Chapitre 18
Le vivant
Ce chapitre est réservé aux élèves des séries S et L. Les élèves les moins curieux
de ES et des filières technologiques en sont donc dispensés…
Dans ce chapitre :
Qu’est-ce qui vit, qu’est-ce qui ne vit pas ?
L’être vivant n’est-il qu’une machine un peu compliquée ?
Les menaces sur la vie
Au début des années 1960, un artiste exposa l’œuvre suivante : une scie à métaux entourée d’un bandage. Le titre était : « La scie malade ».
Une machine tombe en panne, elle ne tombe pas malade. Un outil est cassé, il ne tombe pas malade non plus. Sauf pour les artistes !
Pourtant, aujourd’hui, les organes défectueux du corps sont de plus en plus remplacés comme des pièces d’automobile, et on parle de « manipulations génétiques ». Qu’est-ce qui distingue un être vivant d’un objet inerte ?
La difficile détermination des critères
Les Grecs voyaient des dieux dans les étoiles qui brillent la nuit, donc des formes de vie, et la plupart des peuples que nous appelons « primitifs » considéraient les rochers comme des êtres vivants. Une philosophie comme le stoïcisme définissait l’univers tout entier comme un « grand vivant », ou encore comme un « gros animal » – dont nous, les hommes, serions quelques membres.
Nous autres modernes distinguons spontanément ce qui vit (les hommes, les animaux et les plantes) et ce qui ne vit pas (les pierres, les choses, etc.). Mais cette distinction est récente.
Le vivant peut se définir par opposition :
à l’inerte, qui ne vit pas, qui n’a jamais été vivant (exemple : la pierre) ;
au mort, qui ne vit plus, mais qui a connu une durée de vie (comme le cadavre qui était un corps vivant).
Les mythologies anciennes avaient tendance à voir de la vie partout.
On appelle animisme la conception selon laquelle tous les êtres et toutes les choses de la nature sont pourvus d’une âme. L’âme est le nom donné au principe de vie, dont la pensée peut être considérée (c’est le cas chez Platon) comme une manifestation.
Quels peuvent être les critères de vie ?
Le mouvement : un être vivant bouge (une pierre restera à la même place éternellement si aucune force ne la met en mouvement).
Le mélange (dialectique) de stabilité et de changement. Un être vivant conserve sa forme globale, mais plus que l’objet inerte, purement matériel, il subit l’épreuve du temps, il vieillit.
La capacité à échanger de la matière et de l’énergie avec le monde environnant (un animal mange et défèque, il respire, transpire, etc.). Un objet matériel, comme un morceau de métal, ne subit que des effets mécaniques (un morceau de fer, par exemple, va rouiller sous l’effet de l’humidité). L’organisme vivant possède un milieu intérieur et un métabolisme qui lui permettent de garder une certaine stabilité face à son environnement.
La capacité à se restaurer et à se reproduire. Jamais une scie cassée ne se réparera d’elle-même (dommage !). Le vivant, lui, a ce pouvoir de se reconstituer (une pince de crabe arrachée repousse, une blessure se cicatrise). Par ailleurs, on ne verra jamais une montre se reproduire d’elle-même en se frottant contre une autre montre (encore dommage !), alors que l’être vivant est capable de se reproduire soit par division, soit par fécondation.
Le monde de la vie donne à voir une exubérance étonnante (il existe des millions et des millions d’espèces), il prolifère, et tant qu’il ne rencontre pas d’obstacles, il tend à proliférer indéfiniment. Une pierre sur le chemin restera éternellement célibataire.
Le monde vivant nous offre le spectacle d’une création indéfinie de formes. D’une part, grâce à la reproduction qui n’est jamais une répétition à l’identique mais brode des variations à partir d’un canevas de départ : une plante fille ressemble à la plante mère, elle présente néanmoins des différences avec elle. Chez les animaux et plus encore chez les êtres humains, c’est plus évident encore. La vie possède un pouvoir infini de création.
D’autre part, l’évolution fabrique de la nouveauté dans la longue durée.
La théorie de l’évolution
Charles Darwin, le père de l’évolutionnisme, avait remarqué que les pigeons d’élevage possédaient des caractères particuliers (grosseur, plumage, etc.) qui étaient dus au fait que les éleveurs s’arrangeaient pour croiser entre eux les individus les plus beaux ou les plus performants (sélection artificielle). Il eut l’idée que la nature procédait de la même façon mais sur une échelle de temps beaucoup plus longue et de façon non intentionnelle.
Dans un monde de concurrence, où les ressources sont rares et la population nombreuse, les individus sont en compétition les uns avec les autres (« struggle for life » : la « lutte pour la vie »). Seuls les plus aptes (c’est-à-dire les plus forts, ou les plus discrets ou les plus rusés) survivent – les autres sont éliminés. En survivant, les plus aptes ont toutes les chances de se reproduire. Les plus faibles, rapidement éliminés, n’ont pratiquement aucune chance de transmettre leurs caractères à une descendance. Ainsi, au cours des âges, les espèces ont-elles pu évoluer.
Alors que la matière tend vers le désordre et la destruction (il est inévitable qu’une carcasse de voiture finisse par rouiller et par disparaître au bout d’un certain temps), la vie paraît créer de l’ordre dans le temps.
La mort est-elle le signe de l’échec ou même de l’impossibilité de la vie ? Bien au contraire ! La mort est moins l’inverse de la vie que son envers, comme l’ombre par rapport à la lumière :
D’une part, seul l’être vivant meurt ; une pierre, elle, ne meurt pas (quand on parle de la « mort » d’une étoile, c’est par métaphore, pour dire sa disparition).
D’autre part, la mort de l’individu est le prix payé pour la survie de l’espèce. Les bactéries qui sont les plus simples parmi les êtres vivants ne « meurent » pas : elles se divisent indéfiniment pour se reproduire. Les animaux supérieurs ne se divisent pas pour se reproduire (si vous voulez un enfant, évitez de vous couper en deux !), mais ils associent leurs gamètes (les cellules germinales) à celles d’un partenaire sexuel.
Le vivant n’est-il qu’une machine ?
Il n’y a pas de science sans analyse. L’étude du vivant a commencé par ce qu’il y a de plus immédiatement visible (les organismes avec leurs formes extérieures), pour ensuite pénétrer dans l’intimité des organes et des cellules, pour enfin aboutir aux briques élémentaires, qui sont à la vie ce que les atomes sont à la matière : les gènes.
On appelle réductionnisme le point de vue méthodologique selon lequel l’analyse des éléments constituants donne la clé de l’ensemble dont ils font partie – ainsi cherchera-t-on les « secrets de la vie » dans les gènes et les chromosomes. On appelle holisme (du grec holos, qui signifie le « tout ») le point de vue opposé selon lequel c’est la considération de l’ensemble pris dans sa globalité qui doit nous donner son sens et son secret.
La science a une forte tendance au réductionnisme : pour elle, comprendre, expliquer, c’est chercher les constituants ultimes, fondamentaux, d’un phénomène. Le réductionnisme reproche au holisme d’en rester à une vision religieuse ou philosophique des choses. Le holisme reproche au réductionnisme de réduire ses objets en poussières dépourvues de forme et de sens.
Le conflit de l’organicisme et du mécanicisme
Le mécanicisme (ou mécanisme) est une philosophie qui assimile l’organisme à une machine, et considère qu’il n’est pas besoin de faire appel à des principes extérieurs et occultes pour expliquer les fonctions du vivant (respiration, alimentation, reproduction, etc.). D’après ce point de vue, un animal serait une machine un peu plus perfectionnée qu’une montre, mais ne manifesterait pas d’autres forces et éléments que ceux qu’on repère dans la matière inerte.
La théorie cartésienne de l’animal-machine
Selon Descartes, l’animal, à la différence de l’homme, est dépourvu d’âme. Dès lors, ses mouvements sont assimilables à ceux d’une machine un peu plus compliquée que celles qui ont été créées par l’ingéniosité des hommes, puisqu’elle vient de Dieu. L’animal est un automate naturel.
Par la suite, des philosophes et savants matérialistes étendirent cette théorie à l’être humain lui-même : en l’absence d’âme, l’homme n’est qu’une machine (théorie de l’homme-machine).
À l’opposé du mécanicisme, l’organicisme considère qu’il existe chez l’être vivant des principes supérieurs, qui ne sont pas réductibles aux seuls mécanismes de la physique et de la chimie. Un animal est autre chose et plus qu’un robot : il possède une sensibilité et une compréhension, il est capable de projets qu’aucune machine ne pourrait avoir. Les partisans de la théorie organiciste voient dans le fait qu’on n’a jamais réussi à construire un robot capable d’imiter le comportement global d’un être vivant la meilleure preuve de la supériorité de la vie sur la simple mécanique.
On appelle vitalisme le point de vue selon lequel le monde de la vie ne peut pas être expliqué et analysé selon les seuls déterminants physiques et chimiques. Le terme est voisin de celui d’« organicisme ».
La querelle du finalisme
Le finalisme est un système d’explication par les fins : dire que nous avons des mains pour prendre et des yeux pour voir, c’est recourir à une explication finaliste. La science positive, à partir du XIXe siècle, a considéré le finalisme comme une façon naïve de penser. Selon elle, nous n’avons pas des yeux pour voir, nous voyons parce que nous avons des yeux. En d’autres termes, la fonction (ici : la vision) ne peut pas être pensée comme première par rapport aux organes qui sont à son service. Il y a d’abord les yeux (apparus en vertu de la sélection naturelle) puis la vision. La nature lance les dés (les gènes), certains déterminant des fonctions viables, d’autres non. Les finalistes sont victimes d’une illusion : ils prennent le résultat d’un processus très lent (des millions et des millions d’années) pour un projet de départ. Il est certain que le créationnisme (qui, encore aujourd’hui, surtout aux États-Unis, repousse farouchement la théorie de l’évolution) est finaliste : si c’est Dieu, en effet, qui a tout créé, il a pensé l’harmonie de l’ensemble dès le départ.
Hasard et nécessité
Kant disait de la finalité qu’elle n’est pas un « concept explicatif » mais une « idée régulatrice » : nous n’expliquons rien si nous disons que les oiseaux ont des ailes pour voler (il faudrait pour cela imaginer un Dieu très intelligent ou une nature très bienveillante qui, dès le départ, avant même que l’oiseau n’apparaisse, avait prévu ce qu’il devait faire). En revanche, dit Kant, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que la nature est ordonnée selon des lois organisatrices, comme si une intelligence supérieure et bonne avait tout prévu.
Deux défis majeurs
Les formidables avancées scientifiques et techniques des cinquante dernières années ont contribué à placer sur le devant de la scène deux problèmes particulièrement redoutables.
Les biotechnologies : les manipulations génétiques et le clonage en sont les formes les plus spectaculaires. Elles ont fini par intégrer le monde du vivant dans celui de l’économie. Désormais, le vivant est acheté, vendu, échangé, fabriqué, modifié, détruit. Le système capitaliste a réussi à insérer le monde du vivant dans le circuit de l’économie : le vivant est désormais un capital (source de profit) et une marchandise (objet d’échange). Ainsi les OGM (organismes génétiquement modifiés) permettent-ils à des firmes multinationales de s’approprier le vivant.
La biosphère : ensemble terrestre comprenant la totalité du monde de la vie (hommes, animaux, forêts, etc.), elle se trouve aujourd’hui gravement menacée à cause de la pression humaine sans précédent qui pèse sur elle. L’activité des 6 à 7 milliards d’humains menace désormais non seulement l’intégrité de la biosphère, mais jusqu’à son existence même. D’où l’émergence de voix nouvelles qui avertissent des dangers : l’être humain qui s’est pensé comme l’accomplissement de la vie dans son aventureux dynamisme, risque, sinon d’y mettre fin, du moins de le bloquer. Devant les périls, certains, plus pessimistes, vont jusqu’à affirmer que l’espèce humaine n’aurait aucune raison particulière pour se considérer comme supérieure aux autres formes de vie, et que le « spécisme », qui fait de l’homme le maître et le possesseur de la nature, est aussi néfaste que le racisme (il serait le racisme de l’espèce…).
Textes canoniques
Dans ce texte, Arthur Schopenhauer pointe dans la capacité à avoir et à conserver une forme, la spécificité du vivant (corps organique) par rapport au monde inorganique (inerte, purement matériel).
Maint cristal, par son aspect extérieur, peut nous rappeler une forme de plante : il n’en existe pas moins une différence essentielle et fondamentale entre le moindre lichen, le plus humble champignon et tout le règne inorganique. Dans le corps inorganique, l’élément essentiel et durable, principe de son identité et de son intégrité, c’est la substance, la matière ; la partie accessoire et variable, c’est au contraire la forme. Dans le corps organique, c’est l’inverse qui se produit : car c’est dans le changement incessant de la matière, avec la persistance de la forme, que consiste sa vie, c’est-à-dire son existence en tant que corps organique. Son essence et son identité résident ainsi dans la seule forme. Aussi ce qui assure le maintien du corps inorganique, c’est le repos et l’isolement des influences extérieures ; c’est là seul ce qui le fait subsister, et si cet état est parfait, la durée d’un tel corps peut être infinie. La condition de stabilité du corps organique est justement au contraire le mouvement continuel et l’incessante admission des influences extérieures : ces impulsions viennent-elles à disparaître, et le mouvement à se ralentir en lui, il est mort et cesse d’être organique, bien que la trace de l’organisme demeure encore quelque temps.
A. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, PUF, 1989, p. 147.
Descartes se représentait le vivant sur le modèle de la machine. Mais c’est négliger l’extrême complexité d’un organisme vivant, comme le montre Kant dans ce texte. D’abord, une machine, qu’il s’agisse de l’organisation d’ensemble ou de chacune de ses parties, ne se produit pas elle-même, mais trouve sa cause, en dehors d’elle, dans un être qui l’a conçue. Au contraire, le vivant a la propriété de se faire lui-même. En outre, chaque partie du tout que constitue un organisme vivant peut être considérée comme cause efficiente des autres parties. Par exemple, les organes de l’appareil digestif conditionnent le développement et l’entretien de ceux de l’appareil circulatoire. Enfin, une machine ne remplace pas d’elle-même les parties qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts, ni ne se répare elle-même. Or l’autoconservation, l’autorégulation et aussi, dans une certaine mesure, l’autoréparation sont des caractéristiques du vivant. La biologie moderne appellera « métabolisme » l’ensemble des mécanismes de régulation interne qui permettent à l’organisme de maintenir sa stabilité à travers le temps (la température du corps, par exemple, reste la même, quelle que soit la température du milieu extérieur).
Dans une montre, une partie est l’instrument du mouvement des autres, mais un rouage n’est pas la cause efficiente de la production d’un autre rouage. Certes une partie existe pour une autre, mais ce n’est pas par cette autre partie qu’elle existe (...). C’est pourquoi aussi dans une montre un rouage n’en produit pas un autre et encore moins une montre d’autres montres, en sorte qu’à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d’autres matières ; c’est pourquoi elle ne remplace pas d’elle-même les parties qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts (…) ou se répare elle-même, lorsqu’elle est déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l’attendre de la nature organisée. Ainsi un être organisé n’est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice, qu’il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s’agit ainsi d’une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme).
E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, p. 297-298.
Fiche révision
Le vivant s’oppose à la fois à l’inerte (qui n’a jamais vécu) et au mort (qui n’est plus vivant).
Dialectique de la vie et de la mort : la mort est le contraire de la vie, mais elle ne peut concerner que le vivant (une pierre ne meurt pas).
Une grande controverse philosophique fut de savoir si le vivant est assimilable à une machine (théorie mécaniste ou mécaniciste), ou bien s’il implique des processus et des réalités irréductibles aux simples mécanismes physiques et chimiques (théorie organiciste).
La théorie cartésienne de l’animal-machine est caractéristique de la conception mécaniste. Selon Descartes, un corps dépourvu d’âme (tel est le cas de l’animal) est en tout point semblable à une horloge : il n’est qu’un mécanisme sans intelligence, fait de pièces et de rouages.
Les adversaires de cette théorie objectent que les êtres vivants, à la différence des machines, poursuivent des buts et qu’ils sont capables de stratégie. On appelle finalisme la théorie selon laquelle c’est le résultat obtenu ou l’objectif poursuivi qui peut expliquer l’ensemble des moyens utilisés pour obtenir ce résultat ou atteindre cet objectif.
Quelques auteurs et textes phares à consulter
H. Bergson, L’Évolution créatrice.
Le grand mouvement de la vie à travers la matière.
F. Jacob, La Logique du vivant.
Exposition historique et philosophique des problèmes et des méthodes de la biologie contemporaine. Comment l’être vivant est-il devenu un objet d’analyse ? L’explication mécaniste du vivant se heurte à l’évidente finalité de certains phénomènes comme le développement d’un œuf en être vivant et pensant.
J. Monod, Le hasard et la nécessité.
Lire plus particulièrement les chapitres 1 et 2. L’évolution du vivant est le produit du hasard et de la nécessité : le hasard lance les dés (les gènes), la nécessité de la sélection naturelle se charge de faire le tri.