprouvons lorsque nous sentons, en certaines situations, un regard pesant ou désapprobateur se poser sur nous.
« L’enfer, c’est les autres ! » est l’une des citations les plus connues de la philosophie et elle est presque toujours mal comprise.
Dans sa pièce de théâtre Huis clos, Sartre imagine trois personnages déjà morts se retrouvant dans une chambre d’hôtel en guise d’enfer. Athée, Sartre ne croit pas à l’au-delà. Ce qu’il veut dire, c’est que le mort n’a plus le pouvoir de changer le sens de son existence passée, il n’a plus cette liberté infinie dont il jouissait durant la vie. Dès lors, il est en proie aux autres, à leurs paroles, à leurs souvenirs, auxquels il ne peut rien changer.
« Être mort, c’est être en proie aux vivants », « on rentre dans un mort comme dans un moulin », dit encore Sartre. « L’enfer, c’est les autres », cela ne signifie pas que les autres sont « infernaux » mais qu’ils sont les seuls maîtres du sens d’une vie passée, le seul au-delà d’une existence révolue. Quand nous serons morts, nous ne vivrons plus que dans la mémoire des autres.
Emmanuel Levinas s’oppose explicitement au pessimisme dur de Hegel et de Sartre en voyant en autrui un visage qui me commande.
Les animaux ont une tête, une face, une gueule, mais pas de visage. Quand on veut nier l’autre dans son humanité, on lui dit « ta gueule ! », et on le traite de « tête de chien » ou de « face de rat » – on lui ôte le visage. Le visage a quelque chose d’infini. La première chose qu’il commande, c’est de ne pas tuer – c’est pourquoi on met un bandeau sur les yeux de ceux que l’on fusille, cet acte est une espèce de mort symbolique.
Le respect
La dignité est la qualité particulière à une personne. Tous les êtres humains, du seul fait qu’ils sont humains, sont pourvus d’une dignité qui est inaliénable, c’est-à-dire qui ne peut être enlevée. Même avant la naissance (avec le fœtus), même après la mort (avec le cadavre), la dignité est présente. On appelle respect la reconnaissance de la dignité.
Ces deux concepts de dignité et de respect, théorisés pour la première fois par Kant, figurent à présent dans tous les textes des droits de l’homme. Il est difficile de respecter autrui en toutes circonstances – tellement les préjugés racistes, nationalistes et égoïstes sont puissants. L’autre est le plus souvent apparu ou bien comme un moyen (de travailler, d’où l’exploitation économique, ou de plaisirs, d’où l’exploitation sexuelle), ou bien comme un concurrent, un rival, un ennemi. Respecter l’autre, c’est le considérer comme une fin en soi (et non comme un moyen) et comme un ami, c’est-à-dire ni comme un concurrent, ni comme un rival, ni comme un ennemi.
Telle est la formule de ce que Kant appelle l’impératif catégorique, et qui est l’expression du respect comme unique devoir moral : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans sa personne que dans la personne d’autrui toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »
Texte canonique
Sartre a toujours nié l’existence de l’inconscient, qu’il remplace par la stratégie de la mauvaise foi, par laquelle la conscience arrive à se tromper, voire à se supprimer, elle-même, jusqu’à se ravaler à l’état de chose.
Voici, par exemple, une femme qui s’est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l’homme qui lui parle nourrit son égard. Elle sait aussi qu’il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n’en veut pas sentir l’urgence (…). C’est qu’elle n’est pas au fait de ce qu’elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu’elle inspire, mais le désir cru et nu l’humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s’adresse tout entier à sa personne, c’est-à-dire à sa liberté plénière et qui soit une reconnaissance de sa liberté. Mais il faut en même temps que ce sentiment soit en entier désir, c’est-à-dire qu’il s’adresse à son corps en tant qu’objet. Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu’il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l’admiration, l’estime, le respect et où il s’aborde tout entier dans les formes plus élevées qu’il produit au point de n’y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité.
J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 91.
Fiche révision
« Autrui » sert à désigner les autres en général ainsi que les relations que je peux avoir avec eux.
Ne pas confondre identité et ressemblance. Selon le principe des indiscernables de Leibniz, il n’y a rien de strictement identique dans la réalité. Tous les hommes sont semblables, mais aucun n’est identique à un autre : tous sont différents. Mais la différence n’est pas nécessairement l’inégalité.
Sur la question des relations avec autrui, deux conceptions s’opposent depuis longtemps : une conception optimiste selon laquelle la sympathie et l’amour sont des modes spontanés de relations entre moi et l’autre, et une conception pessimiste selon laquelle la rivalité, la concurrence et le conflit sont premiers.
On appelle dignité la qualité morale de la personne humaine qui implique le respect.
L’impératif moral est appelé catégorique par Kant parce qu’il n’est soumis à aucune condition de circonstance. Le respect d’autrui est un devoir absolu.
Quelques auteurs et textes phares à consulter
Aristote, Éthique à Nicomaque.
Lire les livres VIII et IX sur l’amitié, à laquelle Aristote donne une dimension sociale et politique.
J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, troisième partie, chapitres 1 et 3. Belles analyses concrètes sur le regard, le désir, l’indifférence.