LUCIFER
Carlson se tenait sur la colline, au centre silencieux de la ville dont les habitants avaient disparu.
Il leva les yeux vers le Bâtiment – la construction unique qui ridiculisait toutes les façades d'hôtels, toutes les flèches des gratte-ciel, toutes les piles d'appartements entassées dans les quelques kilomètres alentour. Aussi haut qu'une montagne, il interceptait les rayons du soleil sanglant, transformant, par quelque artifice, leur rouge en or à mi-hauteur.
Carlson sentit soudain qu'il n'aurait pas dû revenir.
Il s'était écoulé plus de deux ans, jugeait-il, depuis sa dernière venue. Maintenant, il voulait retourner vers les montagnes. Un seul regard suffisait. Pourtant, il demeura fasciné par l'énorme Bâtiment, par l'ombre démesurée qui enjambait la vallée entière. Il secoua ses robustes épaules, tentant vainement de chasser le souvenir des jours où il travaillait dans le bloc géant, cinq ans plus tôt (ou était-ce six ?).
Puis il grimpa le reste de la colline et passa la haute et large entrée.
Ses sandales de fibre éveillèrent toute une gamme d'échos comme il traversait les bureaux déserts, puis le long couloir qui menait aux tapis roulants.
Ceux-ci, bien sûr, étaient immobiles. Leurs milliers de passagers étaient absents. Il n'y avait pas un être vivant pour les utiliser. Leur rumeur caverneuse n'était qu'un bruit fantôme dans son esprit quand il monta sur le plus proche d'entre eux et s'enfonça vers les sombres entrailles du Bâtiment.
C'était pareil à un mausolée. Il semblait n'y avoir ni plafonds ni murs, juste le tap-tap ouaté de ses semelles sur la matière flexible du tapis roulant.
Il parvint à un croisement et s'engagea sur un tapis transversal, s'immobilisant d'instinct, dans l'attente du démarrage déclenché par son poids.
Il pouffa silencieusement et poursuivit sa marche.
Quand il atteignit l'ascenseur, il se dirigea vers la droite, laissant sa mémoire le guider vers l'escalier d'entretien. Chargeant son ballot sur l'épaule, il entama la longue escalade.
La lumière le fit cligner quand il pénétra dans la Centrale d'Énergie. Filtrée par une centaine de hautes fenêtres, la clarté du soleil ruisselait sur l'étendue poussiéreuse des machines.
Carlson se laissa aller contre le mur, essoufflé par l'ascension. Après un moment, il essuya un établi et y déposa son paquet.
Puis il enleva sa chemise délavée, car l'endroit serait bientôt étouffant. Il écarta ses cheveux de sa figure et descendit l'étroit escalier qui menait aux générateurs, alignés rang après rang, pareils à une armée de noirs scarabées morts. Il lui fallut six heures pour les examiner tous superficiellement.
Il en choisit trois dans la seconde rangée et commença à les démonter systématiquement ; il les nettoya, ressouda les connections défectueuses avec le fer auto-chauffant, les graissa, les huila, et les débarrassa de toute la poussière, des toiles d'araignées et des déchets d'isolant qui traînaient autour de leur base.
Une sueur abondante lui coulait dans les yeux et jusque sur les hanches et les cuisses, tombant en petites flaques sur le sol chaud où elles s'évaporaient rapidement.
Enfin il déposa son balai, regrimpa l'escalier et revint à son paquet. Il en retira une bouteille d'eau dont il but la moitié puis mangea un morceau de viande séchée et finit la bouteille. Il s'autorisa alors une cigarette et retourna au travail.
Il dut s'arrêter à la nuit tombante. Il avait projeté de dormir là, mais la pièce était trop oppressante. Il ressortit donc par le même chemin et dormit à la belle étoile, sur le toit d'une construction basse, au pied de la colline.
Il lui fallut encore deux jours pour préparer les générateurs. Il se mit ensuite au travail sur l'énorme Pupitre de Commandes. Celui-ci était en meilleur état, ayant servi deux ans plus tôt. Les générateurs, eux, sauf les trois qu'il avait grillés la fois précédente, dormaient depuis cinq (ou six ?) ans.
Il souda, nettoya et inspecta jusqu'à être satisfait. À ce point, une seule tâche lui restait à accomplir.
Tous les robots d'entretien étaient figés dans un geste interrompu. Carlson aurait à se coltiner sans aide un cube d'énergie de trois cents livres. S'il parvenait à en descendre un du râtelier et le charger sur un chariot sans se casser un poignet, il pourrait sans doute le convoyer jusqu'à l'Igniteur sans trop de difficultés. Il avait failli se rompre les os en le faisant, deux ans avant, mais il espérait avoir plus de force – et plus de chance – cette fois-ci.
En dix minutes, il eut nettoyé le four de l'Igniteur. Après quoi il repéra un chariot et le poussa jusqu'au râtelier.
Un des cubes se trouvait juste à la bonne hauteur, environ vingt centimètres au-dessus du plateau du chariot. Il chassa les cales d'ancrage et contourna le râtelier pour l'examiner de plus près. Le cube reposait sur une étagère inclinée vers le bas, bordée d'un rail métallique large de cinq centimètres. Il pressa sur le rebord, celui-ci était vissé à l'étagère.
Retournant à l'atelier, il fouilla les boîtes à outils à la recherche d'une clef à molette. Puis il revint au râtelier et entreprit de dévisser les écrous.
Le rebord céda alors qu'il desserrait le quatrième. Il entendit un craquement inquiétant et se rejeta en arrière, laissant choir la clef à ses pieds.
Le cube glissa vers l'avant, broya le rail déboulonné, hésita un bref instant et tomba enfin sur le lourd plateau du chariot dont la surface s'incurva et commença à plier sous le poids. Le chariot balança vers l'extérieur et le cube, poursuivant sa glissade, débordait de quinze centimètres au-dessus du vide, quand il se stabilisa et s'immobilisa avec un frissonnement. Carlson poussa un soupir et libéra les cales, prêt à sauter de côté si le chariot s'ébranlait dans sa direction ; mais il tint bon.
Délicatement, il le conduisit le long du bas-côté et entre les rangées de générateurs jusqu'à l'Igniteur. Il l'amarra de nouveau, fit une pause pour de l'eau et une cigarette et se mit à la recherche d'un levier, d'un petit cric et d'une longue plaque de métal.
À l'aide de la plaque, il jeta une passerelle entre l'avant du chariot et l'entrée du four. Il en cala l'extrémité sous le châssis de la porte de l'Igniteur.
Débloquant les cales arrière, il plaça le cric et commença à soulever l'arrière du wagon, doucement, travaillant d'une main, l'autre tenant prêt le levier.
Le chariot gémit en s'élevant. Puis il perçut un raclement et il accéléra la montée.
Avec un son de cloche fêlée, le cube bascula sur la passerelle et glissa en avant, vers la gauche. Carlson l'attaqua avec le levier, portant de toute sa force vers la droite, mais le cube se bloqua contre le chambranle sur environ un centimètre, laissant un espace plus important à la base.
Il y inséra le levier et pesa de tout son poids – par trois fois.
Enfin le cube se délogea et vint reposer à l'intérieur de l'Igniteur.
Carlson se mit à rire. Rire jusqu'à en être épuisé. Il s'assit sur le chariot disloqué, balançant les jambes et gloussant tout seul, jusqu'à ce que les sons sortant de sa gorge lui semblent étranges et déplacés. Il cessa brutalement et claqua la porte.
Le Pupitre de Commandes avait un millier d'yeux, mais aucun ne cligna dans sa direction. Il procéda aux ultimes réglages pour Transmission, puis contrôla une dernière fois les générateurs.
Cela fait, il monta sur une passerelle et s'approcha d'une fenêtre.
Comme il restait encore un moment avant la nuit, il alla de fenêtre en fenêtre, pressant le bouton « ouvert » situé au-dessous de chaque appui.
Il mangea alors le reste de sa nourriture, but une pleine bouteille d'eau et fuma deux cigarettes. Assis sur l'escalier, il pensa aux jours où il travaillait avec Kelly, Murchinson et Djizinsky, tordant la queue des électrons jusqu'à ce qu'ils gémissent, sautent au-delà des murs et s'enfuient vers la ville.
L'horloge ! Il se la rappela soudain – fixée haut sur le mur, à gauche de l'entrée, figée à 9 h 33 (et quarante-huit secondes).
Il déplaça une échelle dans la pénombre et se hissa jusqu'à elle. D'un rapide mouvement circulaire, il essuya la poussière de son cadran graisseux. Maintenant il était prêt.
Il alla à l'Igniteur et le mit en route. Quelque part, les batteries perpétuelles reprirent vie, et il entendit un claquement quand le dard fin et pointu pénétra la paroi du cube. Il se précipita en haut de l'escalier, monta quatre à quatre vers la passerelle, s'approcha d'une fenêtre et attendit. « Mon Dieu » murmura-t-il, « faites qu'ils ne grillent pas ! Je vous en prie, faites…»
Par-delà une éternité d'obscurité, les générateurs se mirent à bourdonner. Un craquement d'électricité statique vint du Pupitre de Commandes et il ferma les yeux. Le son mourut.
Il rouvrit les yeux en entendant une fenêtre glisser vers le haut. Tout autour de lui, cent hautes fenêtres s'ouvraient. Une petite lumière s'alluma au-dessus de rétabli, dans l'atelier en bas, mais il ne la vit pas.
Son regard s'enfonçait plus loin que la large descente de l'acropole, vers la ville. Sa ville.
Les lumières ne ressemblaient pas aux étoiles. Elles battaient toutes les étoiles de loin. Elles étaient la joyeuse et régulière constellation d'une ville où les hommes avaient élu leur foyer : les lignes régulières de lampadaires, les panneaux publicitaires, les fenêtres éclairées des blocs d'immeubles, la mosaïque de carrés lumineux escaladant les parois des gratte-ciel, un projecteur dardant son antenne lumineuse à travers les bancs de nuages qui recouvraient la ville.
Il s'élança vers une autre fenêtre, la caresse des brises nocturnes dans sa barbe. En bas, les tapis roulants bourdonnaient. Il entendait leurs monologues tortueux trépidant à travers les plus profonds canyons de la ville. Il imaginait les gens, chez eux, au théâtre, dans les bars – bavardant, partageant les mêmes amusements, jouant de la clarinette, se tenant la main, dînant sur le pouce. Aux niveaux supérieurs, au-dessus des tapis roulants, les voitures-robot se réveillèrent, se croisant et se doublant à toute allure ; l'accompagnement sonore de la ville lui décrivait la production, le fonctionnement, tout le mouvement au service de ses habitants. Le ciel semblait tournoyer au-dessus de lui, telle une roue dont la ville était le pivot, avec l'univers pour circonférence.
Puis les lumières s'estompèrent du blanc au jaune et il se rua vers une autre fenêtre, en quelques enjambées désespérées.
« Non ! Pas déjà ! Ne me quittez pas encore ! » Il sanglotait.
Les fenêtres se fermèrent d'elles-mêmes et les lumières s'éteignirent. Il resta longtemps sur la passerelle, les yeux rivés aux braises mortes. Une odeur d'ozone lui parvint aux narines. Il prit conscience du halo bleu autour des générateurs agonisants.
Il descendit et traversa l'atelier vers l'échelle qu'il avait dressée contre le mur.
Pressant sa face contre le verre, écarquillant les yeux un long moment, il parvint à distinguer la position des aiguilles.
« Neuf heures trente-cinq et vingt et une secondes, » lut-il.
« Entendez-vous cela ? » cria-t-il, brandissant son poing dans le vide. « Quatre-vingt-treize secondes ! Je vous ai fait vivre pendant quatre-vingt-treize secondes ! »
Puis il se cacha la figure dans les mains et resta silencieux.
Après un long moment, il descendit l'escalier, suivit le tapis roulant, puis le long corridor, et sortit du Bâtiment. Tout en se dirigeant vers les montagnes, il se promit – à nouveau – de ne jamais revenir.
Traduit par Jacques Danty.
Titre original : Lucifer. Parution aux U.S.A. :
Worlds of tomorrow, juin 1964.