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Le temps resta beau jusqu'à là première semaine de novembre – selon les estimations de Kalvan. Réforme du calendrier. Commencer à s'en occuper. Puis la température tomba et il y eut des averses. La pluie se changea en neige. Le vent giflait les fenêtres – Verres transparents : pourquoi n'a-t-on encore rien fait à ce sujet ? – et, à l'intérieur, les chandelles étaient allumées. Mais ce n'était pas le travail qui manquait. Des pétitions à accepter ou à refuser, des rapports. Les Zygrosi de Verkan brûlaient les étapes : dans dix jours aurait lieu la coulée inaugurale et il faudrait assister à la cérémonie. L'armurerie sortait quinze tubes de fusil par jour – un vrai miracle. Quant à la production de semence de feu, elle était suffisante pour satisfaire aux besoins militaires et civils de toutes les principautés du Grand Royaume et on serait bientôt en mesure d'en exporter en grande quantité. Verkan et sa femme étaient repartis pour Grefftscharr afin d'organiser le trafic fluvial avec Ulthor. Rylla et Kalvan les regrettaient.
Le roi Kaïphranos essayait de lever une armée pour reconquérir ses baronnies perdues, mais sans grand succès car les princes qui reconnaissaient encore sont allégeance se faisaient tirer l'oreille. Il y aurait un problème avec lui au printemps, mais pas avant. De son côté, Sesklos, la Voix de Styphon, avait convoqué tous ses archiprêtres à Hos-Harphax. Kalvan hocha la tête. Le Concile de Trente ! À présent, la contre-réforme allait démarrer à plein régime.
Il y avait des émeutes en pays Kyblos. Les esclaves affranchis commençaient à comprendre ce que Samuel Johnson avait voulu dire en définissant la liberté comme un choix entre travailler ou mourir de faim.
Le prince de Phaxos désirait rallier le Grand Royaume mais il posait une foule de conditions auxquelles il faudrait le convaincre de renoncer.
Et les amnisties. Et les condamnations à mort. Kalvan devait prendre garde à ne pas signer un trop grand nombre de grâces et à ordonner suffisamment d'exécutions. Combien de monarques avaient-ils perdu leur trône pour avoir négligé cette précaution ?
Un serviteur annonça une estafette venue de Vryklos. Aussitôt introduite, celle-ci informa Kalvan qu'un détachement nostori venait de franchir l'Athan, un prêtre de Dralm, un prêtre de Galzar, vingt mercenaires à cheval et le duc Skranga, premier notable de Nostor.
Kalvan reçut le duc Skranga dans ses appartements privés. Il se rappelait avoir promis au maquignon agrysi que Dralm – ou quelqu'un d'autre – le récompenserait. Dralm – ou ce quelqu'un d'autre – s'était manifestement exécuté – et l'intéressé n'avait pas ménagé sa peine pour l'aider. Il était magnifiquement vêtu, sa tunique était bordée de vison, une chaîne d'or était passée à son cou et une dague au pommeau d'or était fixée à sa ceinture aux maillons d'or. Sa barbe était parfaitement taillée.
« Eh bien, tu as fait du chemin ! » s'exclama Kalvan.
« Tout comme Votre Majesté, si Votre Majesté me pardonne. » Skranga exhiba un anneau sigillaire, celui-là même dont s'était symboliquement défait le comte Phéblon lors de sa capture et qui lui avait été rendu après le paiement de sa rançon. « Et il en va de même de celui auquel appartient cette bague. C'est à présent le prince Phéblon de Nostor. Il m'a chargé de faire part à Votre Majesté de son désir de se soumettre à Elle, lui et son domaine, de reconnaître sa souveraineté et de se placer sous sa protection. »
« Eh bien, j'en suis ravi, Votre Grâce. Mais qu'est devenu le prince Gormoth… si je puis me permettre cette question ? »
Une profonde affliction se peignit sur les traits du ci-devant maquignon.
« Le prince Gormoth – Dralm ait son âme – n'est plus de ce monde, Votre Majesté. Il a été lâchement assassiné. »
« Ah ! Et a-t-on une idée de l'identité de ses assassins… si je puis me permettre cette autre question ? »
Skranga eut un haussement d'épaules. « Le comte Phéblon – il était seulement comte, alors – le prêtre local de Dralm et l'Oncle Loup de Nostor se trouvaient à mes côtés, dans mes appartements de Tarr-Nostor. Soudain, nous avons entendu des coups de feu venant des quartiers du prince Gormoth. Nous emparant de nos armes, nous nous sommes précipités. Les salles de la suite princière étaient pleines de gardes qui nous avaient précédés. Nous avons trouvé notre prince bien-aimé gisant dans sa chambre et baignant dans son sang. Il était mort, frappé au moins dix fois, » fit tristement Skranga. « L'Oncle Loup et le grand-prêtre de Dralm, que Votre Majesté connaît bien, peuvent témoigner l'un et l'autre que nous étions ensemble chez moi quand les détonations éclatèrent et que le prince Gormoth avait cessé de vivre lorsque nous sommes entrés. Votre Majesté ne saurait mettre en doute la parole de personnages d'un telle sainteté. »
« Assurément non ! Et ensuite ? »
« Eh bien, étant le plus proche parent du défunt, le comte Phéblon s'est proclamé prince de Nostor. Nous avons soumis deux serviteurs à la question. Légèrement d'ailleurs, nous ne pratiquons guère ces méthodes a Nostor depuis que notre aimable et bien-aimé prince… Bref, ils ont tous les deux reconnu que plusieurs hommes vêtus de manteaux sombres et masqués ont fait irruption, se sont rués dans les appartements du prince Gormoth, l'ont abattu et ont ensuite pris la fuite. En dépit de la diligence des recherches, on n'a pu retrouver leur trace. »
« Quelle affaire mystérieuse ! Il s'agissait sans nul doute de sectateurs fanatiques du faux dieu Styphon. Mais Votre Grâce ne disait-elle pas que le prince Phéblon, que nous reconnaissons comme prince légitime de Nostor, voulait nous rendre hommage ? »
« Sous certaines conditions, bien sûr, mais les plus importantes d'entre elles ont déjà été remplies par Votre Majesté. En outre, il souhaite que lui soit confirmée la propriété du temple de Styphon de la cité de Nostor ainsi que des ateliers de semence de feu, des gisements de nitre et des sources sulfureuses dont la Maison de Styphon avait spolié son prédécesseur. »
« La cause est entendue. Nous souscrivons également à l'acte par lequel feu le prince Gormoth a élevé Votre Grâce au rang de duc et de premier dignitaire de Nostor. »
« Votre Majesté est trop aimable ! »
« Votre Grâce l'a bien mérité. Qu'en est-il des unités mercenaires de Nostor ? »
« Ce sont d'affreux brigands sire ! Et sa Grandeur supplie Votre Majesté de lui envoyer des troupes pour les mettre à la raison. »
« Le prince Phéblon peut compter sur notre concours. Notre grand connétable, le duc Chartiphon s'occupera de cette affaire. À propos, qu'est devenu Krastoklès ? »
« Oh ! Il croupit dans les oubliettes de Tarr Nostor ainsi que Netzigon. Tous deux ont été capturés il y a un quart de lune. Si Votre Majesté en émet le vœu, nous les enverrons à Tarr-Hostigos. »
« Nous n'allons pas nous compliquer la vie avec Netzigon. Tranchez-lui la tête si vous jugez la chose indispensable. Mais je veux l'archiprêtre. J'espère que Zothnès, notre fidèle baron, saura le raisonner, pour lui épargner de finir comme boulet de canon. »
« Je suis convaincu qu'il aura suffisamment d'éloquence, Votre Majesté ! »
Kalvan se demandait qui avait organisé l'attentat contre Gormoth. Skranga ? Phéblon ? Ou tous les deux ? Mais il ne s'en souciait pas, quand le meurtre avait eu lieu, Nostor n'était pas encore sous sa juridiction. Néanmoins, c'était maintenant chose faite et, au cas où l'idée viendrait à l'un de ces deux personnages de se débarrasser de l'autre, il faudrait faire quelque chose. Et vite ! Des intrigues de Cour, il y en aurait toujours, Kalvan devait s'y résigner. Mais pas d'assassinats ! En tout cas, pas dans le Grand Royaume.
Après que Skranga eut pris congé, Kalvan s'assit à son bureau et prit un cigare rudimentaire dans un coffret. C'était déjà un commencement. Il le décapita d'un coup de dent, l'alluma à une chandelle et prit le rapport suivant – une tablette de bois enduite de cire. Il ne s'était pas encore occupé du papier. Au fond, il était peut-être préférable de surseoir à cette innovation, s'il l'inventait, il y aurait forcément un maudit bureaucrate qui inventerait la paperasserie et il serait condamné à passer son temps à lire et à annoter sans fin des rapports.
Ce qui s'était passé à Nostor était satisfaisant : il n'y aurait pas une petite guerre à mener à la frontière au printemps quand le roi Kaïphranos poserait un problème. Bonne chose, également, que Phéblon ait incarcéré Krastoklès et soit disposé à le lui livrer. Deux archiprêtres – l'équivalent approximatif de deux cardinaux – faisant défection, c'était un coup sérieux porté à la Maison de Styphon. Cette désertion affaiblirait son emprise sur les Grands Rois et les princes, son dernier atout depuis qu'elle avait perdu le monopole de la semence de feu. Les prêtres, particulièrement ceux qui étaient au sommet de la hiérarchie étaient censés croire en leurs dieux.
Xentos, par exemple, croyait en Dralm. Peut-être Kalvan aurait-il un jour des ennuis avec lui si le vieil homme estimait que ses obligations envers Dralm entraient en conflit avec ses obligations à l'endroit du Grand Royaume. Mais cela ne se produirait peut-être jamais.
Il fallait obtenir des précisions sur la situation dans les autres Grands Royaumes. Des espions… Voilà un travail tout trouvé pour le duc Skranga, cela l'empêcherait d'intervenir de façon désastreuse dans la politique intérieure nostori. Il faudrait aussi quelqu'un pour surveiller Skranga, naturellement. Klestréus ? Pourquoi pas ?
Et se faire une idée exacte de la façon dont se présentait la situation en pays nostori. S'y rendre personnellement. C'était ce que Machiavel avait toujours conseillé en ce qui concernait les territoires récemment acquis. Se concilier les Nostori… Ce qui ne serait pas difficile après le règne tyrannique de Gormoth. Et…
Ordre général à toutes tes unités : (à effet immédiat). Tout membre des forces armées du Grand Royaume d'Hos-Hostigos qui chantera, récitera, jouera, sifflera, fredonnera ou prononcera de quelque façon que ce soit les paroles ou la musique de la chanson Nous Marcherons sur Nostor en public sera traduit en cour martiale.