Chapitre 5

L’inconscient

Notion au programme des séries L, ES et S.

Dans ce chapitre :

Avant la psychanalyse, des intuitions de philosophes

Charbonnier n’est plus maître chez lui

Sommes-nous tous des irresponsables ?

Il y a bien des choses en nous qui échappent à la conscience

La plupart des phénomènes qui se déroulent en nous sont inconscients, c’est-à-dire qu’ils échappent à notre conscience. Ainsi en va-t-il avec les mécanismes réflexes (digestion, respiration, contraction et dilatation des pupilles, etc.). C’est pourquoi d’ailleurs on a mis si longtemps à les connaître. On note que la conscience apparaît lorsqu’une difficulté fait obstacle au bon déroulement de ces mécanismes (ainsi une digestion qui s’effectue mal devient-elle douloureuse). Avant la découverte de l’inconscient par Freud, pratiquement tous les philosophes avaient mis l’accent sur l’existence de phénomènes inconscients affectant le psychisme. Citons-en quatre parmi les principaux.

Platon : La théorie de la réminiscence

Dans Ménon, Socrate, le porte-parole de Platon, interroge un jeune esclave (évidemment sans culture mathématique) sur un problème de géométrie : comment à partir d’un carré donné construire un second carré qui ait une aire double de celle du premier ? Le jeune esclave commence par une réponse erronée : il double la longueur du côté. Socrate lui fait alors remarquer que le carré ainsi obtenu n’est pas double mais quadruple du premier. Par un jeu de questions subtilement agencées, Socrate fera découvrir au jeune esclave la réponse juste : pour doubler l’aire d’un carré donné, il faut prendre sa diagonale comme côté du nouveau carré. Aux yeux de Platon, le jeune esclave (c’est-à-dire son âme, nous dirions son esprit) savait résoudre la difficulté, mais il ne savait pas qu’il savait. Pour Platon, en effet, l’âme est dotée d’une science éternelle mais qui peut être brouillée par l’écran du corps. Platon croit à la métempsycose : l’âme, selon lui, ne naît ni ne périt avec le corps, elle s’incarne en lui à la naissance et se détache de lui à la mort. Puisque l’âme sait depuis toujours, savoir, pour elle, c’est se souvenir (d’où le terme de « réminiscence »).

Nous ne sommes pas obligés de croire à la métaphysique de Platon, mais le Ménon parle pour la première fois d’un contenu de mémoire qui n’est pas conscient : notre mémoire retient des choses dont nous ne savions pas toujours que nous les connaissons.

Leibniz : La théorie des petites perceptions

Pour l’auteur de La Monadologie, l’âme est une monade (d’un mot grec signifiant « unité »), une unité spirituelle exprimant l’univers qui l’entoure à la manière d’un miroir convexe : certaines choses sont exprimées clairement, d’autres confusément.

Leibniz appelle « aperception » la perception claire, consciente d’un ensemble, « petite perception » la perception confuse, inconsciente, d’éléments trop petits pour être aperçus.

Lorsque nous entendons le bruit de la mer, dit Leibniz, nous n’entendons pas celui de chaque goutte d’eau dont les vagues sont faites. La conscience globale (aperception) que nous avons du bruit de la mer est faite de petites perceptions inconscientes – de même que nous voyons un arbre, et pas les particules de matière dont il est composé.

Leibniz est un philosophe de la continuité : nous percevons la ligne mais pas les points dont elle est faite, le corps matériel mais pas les atomes dont il est constitué. Le tout (conscient) est différent de la somme de ses parties (inconscientes).

Leibniz : le principe de continuité

La perception n’obéit pas à la loi du tout ou rien mais varie de manière continue du plus clair au plus obscur (le dormeur continue de percevoir quelque chose du monde extérieur mais très faiblement).

La loi de continuité chez Leibniz ne s’applique pas seulement à l’âme mais au réel dans sa totalité : continuité liant les corps les uns aux autres dans l’espace, continuité liant les événements les uns aux autres dans le temps.

Hegel : La théorie de la ruse de la raison

Le grand homme pour Hegel est la conscience de son peuple : il est celui qui sait ce que le peuple désire obscurément sans pouvoir se le formuler. Il n’en reste pas moins porté par une force qu’il ignore lui-même, si bien qu’on pourrait dire des acteurs de l’histoire ce que Jésus disait de ses bourreaux : « Ils ne savent pas ce qu’ils font. » Comment en irait-il autrement dès lors que le sens d’une action historique est dans ses conséquences imprévisibles ? En envahissant les États allemands, Napoléon ne savait pas qu’il créait par contrecoup le nationalisme allemand ; Hitler, en exterminant les Juifs, ne savait pas qu’il fonderait par réaction l’État d’Israël, etc.

Pour Hegel (qui, évidemment, ne donnait pas ces exemples), l’histoire est gouvernée par une raison supérieure dont les hommes sont ignorants : la raison est le moteur de l’histoire, mais les mobiles des hommes sont tout autres ; ce sont bien les passions qui font vivre et agir les hommes, mais telle est l’alchimie de la raison historique que tout ce chaos d’ambitions et de folies construit finalement et nécessairement un ordre. Les bourreaux de Jésus, de fait, ne savaient pas qu’ils fondaient une religion qui durerait encore deux mille ans après eux…

Nietzsche : La théorie de la volonté de puissance

Pour Nietzsche, l’existence humaine et ses différentes manifestations (actions, pensées, œuvres) sont le produit de la volonté de puissance (Wille zur Macht) qui est à l’homme ce que l’instinct est aux animaux, avec cette différence toutefois que la volonté de puissance est très inégalement distribuée en quantité et en intensité.

Un goût, une croyance, un idéal sont perçus par celui qui les possède comme la libre expression de son moi. Ils ne sont, selon Nietzsche, que l’apparence embellie d’une volonté de puissance forte ou faible. Ainsi le végétarien croira-t-il sincèrement que son refus de manger de la viande vient de nobles raisons (non-violence, amour des animaux, hygiène, etc.), alors que c’est la faiblesse de son corps qui lui a inconsciemment dicté ce refus. Nous disons « je ne veux pas » pour traduire un « je ne peux pas » réel mais dont nous nous cachons l’existence. La morale est ainsi : une nécessité devenue vertu et une impuissance qualifiée de vice ; on fait croire qu’on a décidé de ne pas faire ce qu’en réalité on n’est pas capable de faire.

L’inconscient de la psychanalyse est autre chose

La réminiscence platonicienne, les petites perceptions leibniziennes, les passions hégéliennes, la volonté de puissance nietzschéenne sont inconscientes. Elles sont différentes néanmoins de ce qu’on appelle depuis Freud, l’inconscient.

Ne confondons pas un phénomène inconscient et l’inconscient, d’une part, l’inconscient et l’inconscience, d’autre part.

L’inconscient, selon Freud, est l’ensemble des réalités et mécanismes psychiques échappant à la conscience. Il est constitué par les pulsions (innées) et les désirs refoulés (acquis).

Quant à l’inconscience, elle est un état provisoire de suspension de la conscience (dans le sommeil, le coma, l’ivresse, etc.). Celui qui est dans un état second est inconscient, mais ce n’est pas son inconscient qui l’explique.

Ne confondons pas :

la psychanalyse : étude de l’inconscient et méthode de guérison des névroses ;

la psychologie : science du comportement humain ;

la psychiatrie : partie de la médecine spécialisée dans l’étude et la guérison des maladies mentales (psychoses).

Problème logique et épistémologique : puisque l’inconscient échappe par définition à la conscience, comment pouvons-nous savoir qu’il existe ?

À cette question, plusieurs réponses sont possibles.

L’inconscient n’est pas une substance, il n’est pas une partie de notre cerveau par exemple, mais une structure, un ensemble de structures psychiques. Il ne peut pas être observé directement mais indirectement par les effets qu’il induit. On peut le comparer au trou noir des astrophysiciens : cet objet céleste est une étoile effondrée sur elle-même ; il est si dense que la lumière ne peut s’en échapper. Mais son existence peut être supposée à partir des effets qu’il induit : espace vide, champ gravitationnel intense. De même, l’hypothèse de l’existence de l’inconscient peut être rendue nécessaire par :

des manifestations irrationnelles du psychisme (rêves, symptômes névrotiques et psychotiques, actes manqués) ;

des incohérences dans le comportement de l’être humain : il n’est pas toujours vrai, par exemple, que nous agissons toujours en fonction de notre intérêt (sinon, on ne s’expliquerait pas la fréquence des comportements suicidaires et addictifs).

Problème anthropologique : quelle image de l’homme la réalité d’un inconscient tout-puissant induit-elle ?

L’être humain s’est toujours reconnu double, et même multiple. Pendant vingt-cinq siècles, la ligne de démarcation passait entre l’âme et le corps. Freud l’a déplacée : il l’a mise entre le conscient et l’inconscient. L’inconscient est l’autre en nous. Il pense avec une autre logique.

La logique de l’inconscient

L’inconscient :

remplace le raisonnement par l’association des idées ;

ignore la négation, donc la mort ;

ignore l’abstraction (il pense par images) ;

ignore la succession irréversible des moments du temps (dans le rêve, ce qui arrive avant peut venir après) ;

supprime les marques logiques du discours rationnel (« mais », « or », « par conséquent », etc.) au profit de la seule conjonction de coordination « et ».

C’est cette logique de l’illogique, cette raison de la déraison qui est à l’œuvre dans nos rêves. La découverte de l’inconscient, loin d’appauvrir l’image que nous nous faisons de l’être humain, l’enrichit en en montrant la complexité.

Problème éthique et juridique : tous irresponsables ?

L’inconscient ruine-t-il la liberté et la responsabilité ? Être responsable, c’est pouvoir répondre de ses actes parce qu’on est supposé en être l’auteur. Si les forces inconscientes nous dirigeaient, nous ne serions pas plus responsables que ne peut l’être la marionnette qui donne des coups de bâton sur sa voisine. Kant, qui ne connaissait pas l’inconscient, avait en quelque sorte répondu par avance à ce type de problème : en tant qu’élément de la nature, l’être humain est soumis au plus strict déterminisme (ici, celui de l’inconscient) ; mais en tant qu’être raisonnable, il jouit d’une liberté irréductible qui le fait responsable de ses actes. Un argument pourrait plaider en faveur de cette solution : si tous les criminels (admettons) ont eu une enfance difficile, tous ceux qui ont eu une enfance difficile ne sont pas devenus pour cela criminels.

La liberté, disait Spinoza, est la connaissance de la nécessité. Hegel ajoutera : et du fait que la nécessité est connue, elle n’est plus la nécessité. De ce point de vue, la connaissance du déterminisme psychique de l’inconscient, loin d’anéantir la liberté et la responsabilité, en constitue la condition.

Certains neurophysiologistes (spécialistes de l’étude biologique des mécanismes de la pensée) ne veulent voir dans le comportement humain que le résultat de mécanismes biologiques et pensent que l’inconscient n’existe pas.

Un siècle après les premiers travaux de Freud, l’inconscient demeure une réalité problématique contestée par certains scientifiques.

Texte canonique

Descartes, dont le nom seul signifie pour nous « philosophie de la conscience », avait pressenti bien des trouvailles ultérieures en matière d’inconscient. Ainsi, dans ce texte, devine-t-il ce qui deviendra l’une des grandes découvertes de la psychanalyse : nous avons tendance à aimer (et donc à désirer retrouver) tout ce qui rappelle un affect agréable de notre enfance, et à détester (et donc à désirer fuir) tout ce qui est associé à un affect désagréable. Quel que soit le domaine en jeu, notre enfance est le temps où se mettent en place nos goûts et nos dégoûts ultérieurs. (À la première ligne, comprenez la fille « un peu louche » comme la fille qui louchait un peu !)


Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut, et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c’est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu’un défaut, qui nous attire ainsi à l’amour, toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l’exemple que j’en ai apporté, un sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d’avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus.

R. Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647.


Fiche révision

Tout ce qui échappe à la conscience peut être qualifié d’inconscient. La psychanalyse, inventée par Freud, définit l’inconscient comme l’ensemble des pulsions et des représentations psychiques qui échappent à la conscience.

Platon avait constaté que l’âme (l’esprit) ne sait pas toujours ce qu’elle sait, qu’elle en sait toujours beaucoup plus qu’elle ne croit. La plus grande partie de notre mémoire est inconsciente : c’est celle que nous n’utilisons pas actuellement. On appelle théorie de la réminiscence chez Platon la théorie selon laquelle l’âme sait déjà ce qu’elle cherche, et qu’elle doit retrouver.

Leibniz avait constaté que nos perceptions conscientes sont constituées de tout petits éléments qui, eux, ne sont pas conscients : ainsi lorsque je regarde un arbre, je ne distingue pas toutes les feuilles. Leibniz appelait petites perceptions ces perceptions inconscientes dont la totalité constitue la perception.

Pour Hegel, l’Histoire est faite par des hommes qui n’en ont pas conscience. Les hommes croient poursuivre des buts particuliers (leurs intérêts, leurs idéaux, leurs plaisirs…), alors qu’en réalité ils sont en train de construire un ordre rationnel. Hegel appelle ruse de la Raison cette action de la Raison universelle dont les hommes n’ont pas conscience.

Ce que Nietzsche appelle volonté de puissance, et qui est l’énergie vitale propre à chacun, n’est, elle non plus, pas consciente.

Selon la psychanalyse, l’inconscient est un monde psychique qui obéit à des lois contraires à celles de la logique rationnelle.

Quelques auteurs et textes phares à consulter

Platon, Ménon.

Ce dialogue, l’un des plus courts de Platon, peut être lu en entier. C’est lui qui développe la fameuse thèse de la réminiscence.

G. W. F. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain.

La préface développe la fameuse thèse des petites perceptions.

S. Freud, Introduction à la psychanalyse.

Un recueil de conférences que le père de la psychanalyse avait prononcées devant un public de non-spécialistes. Ce livre reste la meilleure introduction à la psychanalyse.