Chapitre 20

La vérité

Ce chapitre est à étudier par les élèves des trois séries générales L, ES et S.

Dans ce chapitre :

La vérité est-elle dans les choses ou bien dans la façon de les penser et de les dire ?

Les croyants, les fidèles et les fanatiques en matière de vérité

Le menteur peut-il dire la vérité ?

Être, penser, dire

Beaucoup de choses peuvent être dites « fausses » : le passeport, le semblant, la monnaie, le jeton, les seins, les cheveux, la barbe, la piste, le pas, la note, le plafond, la plinthe, la facture, la modestie, la joie, l’alerte, la promesse, la pudeur, la confidence, le regard, l’air, l’esprit, le nom. Le mot d’origine grec « pseudo » (idée de mensonge) est à cet égard très commode car il peut précéder, à volonté, un nombre considérable de substantifs : « pseudo-science », « pseudo-terroriste », etc.

Inversement, nous disons : du vrai argent, des vrais cheveux, de vrais seins, mais aussi un vrai salaud ou un vrai gangster.

« Vrai » et « faux » semblent ainsi désigner le caractère authentique d’une réalité qui ne peut pas tromper, à laquelle on peut se fier.

Ces manières courantes de dire renvoient à la plus ancienne conception de la vérité, celle qui l’assimile à la réalité la plus belle et la plus forte. Telle est la conception de Platon, exprimée dans le mythe célèbre de la caverne (voir chapitre 40) : la vérité, c’est la réalité même, telle qu’elle peut apparaître à l’âme. C’est pourquoi, dans cette conception métaphysique, l’erreur et l’illusion sont d’insupportables scandales, car si la vérité et la réalité se confondent, l’erreur et l’illusion ont quelque chose à voir avec le non-être, la non-réalité.

Le scandale des sophistes

Platon définit le philosophe (dont Socrate est le modèle) comme l’anti-sophiste par excellence. Pourtant, au départ, les deux ont rapport à la « sagesse » – c’est-à-dire au savoir et au bon comportement. « Philosophe » signifie en grec « ami de la sagesse » et le sophiste est le « sage ».

Aux yeux de Platon, les sophistes sont des rusés qui usent des belles paroles pour séduire leur public. Ils ne croient ni au vrai ni au faux, ni au bien ni au mal, tout ce qu’ils cherchent, c’est l’argent et le pouvoir. Ils sont les maîtres du mensonge, de l’erreur et de l’illusion.

Les spécialistes modernes ont réhabilité les sophistes, en montrant qu’ils ont été les premiers à comprendre la nature conventionnelle des lois humaines, ainsi que le pouvoir pratique du langage.

Selon Platon, la réalité par excellence, celle qui subsiste au-delà des changements incessants des apparences, c’est l’Idée, qui est le modèle des choses sensibles : ainsi l’Idée de lit précède-t-elle le lit sensible (dans lequel on va dormir). Le lit sensible finira par disparaître, tandis que l’Idée de lit est éternelle. L’Idée est à la fois vraie et réelle. Le cercle est une Idée : il est parfait, et il ne risque pas de vieillir. Lorsque, en revanche, je dessine un rond sur une feuille de papier ou que je pense à un rond dans ma tête, je reproduis ce modèle éternel sous forme d’image ou d’idée.

Ne confondez pas l’idée que nous avons dans l’esprit, et qui peut signifier un projet forgé par nous-même (comme lorsque nous disons que nous avons « l’idée de faire la fête ce soir »), avec l’Idée (avec « I » majuscule), qui, chez Platon, désigne le modèle éternel des êtres et des choses.

Puisque, pour Platon, l’Idée est éternelle, la vérité est découverte et non pas inventée. On invente ce qui n’existait pas (la télévision, par exemple), tandis qu’on découvre ce qui existe déjà (une nouvelle espèce de virus, par exemple). Selon Platon, l’âme découvre la vérité, elle ne l’invente pas.

La théorie de la réminiscence

Platon croyait l’âme immortelle. Lorsque le corps meurt, l’âme rejoint son véritable lieu, qui est celui des dieux et des Idées, au ciel. Après un certain temps, elle s’incarnera dans un nouveau corps. Certes, elle sera un peu aveuglée par ce mur de chair et d’os que représente le corps pour elle, mais elle gardera tout de même le souvenir de sa connaissance puisqu’elle fut la compagne des Idées. Connaître, c’est se souvenir.

Ainsi Platon fait-il la théorie du sens impliqué par l’étymologie grecque du mot « vérité » : alèthéia signifie proprement « dévoilement » ; la vérité est la réalité dévoilée. On retrouve la même image dans le terme « révélation ».

Une bien belle allégorie

Une image traditionnelle de la vérité la représentait sous les traits d’une jeune femme nue qui se regarde dans un miroir. Ainsi étaient exprimées les idées de beauté, de séduction, de simplicité – ainsi que celle de conscience (par le miroir qui réfléchit). Si la vérité est nue, c’est parce que le mensonge joue sur les apparences trompeuses (celles, par exemple, qu’un vêtement peut donner). Mais la nudité renvoie aussi au désir érotique : il y a quelque chose d’aimable dans la vérité.

Une autre allégorie figurait la vérité « au fond du puits », manière de dire qu’elle n’est pas toujours évidente, ou encore (les symboles ont souvent plusieurs sens) qu’elle est profonde.

Par opposition à la vérité, il y a l’illusion, assimilée à l’apparence chez Platon. Et de même que la vérité s’oppose à l’illusion, le savoir (du philosophe) s’oppose à l’opinion (doxa). L’opinion prend les reflets des choses pour les choses mêmes (voir encore le mythe de la caverne, la partie des dix). Il y a à notre époque quelque chose qui représente tout à fait la caverne imaginée par Platon : la télévision.

La pensée chrétienne fut fortement influencée par Platon, en particulier sur cette identification de la vérité à la réalité. Dieu, infini et parfait, est l’être par excellence et en même temps il est la Vérité. Par opposition à lui, le Diable est le trompeur, le menteur, le séducteur.

De la réalité à la pensée

Qu’est-ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de « faux seins » ou d’un « faux Picasso » ? Comment des seins ou un tableau peuvent-ils être faux ? Si nous analysons cette façon de dire, nous nous apercevons de ceci : je vois une silhouette de femme qui doit faire dans les 95 D ; si, sans le soutien-gorge qui l’avantage, sa poitrine tient dans un 90 A, alors cela signifie que je me suis trompé. Certes, j’ai été, si l’on peut dire, trompé, mais en réalité c’est moi qui me suis trompé, car je me suis fié, comme on dit, aux apparences. De même, « un faux Picasso » est une manière rapide de dire en fait : voici un tableau qui ressemble à du Picasso et qui est signé « Picasso ». Si, sur la foi de ce que je vois et de ce que je sais, je pense que ce tableau a été peint par Picasso, alors je me trompe. Comme avec les seins ci-dessus, l’erreur n’est pas dans la chose (la réalité) mais dans mon esprit. Ainsi, la vérité ne serait plus la réalité même des choses, comme chez Platon, mais une certaine façon (correcte, bonne) de penser.

C’est un philosophe juif du Moyen Âge qui donna la définition traditionnelle de la vérité : « l’adéquation de la chose et de l’intellect », l’intellect signifiant la pensée. En d’autres termes, la vérité n’est pas à chercher ailleurs que dans la pensée. Les choses ne sont ni vraies ni fausses, elles sont ou elles ne sont pas, elles appartiennent au monde réel (comme l’éléphant) ou au monde imaginaire (comme la licorne). Ce ne sont pas les choses qui sont fausses (ou vraies) mais les idées que nous avons sur elles.

La logique est la science qui établit les règles de la pensée rationnelle, celle qui peut énoncer des propositions vraies. Mais elle distingue la vérité formelle, celle qui provient de l’application des règles logiques, et la vérité matérielle, celle qui est conforme à la réalité objective. Un sophisme (voir plus loin) peut être formellement vrai alors qu’il est matériellement faux. En d’autres termes, on peut respecter toutes les règles de la pensée correcte et dire des absurdités.

De la pensée au langage

Une pensée peut rester dans un esprit sans être manifestée par des paroles et l’écriture. Certains philosophes, depuis Hobbes (voir le texte à la fin du chapitre), font du langage ce qui conditionne l’existence même de la vérité et de l’erreur. Autrement dit, sans le langage (parlé ou écrit), il n’y aurait ni vérité ni erreur.

Il y a un argument décisif en faveur de cette théorie : ni les petits enfants ni les animaux n’ont de rapport à la vérité. En apprenant à parler, l’enfant apprend du même coup à mentir, c’est pour lui une expérience extraordinaire qui lui fait prendre conscience du pouvoir qu’il peut avoir sur ses parents et ses petits camarades. Au début de sa vie, l’enfant croit en effet que ses pensées sont transparentes, et qu’elles n’ont pas besoin d’être manifestées pour être connues par les autres. À partir d’un certain stade de son développement psychique et intellectuel, il se rend compte qu’il peut, par ses seuls mots, tromper celui qui est plus fort que lui. À partir de ce moment-là, il sait qu’il détient un pouvoir enivrant.

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément », écrivait le poète Boileau (c’est nous qui soulignons).

Véracité, franchise, sincérité

La véracité est la qualité de l’énoncé vrai ; la franchise est le fait (loué comme une qualité) de dire ce qu’on pense ; la sincérité est le fait (loué lui aussi comme une qualité) de penser ce qu’on dit. Mais la franchise et la sincérité n’excluent pas l’erreur.

Je peux être sincère ou franc et me tromper. La différence entre l’erreur et le mensonge étant que la première est involontaire alors que le second est toujours intentionnel.

À l’époque classique, on pensait que de même que la logique énonce les lois de la pensée vraie, la grammaire doit énoncer les lois du langage juste. L’étymologie du mot « étymologie » donne « discours de la vérité » : l’idée est qu’il y a une vérité dans les mots eux-mêmes.

Par ailleurs, on ne peut pas penser sans langage : penser, c’est se parler à soi-même. Donc, même si la vérité est dans et par la pensée, tout compte fait, elle doit se trouver dans et par le langage.

De nos jours, nous ne plaçons plus la vérité dans les mots (les signes) mais dans leur association. Dire que « cheval » est vrai n’a pas de sens, mais dire « le cheval est un animal » est vrai, car au sujet « cheval » ont été associés d’autres éléments qui ne le contredisent pas (« le cheval est un oiseau » serait faux, ou fou, ou amusant).

Ainsi, nombre de philosophes des sciences ont défini les sciences comme des langages bien faits.

La contestation sceptique

À l’époque classique, on appelait pyrrhonisme, du nom de Pyrrhon, son fondateur (un philosophe grec), la philosophie selon laquelle la vérité n’existe pas. On utilise aujourd’hui plutôt le terme scepticisme (d’un mot grec qui signifie « examen »).

Il y a plusieurs degrés de scepticisme, depuis le scepticisme faible ou modéré – qui pousse le doute un peu plus loin que ne le fait la critique habituelle – jusqu’au scepticisme fort qui récuse jusqu’à l’idée d’une vérité objective.

Dans l’Antiquité, les sceptiques soutenaient l’argumentation suivante :

La vérité n’existe pas.

Si par hasard elle existe, elle est inconnaissable.

Si par hasard elle est connaissable, elle est incommunicable.

Le scepticisme repose sur des arguments appelés « tropes ». Les plus célèbres sont les suivants :

La diversité et la contradiction des opinions : je dis « blanc », mon voisin dit « noir ».

L’impossibilité de trouver un critère : si je dis « blanc » et que mon voisin dit « noir », qui nous départagera ?

La régression à l’infini des critères : si l’on me donne un critère de vérité, quel sera le critère du critère, puis le critère du critère du critère, etc.? On songe à cette expérience pénible effectuée par tous les lecteurs de dictionnaires : la définition d’un mot ignoré contient des mots qu’on ne connaît pas, ce qui nous oblige à chercher d’autres définitions (en général, par lassitude, on laisse tomber !).

Le cercle vicieux (on l’appelle « diallèle »). Autre expérience de dictionnaire : le mot A renvoie au mot B, lequel renvoie au mot A ; ou bien l’expérience de l’administration : la personne du bureau 103 vous renvoie au bureau 105, lequel vous renvoie au bureau 110, lequel vous renvoie au bureau 103 pour finir (enfin, façon de parler, puisqu’on n’a pas commencé !).

La nécessité des postulats invérifiables. Pour éviter la régression à l’infini et le diallèle, on se voit contraint d’admettre comme vrais des énoncés qu’on ne peut pas prouver. Autrement dit, toute théorie qui se prétend vraie est assise sur du sable.

Contre les arguments sceptiques, les dogmatiques (qui croient à une vérité absolue) et les critiques (qui croient à une vérité relative) répondent :

par le fait qu’il existe des savoirs établis qu’on ne saurait radicalement remettre en doute (si rien ne tenait debout, comment expliquer qu’un ordinateur, fabriqué à partir de milliards de calculs, puisse marcher ?) ;

par des arguments philosophiques. Il faut faire la distinction entre les types de vérité et les types de doute ; toutes les opinons ne se valent pas.

Il y a doute et doute

On distingue le doute sceptique, qui ruine la vérité (ou plutôt son idée), et le doute cartésien, qui part à sa recherche.

Constatant que ce qu’il a appris est mêlé de préjugés et d’erreurs, Descartes décide de tout remettre en doute, jusqu’à l’existence même du monde. Dans cette expérience de pensée, il s’aperçoit que même s’il doute de tout, il ne peut douter qu’il doute. Or douter, c’est penser. « Je pense » (cogito en latin) ne peut donc être balayé par le doute. Le cogito sera par conséquent pris comme modèle en même temps que comme premier exemple de certitude.

On appelle certitude la conscience de connaître la vérité, à ne pas confondre avec la conviction qui porte sur des croyances.

La certitude et la conviction ont la même intensité : l’adhésion du sujet pensant à l’objet de sa pensée est totale (sans arrière-pensée, comme on dit bien). Seulement, dans le cas de la certitude, l’objet peut prendre place dans un énoncé de connaissance, où la démonstration et la preuve sont possibles (voir chapitre 16), tandis que dans le cas de la conviction, l’objet ne peut pas être un élément de connaissance scientifique. Je peux être convaincu que Dieu existe ou que j’irai au paradis après ma mort (car en écrivant ce Bac Philosophie pour les Nuls, j’aurai fait une action qui plaît à Dieu) – mais je ne peux pas en être certain.

La conception positiviste de la vérité

Le positivisme est une philosophie fondée par Auguste Comte au début du XIXe siècle. L’idée centrale en est que seule la science peut parvenir à produire des énoncés vrais, parce qu’elle seule, à la différence de la religion et de la philosophie, est capable de renoncer à se poser des problèmes qui n’ont pas de solutions.

La loi des trois états

Selon Auguste Comte, l’intelligence humaine, tant individuelle que collective, passe par trois stades, trois états, qui suivent un ordre à la fois chronologique et logique :

Dans l’état théologique (religieux) ou fictif, l’esprit humain imagine des dieux pour expliquer les phénomènes de la nature (Zeus fait tomber la foudre et rouler le tonnerre, etc.).

Dans l’état métaphysique ou abstrait, l’esprit remplace les dieux par des concepts – celui de nature, par exemple. Il y a bien un certain progrès par rapport à l’état précédent, mais ce n’est pas suffisant pour constituer une véritable connaissance.

Dans l’état scientifique ou positif (d’où le nom de « positivisme » donné par Auguste Comte à sa philosophie), l’intelligence renonce à poser la question « pourquoi ? », qui est sans solution, au profit de la question « comment ? », qui seule peut déboucher sur l’énoncé de lois scientifiques. Ainsi la science renonce-t-elle à savoir pourquoi les choses existent (question métaphysique) pour se consacrer au fonctionnement des différents phénomènes – ce que les lois traduisent.

Ne confondez pas le positivisme et le scientisme, qui est une forme dérivée mais dogmatique du positivisme. Le scientisme, qui fut très présent au XIXe siècle, mais qui n’a pas disparu, prétend que la science pourra répondre à toutes les questions et résoudre tous les problèmes – même les problèmes d’ordre politique et existentiel.

En un sens, le scientisme tourne le dos au positivisme, lequel repose sur la distinction claire entre le domaine de la connaissance objective (celui des différentes sciences) et le domaine des théories philosophiques (dont les questions pratiques – morales et politiques – font partie).

Auguste Comte a bien prétendu constituer une morale et une politique positives. Herbert Spencer, son disciple anglais, a lui aussi prétendu élaborer une philosophie totale qui aurait englobé, à partir de la théorie de l’évolution, aussi bien les valeurs pratiques que les sciences. Il n’en reste pas moins vrai que le positivisme a consisté, à partir du XXe siècle, à séparer l’ordre de la vérité de celui du sens.

Un positivisme contemporain

À partir des années 1920, sous l’impulsion des travaux de Bertrand Russell et de Ludwig Wittgenstein, des philosophes réunis dans deux « cercles » (le cercle de Berlin puis le cercle de Vienne) constituèrent, sous le nom de « positivisme logique » ou de « néopositivisme » (on dit aussi « empirisme logique »), une philosophie des sciences à partir de ce qu’ils considéraient comme les deux seules bases possibles de la connaissance, donc de la vérité :

la logique ;

les observations empiriques.

Selon les positivistes logiques, la métaphysique, qui ne repose ni sur la logique ni sur l’expérience, est dépourvue de sens (et pas seulement dépourvue de vérité).

La conception positiviste de la vérité, aujourd’hui, est liée à une philosophie du langage qui part de la distinction entre les énoncés qui ont du sens et les énoncés qui en sont dépourvus. Elle différencie par ailleurs le statut de la vérité dans les diverses sciences (une thèse en histoire n’est pas vraie au sens où un théorème peut l’être : voir le chapitre 16 sur la démonstration).

À quoi reconnaît-on un progrès dans le domaine scientifique ?

Certains domaines comme l’art ne progressent pas : nous ne dessinons pas mieux que les artistes de la Préhistoire.

La science est, avec la technique, le domaine où la notion de progrès apparaît comme la plus discutable ; et elle a sur la technique l’avantage de n’engendrer aucun effet détestable. Un progrès est une évolution positive, qui fait d’un « maintenant » quelque chose de plus ou de mieux qu’un « avant ». On peut en effet définir le progrès d’un point de vue quantitatif et d’un point de vue qualitatif.

Point de vue quantitatif : connaître plus

Un étudiant en médecine connaît aujourd’hui plus de choses sur le fonctionnement du corps que le meilleur biologiste du XVIIIe siècle. La sphère des connaissances n’a pas cessé depuis la Renaissance de voir s’allonger son rayon.

Cela signifie concrètement :

Qu’on sait ce qu’on ne savait pas (jusqu’au XVIIe siècle, on n’avait aucune idée de la cellule, ou de la dérive des continents).

Qu’on résout des problèmes : on sait expliquer enfin la nature de l’orage, la croissance d’un embryon, etc.

Conséquence : le tout d’une science à une époque donnée se voit ravalé au rang de partie à une époque ultérieure ; c’est ainsi que la géométrie d’Euclide est devenue une partie de la géométrie, que la physique de Galilée est devenue une partie de la physique. Le progrès scientifique se montre immédiatement à la découverte de nouveaux objets, à la conquête de nouveaux continents (jusqu’au début du XXe siècle, le ciel de l’astronomie était le seul ciel visible, la radioastronomie ayant ensuite élargi ce monde aux dimensions de l’univers entier).

Lorsque le réel se présente sous la forme d’un ensemble fini (les espèces de mammifères, les éléments naturels), le progrès de la science consiste en l’exhaustivité des nominations et classifications (on sait aujourd’hui qu’il n’y a pas plus de 92 éléments naturels dans l’univers entier).

Point de vue qualitatif : connaître mieux

Ce qui différencie une connaissance scientifique d’un savoir empirique, c’est la rigueur de ses moyens et la précision de ses résultats. La science compte et mesure : il y aura progrès lorsque cette comptabilité et cette mesure seront plus précises.

Les savoirs empiriques sont dispersés, distribués de manière aléatoire. La science, à l’inverse, imprime une nécessité rigoureuse à la connaissance et tend toujours vers l’unité, la synthèse, qui est le moyen le plus commode d’embrasser la totalité. Ainsi un grand nombre d’observations diverses, hétérogènes, pourra-t-il être compris sous l’unité d’une loi. Les physiciens travaillent actuellement à l’édification d’une théorie qui permettra d’unifier les quatre interactions fondamentales de l’univers. Les théories ne sont donc pas seulement de plus en plus larges, elles sont aussi de plus en plus puissantes.

Le savoir scientifique ne va donc pas seulement dans le sens de l’extension mais aussi dans celui de l’approfondissement.

Qu’était l’atome jusqu’au XIXe siècle ? Une idée vague, une notion quasi métaphysique. Il est devenu un monde avec ses parties (les particules) et sa structure (les interactions).

Les mesures sont de plus en plus précises. Grâce aux mesures par laser et satellite, on connaît désormais au centimètre près la distance de la Terre à la Lune, et on calcule à la fraction de seconde près (nanoseconde, picoseconde) un laps de temps donné.

La dialectique de l’analyse et de la synthèse

La science procède par accumulation de données : phase analytique. Apparemment, c’est le temps de la dispersion (l’observation et la description précèdent l’explication : ainsi l’histoire naturelle précède la biologie, comme l’ethnographie précède l’ethnologie).

À cette dispersion, semble-t-il, chaotique des données, fait suite un puissant mouvement de synthèse. Une théorie englobante (Newton, Darwin, Einstein, Hilbert) unifie par ses concepts nouveaux des centaines d’énoncés jusque-là éparpillés.

La capacité à poser de nouveaux problèmes

À la différence de la religion, la science est un système ouvert, dynamique, dans lequel les questions posées sont au moins aussi importantes que les questions résolues. Dans tous les domaines aujourd’hui, se posent des milliers de questions dont on n’avait pas seulement idée il y a peu.

Le critère pragmatique : l’utilité pour une vie meilleure

Si la science a longtemps paru être une activité désintéressée (la vraie science, pour les Grecs, devait être de nature contemplative), à partir de la Renaissance, et surtout du XVIIIe siècle, elle se justifia de plus en plus par ses effets bénéfiques. Grâce à la science, l’être humain pouvait enfin sortir de ses misères ancestrales tant matérielles qu’intellectuelles et morales.

Ce bel optimisme a été battu en brèche. D’une part, la science n’est pas si pure : elle peut avoir des effets néfastes ; d’autre part, elle peut être complètement déconnectée de l’utilité pratique pour une vie meilleure en se mettant au service d’intérêts économiques et financiers. Dira-t-on que les recherches concernant les organismes génétiquement modifiés et le clonage sont des progrès, sous prétexte que des choses nouvelles sont réalisées ?

On reconnaît un progrès scientifique en ce qu’on sait plus de choses et mieux, en ce qu’on englobe dans des théories de plus en plus vastes des phénomènes jusque-là isolés, et qu’on est constamment capable de faire rebondir la recherche au lieu de se contenter de gérer le savoir acquis comme une rente.

Ajoutons à cela qu’à la différence du progrès technique, le progrès scientifique, à condition qu’il soit réellement scientifique, est absolument bon, et qu’il est la plus belle illustration de cette aventure qui s’appelle l’Esprit.

Mais plus la sphère du connu se gonfle, et plus le domaine de l’inconnu s’élargit. Ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Il est logique que chaque réponse trouvée suscite d’autres questions encore en suspens. Mais n’importe quel scientifique serait prêt à faire sienne la devise que le grand mathématicien David Hilbert fit graver sur sa tombe : « Nous ignorons. Nous saurons. »

Paralogismes, sophismes et cercles logiques

Le paralogisme est un raisonnement qui transgresse les règles de la logique. Il est involontaire : celui qui commet un paralogisme est de bonne foi. Par exemple, affirmer en toute naïveté : « ce ne peut pas être lui qui a commis le crime puisqu’il est français de souche », est un paralogisme.

Le sophisme est un paralogisme intentionnellement utilisé pour embarrasser ou tromper. Le sophisme est au paralogisme ce que le mensonge est à l’erreur. Il vise l’avantage sur autrui, il est un moyen de pouvoir.

Les sophistes et éristiques grecs se sont ingéniés à imaginer une foule de sophismes pittoresques dont voici les principaux :

Le sophisme cornu : ce que tu n’as pas perdu, tu l’as, or tu n’as pas perdu de cornes, donc tu as des cornes (Quintilien).

Le sophisme du rat : le rat ronge le fromage, or le rat est une syllabe de trois lettres, donc une syllabe de trois lettres ronge le fromage (Sénèque). Ce sophisme joue sur la confusion entre le plan du réel et celui du symbolique.

Le sophisme du tas : si j’ôte un grain à un tas de blé, j’ai encore un tas, si j’ôte un deuxième grain j’ai encore un tas ; lorsque je serai en présence du dernier grain, je serai encore en présence d’un tas, à moins de décider arbitrairement qu’un tas commence à 2, à 3, à 4 éléments… Ce sophisme met en évidence le contraste qui peut exister entre une notion intuitive du langage courant (le tas) et l’exactitude du calcul numérique. Sens analogue avec le sophisme du chauve : un homme n’est jamais chauve puisqu’il n’y a pas de nombre de cheveux à partir duquel il l’est. Si je m’arrache un cheveu, je ne suis pas chauve, un deuxième non plus, etc., comme pour le tas de blé.

Les sophismes, comme les mensonges, se donnent l’apparence de la vérité. Ainsi empruntent-ils volontiers l’allure du syllogisme, modèle du raisonnement déductif.

Dans l’exemple qui suit, le sophisme provient d’une majeure fausse mais qu’intuitivement l’on accepte comme vraie :

- Tout ce qu’est rare est cher.

- Un cheval bon marché est rare.

- Donc un cheval bon marché est cher.

Il est faux que tout ce qui est rare est cher (la preuve en est donnée par l’exemple même), mais comme cela semble correspondre à notre expérience quotidienne, on l’accorde imprudemment, sans examen.

Le sophisme peut provenir aussi d’un changement subreptice de point de vue masqué par l’identité de la formulation :

- Plus il y a de gruyère, plus il y a de trous.

- Plus il y a de trous, moins il y a de gruyère.

- Donc plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère.

Les trous du gruyère sont ici considérés tantôt comme proportionnels à la quantité de gruyère, tantôt comme des vides absolus, les signes d’une absence de fromage.

Le sophisme peut provenir aussi d’un changement subreptice de sens d’un mot masqué lui aussi par l’identité de la formulation :

- Un homme a marché sur la Lune.

- Je suis un homme.

- Donc j’ai marché sur la Lune.

Ce sophisme joue sur l’ambiguïté du mot un en français, qui désigne tantôt quelque chose de précis, d’unique, de défini, tantôt quelque chose de quelconque, d’où la plaisanterie :

– À New York, un homme est écrasé toute les trente secondes !

– Le pauvre !

Un sophisme analogue joue sur le verbe avoir, qui renvoie à des relations de type différent : « Tu possèdes un chien qui a des petits, ce chien a des petits, ce chien est donc père. Tu as donc un père dont les petits sont des chiens, tu es donc toi-même un frère de chien, tu es donc un chien. »

Une forme habile de sophisme consiste à prouver autre chose que ce qui est en question en ignorant volontairement ce qui est à prouver (les scolastiques appelaient ce procédé ignoratio elenchi). On songe au prestidigitateur parlant beaucoup et faisant beaucoup de gestes pour attirer l’attention du public là où rien ne se passe. De même, par l’ignoratio elenchi, l’auditoire étourdi par la virtuosité rhétorique en finit par oublier lui-même le problème qui était en jeu. Les avocats, les hommes politiques, pour des raisons évidentes, usent et abusent de la chose.

Quand la pensée tourne en rond

Le menteur est le plus célèbre des paradoxes. Épiménide est Crétois. Il dit que les Crétois sont menteurs. En disant cela, dit-il vrai ou faux ? Car si Épiménide dit vrai en disant que les Crétois sont menteurs, il ment puisqu’il est Crétois, mais s’il ment, alors il dit vrai en disant que les Crétois mentent. Pas moyen de sortir de cet affreux tourniquet : Épiménide dit la vérité quand il dit qu’il ment, et il ment quand il dit que les Crétois sont menteurs !…

Les phrases auto-référentielles

Les paradoxes logiques viennent souvent de leur caractère auto-référentiel. Lorsque certains énoncés se prennent eux-mêmes pour contenu et s’englobent dans ce qu’ils disent, il n’est plus possible de savoir si ce qu’ils disent est vrai. Les plus célèbres de ces énoncés auto-référentiels sont :

« Il est interdit d’interdire » (slogan célèbre de mai 1968).

« À bas les graffitis » (graffiti lu sur un mur).

« Toutes les idées générales sont fausses » (mais ceci est une idée générale…).

On appelle indécidables les énoncés qui ne peuvent être dits ni vrais ni faux en vertu des règles de la logique.

Le paradoxe de la pendaison

Cervantès évoque dans son chef-d’œuvre Don Quichotte un pays doté d’une loi curieuse. À sa frontière, des soldats demandent à chaque voyageur : « Pourquoi venez-vous ici ? » Si le voyageur dit la vérité, il passe. Mais s’il ment, il est pendu aussitôt (une potence est dressée là…).

Un jour, un voyageur répond à cette question par ces mots :

« Je viens ici pour être pendu ! »

Que peuvent faire les soldats ? Rien ! Car s’ils pendent le voyageur, cela voudra dire que celui-ci a dit vrai – auquel cas il devrait être laissé libre. Seulement, en le laissant passer, les soldats feront en sorte que le voyageur aura menti en disant qu’il est venu pour être pendu. Or s’il a menti, il doit être pendu !… Tuant, non ?

Les logiciens se sortent de ces difficultés en distinguant entre les différents plans du discours. On admettra que la vérité ne peut qualifier qu’un seul plan à la fois. Ainsi, celui qui dit « je mens » peut dire vrai en disant « je mens », car dire « je mens » ne signifie pas que l’on ment toujours.

Comment doit-on comprendre le dicton « L’erreur est humaine » ?

« L’erreur est humaine » : sens superficiel

Tout le monde peut se tromper.

L’erreur est habituelle.

C’est une invitation à la tolérance, au pardon, à l’oubli des erreurs.

« L’erreur est humaine » : sens plus profond

L’erreur est le propre de l’homme : seul l’homme commet des erreurs, l’animal ne se trompe pas puisqu’il n’émet aucun jugement. Dieu ne se trompe pas non plus puisqu’il est parfait.

L’erreur est relative à la vérité. Or la vérité n’existe qu’à travers le jugement. Comme l’homme est le seul à pouvoir énoncer le vrai, il est le seul à pouvoir se tromper.

L’erreur peut être profitable, utile et féconde. Il y a eu dans l’histoire des sciences des erreurs qui ont fait avancer la connaissance.

Les lieux communs – un dicton est un lien commun – recèlent parfois des sens profonds. En disant que « l’erreur est humaine », on dit finalement plus qu’on ne croit.

Textes canoniques

Philosophe anglais de la première moitié du XVIIe siècle, Thomas Hobbes fut le premier à avoir clairement situé la vérité du côté du langage, et non plus du côté des choses, comme on le faisait depuis Platon. Dès lors, la vérité change de statut : elle ne désigne plus que la qualité propre à certains énoncés.


Quand deux nominations sont jointes ensemble dans une consécution ou affirmation, telles que Un homme est une créature vivante, ou Si c’est un homme, c’est une créature vivante, si la deuxième dénomination, créature vivante, désigne tout ce que désigne la première, homme, alors l’affirmation ou consécution est vraie ; autrement elle est fausse. Là où il n’est point de parole, il n’y a ni vérité ni fausseté. Il peut y avoir erreur, comme lorsqu’on attend ce qui n’arrivera pas ou qu’on suppose ce qui n’est pas arrivé : mais ni dans un cas ni dans l’autre on ne peut vous reprocher de manquer à la vérité.

Puisque la vérité consiste à ordonner correctement les dénominations employées dans nos affirmations, un homme qui cherche l’exacte vérité doit se rappeler ce que représente chaque dénomination dont il use, et la placer en conséquence : autrement, il se trouvera empêtré dans les mots comme un oiseau dans des gluaux ; et plus il se débattra, plus il sera englué. C’est pourquoi en géométrie, qui est la seule science que jusqu’ici il ait plu à Dieu d’octroyer à l’humanité, on commence par établir la signification des mots employés, opération qu’on appelle définitions et on place ces définitions au début du calcul.

Th. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971, p. 31.


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Dans ce texte extrait de la préface de La Phénoménologie de l’Esprit, Hegel critique les deux manières habituelles de concevoir la succession des systèmes philosophiques : puisqu’ils se contredisent, ou bien ils ont tous tort, ou bien un seul a trouvé la vérité. Hegel introduit dans la conception de la vérité deux idées nouvelles : celle de totalité et celle de devenir. « Le vrai, c’est le tout » : la pensée n’est pas le passage de l’erreur à la vérité (d’un faux système à un système « vrai ») mais l’ensemble des systèmes. Par ailleurs, la vérité est le résultat d’un processus : il n’y a pas de vérité de départ, il n’y a de vérité qu’à l’arrivée – ce que la science moderne confirme, en effet.


D’autant plus rigidement la manière commune de penser conçoit l’opposition mutuelle du vrai et du faux, d’autant plus elle a coutume d’attendre dans une prise de position à l’égard d’un système philosophique donné, ou une concordance, ou une contradiction, et dans une telle prise de position elle sait seulement voir l’une ou l’autre. Elle ne conçoit pas la diversité des systèmes philosophiques comme le développement progressif de la vérité ; elle voit plutôt seulement la contradiction dans cette diversité. Le bouton disparaît dans l’éclatement de la floraison, et on pourrait dire que le bouton est réfuté par la fleur. À l’apparition du fruit, également, la fleur est dénoncée comme un faux être-là de la plante, et le fruit introduit à la place de la fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas seulement distinctes, mais encore chacune refoule l’autre, parce qu’elles sont mutuellement incompatibles. (…) Au contraire, la contradiction à l’égard d’un système philosophique n’a pas elle-même coutume de se concevoir de cette façon ; et, d’autre part, la conscience appréhendant cette contradiction ne sait pas la libérer ou la maintenir libre de son caractère unilatéral ; ainsi dans ce qui apparaît sous forme d’une lutte contre soi-même, elle ne sait pas reconnaître des moments réciproquement nécessaires.

G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941, p. 6.


Fiche révision

Comme le langage, la vérité peut être rapportée ou bien à la réalité, ou bien à la pensée, ou bien aux signes de la communication : être, penser, dire.

Platon s’est farouchement opposé à la conception conventionnaliste des sophistes. Pour lui, la vérité s’identifiait à la réalité idéale éternelle. Platon est à l’origine des conceptions universalistes (non relativistes) de la vérité.

Le scepticisme est la philosophie selon laquelle la vérité n’existe pas, ou bien, si elle existe, elle n’est pas connaissable. Les adversaires du scepticisme lui ont objecté qu’il se contredisait lui-même en supposant sa propre vérité (la vérité du scepticisme). La vérité semble être une valeur contre laquelle et en dehors de laquelle il semble impossible de se situer.

Ne pas confondre le doute sceptique et le doute cartésien. Chez Descartes, comme chez les hommes de science modernes, le doute est une méthode pour balayer les ignorances et les préjugés, et ainsi pour parvenir à la vérité. Les sceptiques, quant à eux, entendent détruire l’idée même de vérité.

Le positivisme est la philosophie introduite par Auguste Comte. Il considère que la vérité n’existe que dans les sciences. Le scientisme sera une forme dogmatique du positivisme (il considérera que tous les problèmes, même humains, comme les problèmes moraux et politiques, pourront être résolus un jour par des moyens scientifiques).

Quelques auteurs et textes phares à consulter

Platon, Théétète.

Sur l’art de Socrate : la maïeutique. Sur la distinction entre l’apparence et la vérité.

Platon, La République.

Livre VII : sur la théorie des Idées (c’est dans ce livre que figure la célèbre allégorie de la caverne, voir le chapitre 28) et sur la vérité en mathématiques. Les mathématiques se rapportent à des objets idéaux, intemporels. Elles sont une propédeutique (préparation à l’éducation) à la philosophie.

A. Einstein et L. Infeld, L’Évolution des idées en physique.

Quel est le but de la science ? La science vise l’objectivité : elle cherche à inventer des idées qui correspondent à la réalité de notre monde. La recherche scientifique peut-elle être conduite indépendamment de la croyance en l’harmonie interne du monde ?

G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique.

Sur l’opposition radicale entre la science et l’opinion et sur les obstacles à la connaissance scientifique.