Chapitre 36

Les grands courants de pensée

philosophique

Dans ce chapitre :

Les grandes familles de pensée en « -isme »

Apprenez-les à les reconnaître et à les utiliser

Le platonisme

On appelle ainsi la philosophie de Platon et celle de ses disciples, c’est-à-dire la philosophie qui considère que le vrai monde, le monde réel, est celui des Idées absolues, par opposition au monde sensible, qui est celui de l’ignorance et de l’illusion.

Aujourd’hui, les seuls à pouvoir être vraiment platoniciens sont des mathématiciens (pas tous !). Beaucoup de mathématiciens, en effet, pensent que les objets mathématiques (une figure comme le cercle, un nombre, une fonction, etc.) ne sont ni des abstractions tirées de la réalité empirique, ni des artifices inventés par l’esprit humain, mais des êtres véritables qui ont une existence indépendante, séparée. Dans l’optique du platonisme mathématique, ce qu’un mathématicien trouve, il le découvre, il ne l’invente pas (ce qui veut dire, entre autres, que ce que trouve le mathématicien existe de toute éternité).

Les sophistes

C’est Platon, l’ennemi des sophistes, qui leur a donné la détestable réputation qui leur est restée 2 500 ans plus tard. Pour nous, un sophiste est un cynique qui se sert de son habileté à parler afin de faire passer pour vrai ce qui est faux et de persuader les naïfs qui l’écoutent. À l’opposé du vrai philosophe, le sophiste ne croit pas à ce qu’il dit, car il est capable de plaider le contre aussi bien que le pour, n’hésitant pas à utiliser de faux raisonnements (justement appelés « sophismes »). Les sophistes se servent du langage comme d’un instrument au service du pouvoir de persuader, sans se soucier de la vérité.

Un exemple de sophisme

La tradition a gardé souvenir de certains sophismes, qui ne sont que des jeux de langage ou des caricatures. Ainsi le « sophisme cornu » : « Ce que tu n’as pas, tu l’as perdu. Or tu n’as pas de cornes, donc tu as perdu des cornes, donc tu avais des cornes. »

Dans ses dialogues, Platon oppose à Socrate, le vrai philosophe, son porte-parole, les sophistes, les faux philosophes qui ne cherchent qu’à avoir de l’influence sur les jeunes gens et acquérir le maximum d’argent.

L’hostilité de Platon a desservi les sophistes jusqu’à nos jours, car si étymologiquement le sophiste était un sage (sophistès, en grec appartient à la même famille que sophos, qui a donné « philosophe », et qui signifie « sage »), ce mot a fini par signifier « menteur », « trompeur », « manipulateur », « hypocrite ».

Un certain nombre de travaux récents ont tendu à réhabiliter les sophistes, et à démonter la critique de Platon. Pour Platon, la seule vraie connaissance était celle de l’Idée absolue, comme celle du Bien, à laquelle seul le philosophe aurait accès. Les sophistes qui prétendaient détenir un savoir encyclopédique n’étaient, à ses yeux, que des bonimenteurs : entre Socrate qui disait : « la seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien », et Hippias, qui osait affirmer tout savoir, le sérieux semble évidemment être du côté de Socrate.

Un champion toutes catégories

Hippias, l’un des plus célèbres sophistes, était un jour arrivé aux Jeux olympiques avec un manteau qu’il avait lui-même tissé, et une bague qu’il avait lui-même forgée. Car en plus de tout connaître, cet homme – qui vécut plus de cent ans – prétendait tout faire de ses propres mains ! En somme, il incarnait un idéal d’autonomie comme s’il constituait à lui seul une société, chose que Platon, fervent partisan de la division du travail, ne pouvait supporter !

Platon est un ennemi résolu du relativisme. Or les sophistes sont relativistes : « L’homme est la mesure de toutes choses », dit Protagoras. Ce sont les sophistes qui, les premiers dans l’histoire de la pensée, ont établi l’opposition entre la loi conventionnelle, donc arbitraire, des sociétés humaines et la loi naturelle : ainsi, pour Gorgias, ce qui est juste selon la loi des hommes n’est pas forcément juste selon la loi de la nature. Platon ne pouvait admettre une telle opposition car, selon lui, il y avait un juste en soi, valable partout.

L’opposition de Platon n’était pas seulement philosophique, elle avait aussi des motivations politiques. Les sophistes étaient des démocrates. Pour Platon, ardent partisan du régime aristocratique (seuls les meilleurs, donc ceux qui savent, les philosophes, devraient avoir le pouvoir), un démocrate ne peut être qu’un démagogue, un homme qui flatte les passions de la foule ignorante.

Les cyniques

Aujourd’hui, un cynique est un homme d’État ou un milliardaire qui bénéficie de l’impunité que lui valent leur pouvoir et leur argent (« je suis un salaud, mais je m’en fous, de toute façon je suis le plus fort ! »).

Dans l’Antiquité, les cyniques se trouvaient de l’autre côté de la hiérarchie sociale : des hommes libres, vivant parfois à la manière des SDF d’aujourd’hui, comme Diogène, et qui adressaient aux riches et aux puissants de leur époque un regard et des paroles sans concession.

Diogène, philosophe de l’extrême

Diogène le cynique est l’un des philosophes les plus célèbres de toute l’histoire, et pourtant il n’a pas écrit une ligne, et n’a donné aucune leçon. Il vivait dans la rue, à Athènes, comme un clochard : un tonneau vide lui servait de maison. Les anecdotes qui ont été rapportées sur lui en font le meilleur auteur de bons mots de toute l’Antiquité. Un jour, Alexandre, déjà maître de la Grèce, se présenta devant lui et lui demanda un vœu : Diogène lui répondit effrontément :« Ôte-toi de mon soleil ! » Alexandre lui faisait de l’ombre. Imaginons un SDF répondre aujourd’hui à un président de la République venu l’aider, et en présence des caméras de télévision : « Casse-toi ! Tu pues ! » Une autre fois, alors que Platon avait en bon logicien défini l’homme comme un « bipède sans plumes » (l’homme, en effet, a deux pattes, à la différence des mammifères, mais, à la différence des oiseaux, il n’a pas de plumes), Diogène, agacé par la prétention du maître, jeta au milieu du cercle des disciples à qui Platon donnait sa leçon un coq qu’il avait déplumé, avec ces mots :« Voilà l’homme selon Platon ! »

Proches des sophistes en ce sens, les cyniques dénonçaient le caractère conventionnel des lois et des coutumes auxquelles les hommes obéissent, et donc, par la même occasion, le mensonge de leur prétendu caractère « naturel ». Les cyniques se disaient « citoyens du monde » : on attribue à Diogène l’invention du terme « cosmopolitisme ».

Le scepticisme

Inauguré par le Grec Pyrrhon dans l’Antiquité, le scepticisme est une école philosophique qui a eu plusieurs représentants à travers l’histoire de la pensée. Le scepticisme ne croit ni au caractère absolu de la vérité, ni au caractère objectif du bien. Il représente un relativisme radical (à chacun son point de vue, rien ne peut départager le vrai et le faux, ou le bien et le mal).

L’opposé du scepticisme est le dogmatisme – lequel pense à l’inverse pouvoir établir des critères objectifs du vrai et du faux d’un côté, du bien et du mal de l’autre.

L’épicurisme

Cette école doit son nom au philosophe grec Épicure, dont l’idée principale est que le bonheur réside dans le plaisir. On appelle hédonisme la philosophie qui, comme l’épicurisme, définit le bonheur par le plaisir.

N’allons surtout pas imaginer Épicure passant son temps dans les orgies ! Ce philosophe menait une vie si simple que sans doute la plupart d’entre nous n’en auraient pas voulu !

Le plus grand plaisir, pour Épicure, est celui qui résulte de la tranquillité. Épicure distinguait trois sortes de plaisirs :

Les naturels et les nécessaires (comme boire comme on a soif) : ceux-là, il faut les satisfaire.

Les naturels et les non nécessaires (comme boire une bonne bière quand on a soif – l’exemple n’est pas d’Épicure !) : ceux-là, on peut les satisfaire, avec modération.

Les non naturels et les non nécessaires (comme boire encore quand on n’a plus soif) : ceux-là, le sage doit s’en abstenir absolument.

L’épicurisme est une sagesse dont le but est la tranquillité de l’âme (l’ataraxie, littéralement l’« absence de trouble »). Le bonheur est à l’opposé de l’agitation (on remarquera par là que les vrais épicuriens sont plutôt rares dans notre société !).

L’épicurisme est un matérialisme non parce qu’il prône le plaisir, mais parce que, selon lui, toute réalité est matérielle. Pour Épicure, comme pour son disciple latin Lucrèce, les terreurs religieuses sont ce qu’il y a de plus opposé à l’idéal de sagesse. L’âme est matérielle comme le corps. Dès lors, il n’y a ni dieux ni au-delà à craindre.

Dans son poème De la nature (De natura rerum, en latin) Lucrèce dénonce comme des superstitions toutes les peurs que la religion introduit dans l’esprit des hommes : la mort est naturelle, les tremblements de terre et les éclipses sont naturels, les connaître tels qu’ils sont, c’est apprendre à ne plus les redouter.

Le stoïcisme

Ce courant de philosophie est l’un des principaux de l’Antiquité grecque et romaine. Il a été illustré principalement par deux hommes qui ont vécu aux deux extrêmes de l’échelle sociale : Épictète fut esclave et Marc Aurèle empereur.

Ce sont les stoïciens qui, les premiers, définirent leur philosophie comme un système, c’est-à-dire comme un ensemble ordonné de pensées traduisant la totalité du réel.

La philosophie stoïcienne comprend :

Une logique, qui donne les règles du raisonnement.

Une physique, qui rend compte de l’ordre de l’univers.

Une éthique, qui délivre les règles de la vie bonne.

Le stoïcisme est un panthéisme : il considère que l’univers matériel est de nature divine et rationnelle. Les êtres sont les étincelles d’une sorte de feu universel (les stoïciens refusent donc la conception de Platon selon laquelle il y a deux mondes, celui du ciel et des âmes, d’un côté, celui de la terre et des corps, de l’autre).

La morale (l’éthique) stoïcienne consiste à se conformer à cet ordre universel : la sagesse et le bonheur sont définis comme absence de passions (« apathie »). De là l’injonction de « suivre la nature ». Le stoïcisme est donc, sur le plan moral, une sorte de fatalisme. Mais il est aussi une sorte de volontarisme : aujourd’hui nous disons encore « supporter stoïquement la douleur ». Le stoïcisme renvoie à l’idée d’un effort réalisé sur soi, d’une maîtrise de soi, même dans la souffrance.

La grande idée morale du stoïcisme est la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Ne dépend pas de nous tout ce qui nous arrive de l’extérieur : l’état de notre corps (maladies, douleurs, mort), notre situation « sociale » ; dépendent de nous nos représentations, nos pensées.

Ce qui trouble les hommes, disait Épictète, ce ne sont pas les choses mais les idées qu’ils se font des choses.

Ainsi, la mort n’a rien de terrible en elle-même, mais l’idée que nous avons de la mort, voilà ce qui est terrible. Sur ce point, le stoïcisme et l’épicurisme se rejoignent : les hommes tendent à être malheureux à cause des folles idées qu’ils se font.

Le rationalisme

Il s’agit de la philosophie selon laquelle :

Il existe une réalité objective (le monde) que la raison humaine peut connaître.

L’être humain a, grâce à sa raison, la possibilité de maîtriser ses désirs.

Le rationalisme est une philosophie optimiste tant sur le plan théorique (la connaissance vraie est possible) que sur le plan pratique (l’être humain peut avoir sur ses passions la souveraineté). Les grands philosophes de l’âge classique (Descartes, Spinoza, Leibniz) ont été des rationalistes.

L’empirisme

Il s’agit de la philosophie selon laquelle les idées qui constituent la connaissance et les règles de la vie pratique sont issues de l’expérience (et non surgies spontanément de la raison, comme le croit le rationalisme). L’empirisme a été dominant en Angleterre (Locke, Hume).

Le réalisme

Il s’entend de la philosophie selon laquelle il existe une réalité de soi, indépendamment des idées qu’on peut en avoir. Selon le réalisme, la planète Neptune existait avant qu’on ne la découvre. Le réalisme est opposé à l’idéalisme.

La philosophie de Platon est réaliste alors même qu’il s’agit d’une philosophie des Idées. Les Idées chez Platon (celle du Bien, par exemple, symbolisée par le Soleil dans le mythe de la caverne, voir la partie des dix) sont des réalités en soi, indépendantes de la pensée : on les découvre, on ne les invente pas.

L’idéalisme

C’est la philosophie selon laquelle ce qu’on appelle « la réalité » est une représentation de notre esprit. Ainsi « le monde » n’est-il qu’une « image du monde ». Selon les idéalistes (du moins les plus radicaux), la planète Neptune n’existait pas « vraiment » avant qu’on ne la découvre et la chambre que j’occupe n’existe plus lorsque je ne suis plus là (puisqu’il n’y a plus aucun esprit pour se la représenter…) !

Le matérialisme

Le sens technique, précis, de ce terme diffère du sens courant (dans la langue commune, un matérialiste est un type qui ne pense qu’à l’argent, qu’aux plaisirs du corps et qu’à ses propriétés).

Il s’agit de la philosophie selon laquelle l’ensemble de la réalité est de nature matérielle : l’esprit et les idées ne constituent pas une réalité indépendante, ils ne sont que des effets de la matière.

Le premier matérialisme remonte à l’Antiquité (Démocrite) : c’est lui qui voit dans les atomes les particules élémentaires de la réalité.

L’épicurisme est un matérialisme : ce qu’on appelle « âme » n’est, selon lui, pas de nature différente du corps et disparaît avec lui.

À partir du XVIIe siècle, le matérialisme sera la pensée la plus violemment opposée aux traditions de toutes sortes, qu’elles soient philosophiques, morales ou religieuses. Le matérialisme moderne est athée. Le matérialisme s’oppose à la fois au spiritualisme (selon lequel tout ce qui existe est de nature spirituelle) et au dualisme (qui admet, à côté de la matière, l’existence d’une substance spirituelle pour constituer la réalité).

Le mécanisme (ou mécanicisme)

Il s’agit de la conception selon laquelle l’organisme vivant n’est qu’une machine perfectionnée. La théorie défendue par Descartes de l’animal-machine est mécaniste (ou mécaniciste) : puisque l’animal est dépourvu d’âme, son corps n’est qu’une machine. Le mécanisme réduit la vie à un phénomène physico-chimique. Il s’oppose au vitalisme.

Le vitalisme

C’est la conception selon laquelle l’organisme vivant n’est pas réductible à une machine. Seule une « force vitale » supérieure aux simples mécanismes physiques et chimiques peut expliquer les grandes fonctions du vivant (conception, développement, reproduction etc…). Il s’oppose au mécanisme.

Le libéralisme

Il s’entend à la fois d’une philosophie et d’une idéologie de la liberté. Le philosophe anglais Locke en est considéré comme le père fondateur. Opposé à l’absolutisme qui accordait au monarque le pouvoir absolu, le libéralisme est un individualisme : il considère que la liberté personnelle tant dans le domaine de la pensée (liberté d’opinion, liberté religieuse, etc.) que dans le domaine pratique (liberté du travail et du commerce) est la plus haute des valeurs. Le libéralisme affirme la souveraineté de l’individu face aux pouvoirs des États et de l’Église. À partir du XIXe siècle, le libéralisme fut critiqué violemment par les courants socialiste et communiste, qui n’y ont reconnu que le masque du capitalisme.

Les Lumières

Cette expression désigne le grand courant d’idées qui a balayé l’Europe au XVIIIe siècle, et a constitué le passage entre l’âge classique et les temps modernes. Les Lumières sont considérées comme ayant préparé les révolutions de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles (la Révolution française est la plus célèbre).

Les Lumières accomplissent l’humanisme, apparu au XVIe siècle, à l’époque de la Renaissance. Elle tendent à mettre l’homme à la place de Dieu (les droits de l’homme sont caractéristiques des Lumières). Elles inventent une philosophie de l’histoire dans laquelle le progrès (humain) remplace la Providence (divine). L’optimisme des Lumières s’étend à tous les domaines : politique (la république doit remplacer le despotisme), moral et intellectuel (l’instruction doit succéder à l’obscurantisme clérical et religieux).

L’utilitarisme

Il s’agit de la philosophie introduite par le philosophe anglais Jeremy Bentham (fin XVIIIe-début XIXe s.) et développée par son disciple John Stuart Mill. Elle définit le bonheur par le « calcul des plaisirs », la vie la plus heureuse étant celle qui contient le maximum de satisfactions et le minimum d’insatisfactions. Sur le plan politique, l’utilitarisme est favorable à la démocratie : la société la plus heureuse est celle dont le plus grand nombre de ses membres est heureux.

Le pragmatisme

C’est une philosophie d’origine américaine (William James, Charles Peirce) apparue à la fin du XIXe siècle et reposant sur l’idée que l’efficacité constitue le meilleur critère de la vérité d’une théorie. Selon le pragmatisme, le fait qu’une technique « marche » est la meilleure preuve que les idées qui ont permis sa construction sont vraies.

La phénoménologie

D’après l’étymologie, le terme signifie l’« étude des phénomènes », c’est-à-dire des manières d’apparaître, des façons de se manifester. Hegel a écrit une Phénoménologie de l’Esprit dans laquelle il retrace les différences étapes qui permettent à la conscience d’aller de la sensibilité au savoir absolu.

Au XXe siècle, un philosophe allemand, Edmund Husserl, a introduit une nouvelle philosophie, qu’il a appelée « phénoménologie » et qui avait pour ambition l’analyse rigoureuse du travail de la conscience.

Chez les philosophes influencés par Husserl, comme Sartre, Merleau-Ponty, la phénoménologie se résumait volontiers au mot d’ordre du « retour aux choses mêmes ». Contre une tradition idéaliste et rationaliste qui avait tendance à oublier la vie quotidienne au profit des idées abstraites, la phénoménologie se conçoit comme une description et une réflexion (une description réflexive) de l’existant humain dans ses modalités les plus concrètes (le corps vécu, le rapport au monde, le sens tragique de l’existence, etc.).

L’existentialisme

Voir chapitre 8.