Chapitre 26

Le devoir

Élèves de L, ES ou S, lisez ce chapitre !

Dans ce chapitre :

L’évolution de la notion de devoir

La conception de Kant

Les problèmes et les conflits

De la contrainte externe à l’obligation intérieure

Le verbe « devoir » en français est équivoque : lorsque nous disons que la pluie doit tomber ou que le ministre doit démissionner, ou encore que le débiteur doit rembourser ses dettes, nous utilisons le mot en des sens différents. Le verbe « devoir » renvoie tantôt à la nécessité physique, naturelle, tantôt à l’événement logique, prévisible, tantôt à l’action normale sur le plan moral.

Les sociétés modernes sont individualistes. Elles centrent les volontés et les actions sur les sujets particuliers (moi, toi, lui, etc.). Il n’en allait pas de même autrefois.

Dans la Bible et le Coran, les devoirs sont prescrits aux hommes par Dieu lui-même – la désobéissance est donc un crime contre Dieu. Dans les sociétés traditionnelles, on identifiait l’ordre social (humain) et l’ordre de la nature (physique), la nécessité et l’obligation. Ainsi, en Inde, chaque caste avait des devoirs spécifiques : les prêtres (brahmanes) avaient les leurs, ainsi que les commerçants, les guerriers, etc. Ne pas accomplir les devoirs de sa caste, c’est s’exposer à subir, dans une vie future, une mauvaise réincarnation.

La séparation de la religion, du droit et de la morale

Dans les sociétés traditionnelles, religion, droit et morale sont confondus. Ainsi le Coran est-il un livre à la fois moral, juridique et religieux.

Les sociétés modernes tendent à l’inverse à séparer les différentes sphères : la religion a quitté le champ politique et social (laïcité), la morale a été intériorisée, elle est devenue une affaire de conscience.

Kant distingue, pour les opposer, le droit et la morale : avec le droit, j’obéis à une loi extérieure (hétéronomie) ; avec la morale, j’obéis à une loi intérieure (autonomie). La distinction entre la nécessité et l’obligation a le même sens.

La conception kantienne du devoir

C’est Kant qui donna au devoir une place centrale dans la philosophie morale.

La morale selon Kant ne peut venir ni d’en haut (Dieu, la religion), ni de l’extérieur (la société), elle doit reposer sur la conscience même de l’être humain. Mais Kant refuse également la théorie partagée par la plupart des philosophes (surtout anglais) de son époque, celle selon laquelle le bien moral repose sur l’affectif (le sentiment ou l’émotion).

La morale du sentiment

Si le bien moral n’est pas dicté par Dieu et est distinct des lois de la société, il vient de l’être humain lui-même. Seulement, l’être humain peut être compris ou bien comme un être sensible et sentimental (c’est le point de vue des empiristes anglais), ou bien comme un être rationnel et raisonnable (c’est le point de vue de Kant).

À partir de Kant, on opposa donc les « morales du sentiment » aux « morales du devoir ».

Pour les empiristes anglais, le bien, c’est ce qui fait du bien, le mal, ce qui fait du mal. Aux yeux de Kant, cette confusion ôte toute force à la morale : rien de plus relatif et de plus changeant que le « bon ». Après tout, le voleur et l’assassin « se font du bien » en cambriolant et en tuant !

Kant distingue les mobiles sensibles (l’intérêt, par exemple) et les motifs rationnels. Un homme qui agit par impulsion, parce que cela lui est plus facile et lui procure un avantage immédiat, agit selon des mobiles. Une action morale, elle, s’appuie sur des motifs.

Pour Kant, comme pour Rousseau, le devoir est la voix (on peut écrire aussi « la voie ») de la raison, car lui seul rend possible la coexistence entre tous les membres d’une société. Il n’y a, en fait, qu’un seul devoir : celui qui me dit d’agir comme je voudrais que tout le monde agisse.

Telle est l’expression du fameux impératif catégorique : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être tenue pour une loi universelle. » Cette formulation complexe traduit philosophiquement la question que tout le monde s’est posée des centaines de fois depuis l’enfance, et qui est la vraie question morale : et si tout le monde en faisait autant ?

Une expérience de pensée facile à réaliser

Pourquoi le mensonge, le vol et le meurtre sont-ils impossibles à accepter moralement ? Parce que leur extension à l’ensemble de l’humanité (leur « universalisation ») aboutirait aussitôt à des situations impossibles. Imaginez qu’on vous ait menti depuis votre entrée en terminale, que le baccalauréat n’aura pas lieu, imaginez que toutes les informations que vous recevez soient fausses, à commencer par celles contenues dans Le Bac Philosophie pour les Nuls ! Pouvez-vous croire que la société pourrait encore tenir sur de telles bases ?

Telle est l’action immorale, celle dont la généralisation est impossible : le menteur ne peut pas vouloir qu’on lui mente aussi, le voleur ne peut pas vouloir être volé à son tour et l’assassin ne peut pas vouloir être tué.

Kant distingue l’impératif hypothétique (« Si tu veux ceci… fais cela ! ») et l’impératif catégorique (« Fais cela ! »). Seul le devoir, qui obéit à l’impératif catégorique, est moral. Le commerçant qui est honnête afin ne pas perdre ses clients n’accomplit pas de cette façon une action morale, car il agit selon son intérêt (un mobile) bien compris. Le commerçant qui, de son côté, fait payer le prix juste par principe, accomplit, lui, une action morale, car il agit par devoir (et non « conformément au devoir »).

Extérieurement, les deux actions reviennent au même, elles ont le même résultat (les clients ne sont pas grugés). C’est la preuve que la moralité d’une action tient à des facteurs internes, qu’elle appartient à l’intériorité du sujet humain (son intention).

Kant appelle bonne volonté la volonté qui nous ordonne d’agir par devoir, c’est-à-dire selon la loi morale. Cette bonne volonté (qui évidemment n’a pas le sens habituel) est dite « sublime » (voir chapitre 39).

Les SS étaient-ils kantiens ?

Lors de son procès, Adolf Eichmann, l’un des maîtres d’œuvre de la Solution finale (le plan d’extermination totale des Juifs d’Europe par les nazis), invoqua Kant pour se justifier : il n’avait fait qu’obéir à son devoir ! Ainsi, l’un des principaux responsables de six millions de morts n’aurait fait qu’obéir à son devoir !

Il n’est pas difficile de dénoncer là un sophisme : Eichmann a obéi sans penser à un ordre criminel qui lui venait de l’extérieur. Or il n’y a pas de morale sans pensée.

C’est pourquoi les êtres amoraux sont beaucoup plus dangereux que ceux qui sont simplement immoraux. Un tueur psychopathe, par exemple, est plus amoral qu’immoral : il n’a pas de sens moral, de même qu’un aveugle n’a pas le sens de la peinture.

Conflits et problèmes

On appelle principialisme le point de vue selon lequel une action moralement bonne est celle qui s’appuie sur un principe du bien, posé au départ. Le conséquentialisme est le point de vue selon lequel la moralité d’une action se juge d’après ses résultats, et non d’après ses principes ou ses intentions. L’utilitarisme est conséquentialiste.

Entre les deux, l’intentionalisme accorde la priorité à l’intention de l’agent : une action est moralement bonne si elle a été déterminée par la conscience morale de l’agent.

L’utilitarisme fait de l’utilité le critère de l’action bonne aussi bien en morale qu’en politique. Le critère de l’utilité est lié au « calcul des plaisirs » : si la somme des avantages (ou des plaisirs) est plus grande que celle des inconvénients (ou des déplaisirs), alors l’action est bonne.

Dans une société, une décision sera dite « bonne » si elle améliore le sort d’une majorité d’individus.

Les conflits de devoirs sont en réalité très courants – la vie morale n’est pas un long fleuve tranquille…

Le sociologue allemand Max Weber opposait la morale de la conviction et la morale de la responsabilité. La première veut tenir ferme sur ses principes au risque d’être abstraite et sans prise sur la réalité ; la seconde adapte ses valeurs et ses idéaux en fonction de la complexité de la situation. Ainsi, en politique, un homme qui voudra rester pur dans ses convictions risquera de passer sa vie isolé et cantonné dans l’opposition. D’un autre côté, celui qui aura adopté la « morale de la responsabilité » sera tenu pour un traître ou un hypocrite, en tout cas, pour un opportuniste.

Un exemple de conflit moral : le mensonge par humanité

À la question de savoir s’il est bon de mentir dans certains cas (pour protéger un innocent en fuite, pour cacher une nouvelle affreuse, etc.), la plupart d’entre nous répondent : oui. Nous sommes presque tous utilitaristes et conséquentialistes : pour nous, le mensonge peut être préférable à la franchise.

Kant, par principe, refusait de croire qu’il pouvait y avoir de bons mensonges. Et il donnait même l’exemple de l’innocent injustement poursuivi, et qui se réfugierait chez nous. Même en ce cas, disait Kant, nous ne devons pas mentir…

Peut-on agir par-delà le bien et le mal ?

La dualité du bien et du mal fonde toutes les morales. Peut-on agir par-delà la morale ? En d’autres termes, est-il possible d’agir de telle manière que nos actes ne puissent plus être moralement qualifiés ?

La dualité inhérente à l’ordre symbolique

L’ordre symbolique est la réalité humaine par excellence – la réalité à double face langage/pensée, que les Grecs appelaient logos. Deux signes suffisent à constituer un langage (exemple : l’algèbre de Boole réduit tous les chiffres à 1 et à 0 et peut écrire par combinatoire tous les nombres possibles). Tout ordre symbolique est un ensemble d’oppositions fondamentales : vrai/faux, bien/mal, beau/laid, etc.

De même que la dualité du vrai et du faux structure nos discours et leur donne un sens, de même la dualité du bien et du mal structure nos actions et leur donne un sens. On ne peut pas davantage échapper au bien (et au mal) dans nos actes, qu’on ne peut échapper au vrai (et au faux) dans nos discours. On dépend toujours en quelque manière de ce contre quoi on s’insurge. Les personnages de Sade et les gangsters d’Al Capone n’agissent pas « par-delà le bien et le mal » mais contre des valeurs que le système social veut dominantes.

L’immoralisme n’est pas un non-moralisme. De même que le non-art finit toujours par devenir de l’art, de même qu’il n’y a pas de discours contre le langage (puisque pour parler contre le langage, il faut parler), de même l’immoralisme est une forme de moralisme. Les règles de la mafia sont en fait hyper-codées (sens de l’honneur, vertu du courage, règle absolue de la parole donnée, loi du silence, etc.). On n’échappe pas à l’ordre symbolique.

Quant aux actes que les stoïciens nommaient indifférents (marcher, manger quand on a faim, etc.), s’ils ne peuvent être moralement qualifiés, ce n’est pas parce qu’ils sont au-delà du bien et du mal mais en deçà. Il en va de même avec les actions du fou et du petit enfant : leur amoralisme n’est pas du tout un dépassement.

À quelles conditions un dépassement est-il néanmoins possible ?

Les valeurs morales servent à perpétuer un ordre social. Le mal, c’est le désordre : un mensonge, un vol, un crime introduisent des chaos dans la vie humaine et c’est pourquoi ils sont qualifiés de mauvais.

Or il peut arriver, même si cela revêt un caractère exceptionnel, que certains individus, en certaines occasions, transcendent les réquisits de la vie morale. Qu’on songe à la façon dont les saints ont vécu, en les dépassant, les vertus d’amour et de sacrifice, à la façon dont les héros ont vécu, en les dépassant, les vertus de courage et d’abnégation. Non seulement l’évêque Myriel, dans Les Misérables de Victor Hugo, ne dénonce pas son voleur (Jean Valjean), mais il lui donne en présence des gendarmes deux chandeliers en argent, en laissant entendre qu’il les lui avait donnés !

Il y a aussi, hélas !, des dépassements dans l’horreur : les crimes contre l’humanité, par exemple, dont le génocide (entreprise d’extermination de tout un peuple) est la forme la plus abominable.

Une éthique supérieure à la morale est donc possible. Une morale est par essence conservatrice, tandis qu’il y a un aspect proprement créateur dans l’éthique.

Texte canonique

On appelle déontologie l’ensemble des devoirs propres à une profession. Le plus ancien code de déontologie est le serment d’Hippocrate, qui est aussi, depuis vingt-cinq siècles, l’expression des règles morales auxquelles le médecin jure de se conformer dans l’exercice de sa profession. Bien sûr, nous ne croyons plus à Apollon ni à Esculape, dieux de la médecine, ni à Hygie (qui a donné son nom à l’hygiène), ni à Panacée, les filles d’Esculape, mais les forces qu’ils symbolisaient sont toujours vivantes, car ce sont celles de la civilisation.

Or c’est pour ne pas désobéir aux devoirs prescrits par ce texte que certains médecins ont refusé et refusent toujours de pratiquer l’avortement – par ailleurs légalisé par voie démocratique. Le même dilemme s’est posé à propos de l’euthanasie, strictement prohibée par le serment d’Hippocrate mais largement pratiquée (tout en étant encore, dans la plupart des pays, criminalisée).


Je jure par Apollon médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et tous les déesses, les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l’engagement suivant : Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon avoir, et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins ; je tiendrai ses enfants pour des frères, et, s’ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je ferai part des préceptes, des leçons orales et du reste de l’enseignement à mes fils, à ceux de mon maître, et aux disciples liés par un engagement et un serment suivant la loi médicale, mais à nul autre. Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion ; semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif. Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté. Je ne pratiquerai pas l’opération de la taille, je la laisserai aux gens qui s’en occupent. Dans quelque maison que j’entre, j’y entrerai pour l’utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves. Quoi que je voie ou entende dans la société ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas. Si je remplis ce serment sans l’enfreindre, qu’il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais parmi les hommes ; si je le viole et que je me parjure, puissé-je avoir un sort contraire !

Le serment d’Hippocrate.


Fiche révision

On parle de devoir à partir du moment où une force d’origine sociale ou morale l’emporte sur les contraintes physiques. Manger tous les jours, par exemple, est une nécessité (naturelle), pas un devoir.

Pour Kant, le devoir vient du sujet moral lui-même, il ne lui est imposé ni par les commandements de la religion ni par les lois de la société. Il est dit, pour cette raison, autonome (le contraire d’autonome est hétéronome : dont la loi vient de l’extérieur).

Aux yeux des principialistes, le Bien existe objectivement et constitue la norme absolue par rapport à laquelle une action peut être dite bonne ou mauvaise. Aux yeux des conséquentialistes, à l’inverse, le bon existe relativement et qualifie un acte dont les résultats sont utiles ou profitables.

Quelques auteurs et textes phares à consulter

Platon, Criton.

Dans ce petit dialogue, qui prend place entre

L’Apologie de Socrate où est fait le récit du procès de ce dernier, et Phédon, qui retrace le dernier entretien de Socrate avec ses disciples juste avant de boire le poison auquel il a été condamné, Platon raconte comment Socrate, dans sa prison où il attend avec tranquillité le jour de sa mort, refuse la proposition d’évasion faite par ses amis. L’argument de Socrate est le suivant : ce sont les lois de la cité qui ont fait de lui un citoyen ; elles sont par conséquent sa véritable mère. S’évader, ce serait leur ôter toute valeur. Un citoyen a le devoir absolu d’obéir aux lois, même lorsque celles-ci commettent une injustice à son égard.

E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique, § 23, trad. M. de Gandillac, Gonthier, 1964, p. 31.

Distinction entre droit et morale.