Chapitre 14

Théorie et expérience

Ce chapitre intéresse surtout les élèves des séries L et technologiques.

Dans ce chapitre :

Tenir compte de l’expérience ne va pas de soi

L’aller et retour de l’esprit aux choses

Apparemment, il existe une opposition claire entre la théorie, qui vient de la pensée, et l’expérience, qui vient de la réalité. En fait, les choses ne sont pas si simples. Pour tenir compte de l’expérience, en effet, il faut déjà avoir une théorie disposée à l’admettre.

Le refus, l’oubli et le mépris de l’expérience

Toutes les sociétés humaines ont une « sagesse » et des savoir-faire établis au fil de siècles de leur existence. Ainsi la distinction (vitale) entre poisons et aliments comestibles ne peut-elle provenir que d’une observation attentive des choses.

Et pourtant la vision du monde que nous donnent les mythologies montre assez qu’à côté d’observations précises faites sur le milieu naturel (plantes et animaux), les systèmes de pensée se construisent indépendamment du monde réel. L’astrologie, par exemple (voir chapitre 15), est une construction mentale très largement étrangère aux choses observées (la preuve, c’est que chaque peuple a son astrologie propre et donne des noms différents aux mêmes constellations).

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » : c’est l’inscription que pouvaient lire les élèves de Platon à l’entrée de l’Académie, son école. Or Platon interdisait l’usage d’instruments comme la règle et le compas pour résoudre les problèmes : la géométrie, selon lui, doit rester affaire de pensée pure.

Mais si les mathématiques peuvent être considérées comme une affaire de pure pensée, il en va autrement avec les sciences de la nature. Or, justement, au lieu d’observer et de faire des expériences, les Grecs, puis les Européens du Moyen Âge qui leur ont succédé ont plutôt développé des idées a priori, c’est-à-dire indépendantes de l’expérience, sur les phénomènes de la nature ou sur les mécanismes du corps.

Le tabou de la dissection

Ainsi, pour des raisons religieuses, était-il interdit d’ouvrir un corps pour voir ce qui s’y passe. Les premiers chirurgiens et anatomistes, au XVIe siècle, durent travailler clandestinement (parfois en volant des cadavres à la morgue...) pour aboutir à leurs découvertes. On comprend dans ces conditions que les idées fausses, les plus extravagantes, aient circulé en ce domaine pendant des siècles.

Il suffisait qu’une idée émane d’une autorité (religieuse ou philosophique) pour être considérée comme vraie : c’est ce qu’on appelle l’argument d’autorité. Au Moyen Âge, les docteurs commençaient et finissaient leurs cours par « Aristote a dit ». Un seul passage dans le livre révélé (Bible ou Coran) dispensait de toute vérification.

La découverte de l’expérience

C’est un philosophe anglais, Francis Bacon, qui, au début du XVIIe siècle, justifia ce qui plus tard fut appelé la « méthode expérimentale dans les sciences ». Alors que la raison armée de la seule logique ne peut découvrir des vérités que déductivement (d’un axiome, par exemple, elle tire un théorème par des procédés logiques), la pensée qui sait allier l’expérience à l’idée pure est capable d’induction : d’un certain nombre d’observations, elle tire une loi. Une induction est une généralisation rationnelle ; elle passe de quelques-uns à tous (de ce qu’une feuille d’arbre, une balle lancée en l’air, un verre que j’ai lâché tombent, j’en conclus que tous les corps tombent).

Il y a expérience et expérience. On « a » des expériences, et on « fait » des expériences : le mot « expérience » n’a pas le même sens dans les deux cas. Il y a d’un côté l’expérience vécue (ainsi parlera-t-on d’un « homme d’expérience »), et de l’autre l’expérience scientifique (ainsi parlera-t-on d’une « expérience » en chimie). Les Anglais et les Allemands disposent de deux mots distincts pour désigner ces deux « expériences » : « experience » et « Erfahrung » pour l’expérience vécue, « experiment » et « Experiment » pour l’expérience scientifique.

L’équivoque en français disparaît avec l’usage d’un adjectif : « empirique », qui renvoie à l’expérience vécue ; « expérimental », qui renvoie à l’expérience scientifique.

Les deux médecines

Ainsi se gardera-t-on de confondre la médecine empirique, fondée sur des traditions répercutées de siècle en siècle et de génération en génération (des baumes et onguents étaient ainsi composés à partir des plantes), et la médecine expérimentale, qui est la véritable médecine scientifique, apparue au XIXe siècle seulement et fondée sur la rigueur des observations et des expériences.

En synthétisant la rigueur de la pensée rationnelle et la fécondité de l’expérience, Kant établit une théorie originale de la connaissance. Ce qui est déduit par la pensée est rigoureux mais n’apprend rien, ce qui est donné par l’expérience est fécond mais peu rigoureux : il convient d’allier la vertu de la pensée logique (la rigueur déductive) et la fécondité de l’expérience sensible pour obtenir une vraie connaissance de la nature physique.

Rationalisme et empirisme

ÀLocke qui disait qu’il n’est rien dans l’entendement (l’intelligence) qui n’ait d’abord été dans les sens, Leibniz ajoutera : « si ce n’est l’entendement lui-même ».

Pour un philosophe empiriste comme Locke, toute connaissance vient des sens : nous n’aurions aucune idée du jaune et du rouge si nous avions pas vu ces couleurs. Pour un philosophe rationaliste comme Leibniz, la raison humaine possède déjà en elle-même, à la naissance (d’où le qualificatif d’« innées » attaché à ces idées), certaines conceptions. Avec sa théorie critique (criticisme), Kant s’est efforcé de dépasser l’opposition entre ces deux philosophies contraires.

Les trois temps de la méthode expérimentale

Les sciences « dures », c’est-à-dire rigoureuses, sont souvent classées en deux familles : les sciences logico-mathématiques, d’un côté, qui sont une construction de la pensée, et les sciences expérimentales, de l’autre, qui étudient la réalité objective (les sciences humaines, dites « molles », sont en dehors de cette partition). La physique, la chimie et la biologie sont les principales sciences expérimentales.

La méthode expérimentale peut être décomposée en trois moments :

L’observation, qui est la première prise de contact de l’esprit avec les choses.

L’hypothèse, qui est l’idée d’une explication possible du fait observé (« et si c’était ?… »).

La vérification, qui permet, grâce à l’expérience, de garder l’hypothèse, et ainsi de la changer en vérité, ou bien de la rejeter.

Claude Bernard, auteur du célèbre ouvrage Introduction à la médecine expérimentale, résume ces trois temps de cette manière : « Le fait provoque l’idée, l’idée dirige l’expérience, l’expérience juge l’idée. »

Un exemple de méthode expérimentale : la solution du problème de l’origine de la Lune

Toutes les mythologies racontent la naissance de la Lune – qu’elle soit créée par Dieu ou identifiée à une déesse.

La science la considérera comme un objet matériel, l’unique satellite naturel de la Terre. Mais d’où vient la Lune ? Trois hypothèses s’affrontaient (il n’y en avait pas d’autres possibles scientifiquement) :

Ou bien la Lune était un astre qui a fini par être capturé dans le champ gravitationnel de la Terre.

Ou bien elle est née de l’accrétion (agglomération) d’astéroïdes et de poussières cosmiques qui tournaient autour de la Terre.

Ou bien elle est issue d’un morceau détaché de la Terre à l’époque où celle-ci avait la forme d’une patate flasque.

Des sondages et des mesures ont établi la parenté géologique entre la Terre et la Lune : ainsi la troisième hypothèse était la bonne.

La falsifiabilité

Karl Popper est connu pour avoir critiqué la conception classique de l’expérimentation. Deux idées sont au centre de son travail. Tout d’abord, l’expérience ne peut établir définitivement la vérité d’une hypothèse. Seule une infirmation (l’expérience dit « non » à l’hypothèse) est définitive ; la confirmation (l’expérience dit « oui »), elle, est provisoire. Il y a donc une dissymétrie entre la vérification (l’expérience prouve la justesse d’une hypothèse) et la falsification (l’expérience prouve la fausseté d’une hypothèse). Si je dis que tous les merles sont noirs, et que j’observe des merles noirs, ma thèse est confirmée. Mais un seul merle blanc suffit à ruiner cette thèse. Selon Popper, les « vérités » en physique ne sont que provisoires. Ainsi l’hypothèse selon laquelle la vitesse de la lumière (symbolisée par c) est la vitesse maximale indépassable ne peut être considérée comme vraie que tant qu’elle n’a pas été démentie par une expérience.

Seconde idée centrale : les théories qui ne peuvent pas être falsifiées, c’est-à-dire testées par une expérience risquant de les démentir, ne sont pas de nature scientifique. Ainsi l’astrologie est-elle entièrement étrangère à l’expérience, elle lui est indifférente (aucune observation, aucune mesure n’est susceptible de la remettre en cause aux yeux de ceux qui y croient). Pour Karl Popper, le marxisme et la psychanalyse, malgré leur prétention (celle d’être la science de l’histoire, pour la première, et celle d’être la science de l’inconscient, pour la seconde), ne sont pas des sciences : aucune expérience ne peut les démentir ! Le fait pour une science d’être à l’abri de l’expérience ou, pire, indifférente à l’expérience, loin d’être un signe de force, de vérité, est une preuve de son caractère non scientifique.

La dialectique de la théorie et de l’expérience

Il y a dialectique lorsque, entre deux choses (idées, forces, etc.), des relations d’implication réciproque s’ajoutent aux relations d’opposition.

La théorie et l’expérience s’opposent comme la pensée et le réel, l’abstrait et le concret, mais il n’y a pas d’expérience sans théorie et (en physique) pas de théorie véritable sans expérience.

Les liens entre la science et la technique figurent bien cette dialectique :

D’un côté, la science (théorique) et la technique (pratique) s’opposent (on fera la distinction entre la relation d’Einstein d’équivalence entre la masse et l’énergie – E = mc2 –, qui est scientifique, et la fabrication de la bombe atomique, qui est un acte technique).

D’un autre côté, cependant : a) la science naît de la technique (on a découvert les lois de la balistique après la découverte des armes à feu) ; b) la science détermine la technique (l’optique a permis la fabrication des microscopes et des télescopes, le laser a donné naissance à de nouvelles armes) ; c) la technique conditionne la science (les instruments permettent nombre de découvertes, en biologie comme en astronomie).

Les découvertes (scientifiques) et les inventions (techniques) se conditionnent donc mutuellement.

Texte canonique

Ce texte extrait de la préface de la Critique de la raison pure répond à la question : « À quelles conditions une connaissance scientifique de la nature est-elle possible ? » Kant s’oppose à la thèse empiriste selon laquelle la science procéderait par accumulation d’observations (ce que Francis Bacon appelait « la chasse de Pan »). Il montre que la connaissance scientifique suppose certains principes et la mise en application de ces principes. La raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres règles. La nature ne donne pas les réponses d’elle-même mais doit au contraire être soumise à une batterie de questions. Le phénomène étudié doit pouvoir être reproduit dans le cadre d’une expérimentation. C’est ainsi que Galilée substitue à l’observation passive des corps en mouvement une expérience qui consiste, grâce à un plan incliné, à ralentir la chute afin d’étudier plus précisément le rapport entre l’espace parcouru et le temps du parcours.


Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue (...), ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature, tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.

E . Kant, Critique de la raison pure, préface de la seconde édition.


Fiche révision

Il faut distinguer l’expérience vécue et l’expérience scientifique : « empirique » se rapporte à la première et « expérimental » à la seconde.

Le rationalisme est la philosophie selon laquelle il existe dans l’esprit humain des idées qui ne dérivent pas de l’expérience. Platon, Descartes, Leibniz, Kant sont rationalistes. L’empirisme est la philosophie selon laquelle les idées dérivent de l’expérience. Locke et Hume sont empiristes.

La méthode expérimentale comporte trois temps : l’observation, l’hypothèse, la vérification. D’après Karl Popper, une vérification n’est jamais définitive, à la différence d’une falsification.

La théorie commande l’expérience, mais l’expérience conduit à la théorie. Il existe entre la théorie et l’expérience une véritable dialectique.

Quelques auteurs et textes phares à consulter

E. Kant, Critique de la raison pure.

Lire la préface à la deuxième édition. Sur le rôle de la raison et de l’expérience dans la connaissance.

C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale.

Sur les différents moments de la démarche expérimentale. L’ouvrage contient des exemples utiles d’expérience en biologie.

G. Bachelard, La Philosophie du non.

Sur les ruptures dans l’évolution des sciences : géométries non euclidiennes, chimie non lavoisienne, mécanique non newtonienne, etc.

A. Einstein et L. Infeld, L’Évolution des idées en physique, Payot.

Sur les relations entre l’observation, l’expérience et la théorie. Ouvrage tout à la fois de vulgarisation scientifique et de réflexion sur la science.