DIX-HUIT
Ptosphès était abasourdi par l'importance des pertes. Il y avait de quoi, sur cinq mille huit cents fantassins il n'en restait plus que quatre mille deux cents, et dix-huit cents cavaliers sur un peu plus de trois mille. Le décompte des cadavres, toutefois, ne correspondait pas avec ce dernier chiffre, mais Ptosphès se remémora ce que l'officier saski avait dit de l'équipée de Balthamès. La plupart des mercenaires de l'aile gauche avaient purement et simplement déguerpi. À l'heure qu'il était, ils devaient répandre dans toute la vallée de la Listra la nouvelle que les Hostigi avaient essuyé une écrasante défaite. Hélas ! il n'y avait rien à faire !
Quelques cavaliers arrivèrent d'Esdreth – l'élite des troupes de Chartiphon. Ils annoncèrent que, au cours de la nuit, l'infanterie de l'armée de la Besh et l'armée de la Listra avaient occupé les hauteurs derrière Tarr-Esdreth de Sask et qu'elles avaient enlevé la place avant le lever du jour. Alkidès avait fait descendre ses trois précieux canons de cuivre de dix-huit livres et quelques pièces plus légères en bas du col il tenait les issues de la gorge avec une force mixte. Quand le brouillard avait commencé à se dissiper, une puissante unité de cavalerie saski avait tenté de forcer le passage, elle avait été repoussée par l'artillerie. Inquiet de la présence de troupes ennemies aussi loin au nord, Alkidès avait alors envoyé un peloton pour savoir ce qui se passait. On lui dépêcha des estafettes pour le rassurer et lui transmettre l'ordre de regagner l'arrière avec ses dix-huit livres. Nul ne savait de quoi serait faite la journée, et ses canons de cuivre constituaient d'excellentes pinces-monseigneur au cas où ils devraient pénétrer quelque part.
Harmakros se mit en route à dix heures en direction de la cité de Sask à la tête de la force mobile et de tous les canons de quatre livres. Les mercenaires faits prisonniers furent relâchés après avoir prêté serment lorsqu'ils eurent accepté de se rallier au prince Ptosphès. Ils conservèrent leurs armes. En revanche, les soldats saski furent désarmés et affectés au creusement des fosses communes et à la récupération du matériel. Mytron et son équipe réquisitionnèrent les meilleures maisons et quelques-unes des granges les plus vastes et les plus salubres qu'ils convertirent en hôpitaux. Kalvan se mit en route un peu avant midi avec un reste de cavalerie – cinq cents hommes, laissant Ptosphès attendre l'arrivée d'Alkidès et de son artillerie.
Gour était un gros bourg de cinq mille habitants. Des cadavres, déjà dépouillés de leurs armures, s'empilaient sur la place ; une équipe de gens du lieu et de prisonniers saski était occupée à éteindre les incendies. Kalvan leur donna deux sections pour les aider et poursuivit son chemin.
Il avait l'impression de connaître la région, il avait été affecté au comté de Blair cinq ans auparavant dans son univers d'origine. C'était maintenant qu'il se rendait compte à quel point la Compagnie des chemins de fer de Pennsylvanie avait modifié l'aspect de la vallée du Logan. Un piquet de la force mobile l'arrêta à un moment donné pour lui conseiller d'obliquer à droite afin d'entrer dans la cité de Sask par-derrière, le prince Sarrask ou l'un de ses fidèles s'était retranché dans Tarr-Sask et bombardait la ville. Effectivement, on entendait au loin de sourdes déflagrations.
Le château se dressait au sud de la montagne et l'oriflamme frappé aux armes de Sarrask – un soleil d'or rayonnant sur champ de sinople – flottait sur la tour de guet. Les défenseurs avaient probablement aperçu la troupe de cavaliers car quatre bombardes, bourrées de semence de feu de Styphon extra, crachèrent des boulets de pierre de cinquante livres sur les maisons. Voilà qui n'était guère de nature à améliorer les relations entre le prince et ses sujets ! Harmakros, qui n'avait que ses pièces de quatre livres – autrement dit rien – ne répliqua pas. Attendez seulement qu'Alkidès soit là ! songea Kalvan.
Des pièces de siège de trente-deux livres. En faire fabriquer une demi-douzaine dès que la fonderie des gens de Verkan fonctionnera. Et penser à faire fondre des obus.
Il n'y avait pas eu de combat dans la ville, Harmakros avait frappé trop vite et la résistance n'avait pas eu le temps de s'organiser. On avait pillé – il fallait s'y attendre – mais rien n'avait été incendié. L'armée d'Hostigos était contre le fait de brûler pour le plaisir, à moins qu'il n'y eût un motif stratégique valable comme cela avait été le cas à Nostor. Presque tous les civils avaient fui ou s'étaient réfugiés dans les caves.
Le temple de Styphon était tombé le premier. Il se dressait presque exactement au centre de ce qui aurait été dans l'univers du caporal Morrison le parvis du palais de justice de la ville d'Hollidaysburg. C'était un édifice circulaire coiffé d'un dôme doré, percé de fenêtres rectangulaires. Si ce dôme était réellement de l'or comme Kalvan le soupçonnait, cela rembourserait une bonne partie des dépenses de guerre. Juché sur une échelle, un soldat de la force mobile armé d'un pot de goudron et d'un pinceau était en train de peindre À BAS STYPHON au-dessus du portail. La première chose que Kalvan vit en entrant fut une statue de six mètres de haut fraîchement défigurée par des balles. Les puritains, déjà, s'entraînaient au tir de cette façon Kalvan se le rappelait. Les huguenots aussi. Il y avait partout de précieux ornements et on avait posté des sentinelles.
Kalvan trouva Harmakros dans le Cercle Intérieur ses bottes à éperons allongées sur le bureau du grand-prêtre.
« Kalvan ! » s'exclama-t-il. « Amènes-tu des canons ? »
« Non, juste de la cavalerie. Mais Ptosphès va arriver avec les trois dix-huit livres d'Alkidès. Il sera là d'ici à trois heures. Que s'est il passé ici ? »
« Eh bien, comme tu peux t'en rendre compte, Balthamès nous a un peu devancés et il s'est enfermé dans Tarr-Sask. Nous avons envoyé l'Oncle Loup local en parlementaire. Il lui a répondu qu'il tient le château au nom de Sarrask et que, tant qu'il aura de la semence de feu, il ne se rendra pas, à moins que son prince ne lui en donne l'ordre. »
« Donc, il ne sait pas, lui non plus, où est Sarrask. »
Il pouvait être mort et son corps, dépouillé de ses vêtements par de simples soldats – un joli butin ! - gisait peut-être, anonyme, au fond d'une fosse commune. Dans ce cas un doute subsisterait toujours et, au cours des trente ans à venir, un faux Sarrask surgirait tous les ans quelque part sur l'étendue des cinq Royaumes pour convaincre les gogos de financer la guerre qui lui permettrait de reprendre place sur son trône. Cela s'était produit parfois au cours de l'histoire dans l'univers de Morrison.
« A-t-on fait des prisonniers dans le temple ? »
« Oh oui !… Zothnès et toute sa bande. Ils faisaient leurs paquets et s'apprêtaient à filer quand nous sommes entrés. Ils discutaient pour savoir ce qu'il fallait emporter. Ils sont enchaînés dans le cachot, à présent. Veux-tu les voir ? »
« Je n'en ai pas particulièrement envie. Il faudra leur trancher la tête demain ou après-demain, quand nous aurons un moment. Et l'atelier de semence de feu ? »
Harmakros s'esclaffa. « Il est encerclé par les voltigeurs de Verkan. Dès que nous aurons une dizaine d'hommes affublés de la robe sacerdotale, une centaine d'autres se lanceront à leur poursuite en poussant de grands cris et en tirant des coups de feu. Si la manœuvre réussit à faire ouvrir la porte, nous pourrons peut-être nous rendre maîtres des lieux avant qu'un fanatique ne fasse tout sauter. Un certain nombre de sous-prêtres et de novices ne croient pas vraiment en Styphon. »
« Et qu'as-tu récupéré ici ? »
Harmakros fit un geste circulaire du bras. « De l'or et des ornements, comme tu vois. Plus environ cinquante mille onces d'or dans les cryptes sous forme de métal fin, de lingots et en numéraire. »
Cela représentait beaucoup d'argent. Aux alentours d'un million de dollars. Mais ce n'était pas tellement surprenant, en dehors de la semence de feu, la Maison de Styphon s'occupait de prêts. À dix pour cent par mois lunaire avec intérêts composés… Introduire des lois anti-usure. À l'exception de quelques prêteurs sur gages d'occasion, elle constituait la seule banque de Sask.
« Il y a aussi un magasin et un arsenal, » poursuivit Harmakros. « Nous n'en avons pas encore fait l'inventaire mais je dirais qu'il recèle dix tonnes de semence de feu, trois ou quatre cents râteliers d'arquebuses et de pétrinaux, plus de grandes quantités d'armures. Dans une aile sont entassées des marchandises diverses, probablement des offrandes. Nous n'avons pas encore examiné cela de près. Je me suis contenté d'installer un piquet de surveillance. J'ai remarqué pas mal de tonneaux qui pourraient contenir du vin et il serait prématuré que la troupe s'en empare. »
Les canons de Tarr-Sask tiraient sporadiquement, écrasant une maison de temps en temps. Aucun boulet ne s'égarait dans les environs du temple, visiblement, Balthamès redoutait toujours la Maison de Styphon. Le gros de l'armée arriva vers 16 h 30. Alkidès mit en position ses dix-huit livres de cuivre et trois pièces de douze et commença de répondre au tir adverse. Ses canons ne lançaient pas d'énormes boulets de granit comme les bombardes de Balthamès mais les coups se succédaient à intervalles de cinq minutes et non de trente, et la précision du tir était raisonnable. Un peu plus tard, Verkan vint annoncer en personne que l'atelier de poudre était intact. Il ne pensait pas grand bien de l'équipement – l'énergie était exclusivement fournie par la force musculaire des esclaves – mais il y avait vingt tonnes de semence de feu prête à être utilisée et plus de cent tonnes de soufre et de salpêtre. Il avait eu du mal à empêcher le massacre des prêtres quand les esclaves avaient été libérés.
À 18 h 15, à l'heure du crépuscule, des estafettes venant d'Esdreth apportèrent la nouvelle de la capture de Sarrask. Le prince de Sask avait été fait prisonnier dans la vallée de la Listra alors qu'il cherchait à passer la frontière nostori pour se placer sous la protection problématique de Gormoth. Le sergent qui faisait le rapport termina en disant : « Il a été capturé par la princesse Rylla et la femme du colonel Verkan, Dalla. »
Hurlements en chœur de Kalvan, de Ptosphès, d'Harmakros et de Verkan ! L'aboiement d'un des dix-huit livres d'Alkidès fit presque l'effet d'un soupir.
« Et elle voulait que ce soit moi qui me tienne à l'écart des combats ! » braillait Verkan.
« Mais Rylla est incapable de mettre un pied hors du lit ! » protesta Ptosphès.
« Je n'en sais rien, prince, » rétorqua le sergent. « Peut-être que la princesse a baptisé lit sa selle, car c'est sur une selle que je l'ai vue. »
« Elle n'avait pas son plâtre… enfin, un appareil de cuir lui maintenant la jambe ? »
« Non, seigneur Kalvan. Elle avait des bottes réglementaires avec des pistolets dans la tige. »
Kalvan et Ptosphès entonnèrent un chœur parlé de jurons. En tout cas, ils avaient réussi à ce qu'elle ne participât point à l'aveugle carnage de Fyk.
« Qu'on sonne le cessez-le-feu et qu'on batte la chamade, » ordonna Kalvan. « Et que l'Oncle Loup retourne auprès de Balthamès pour lui dire que son futur beau-père est tombé entre nos mains. »
Une trêve fut négociée. Balthamès chargea une mission neutre composée de marchands et de plénipotentiaires appartenant à d'autres principautés d'en observer la bonne exécution et de faire un rapport. On alluma des feux le long de la route conduisant au nid d'aigle. Il faisait nuit noire quand Rylla et Dalla arrivèrent à la tête d'un détachement hétéroclite composé de fantassins montés de la garnison de Tarr-Hostigos, de mercenaires fugitifs ralliés en chemin et de paysans d'âge canonique aux montures d'âge non moins vénérable. Une centaine de gardes d'élite de Sarrask, dont le harnais d'argent évoquait plus un service de table qu'une armure, et le prince de Sask en personne – son armure était dorée – accompagnaient cette troupe.
« Où est ce charlatan de Mytron ? » s'exclama Rylla dès qu'elle fut à portée de voix. « Je vais lui administrer un traitement à ma façon dès que je le verrai : une orchidectomie double ! Êtes-vous au courant ?
» Mais bien sûr que vous l'êtes ! C'est vous qui l'avez poussé. Eh bien, sachez que Dalla a examiné ma jambe ce matin. Ce qu'elle a oublié de la science médicale dépasse tout ce que Mytron en a jamais appris. Et elle m'a dit que l'on aurait dû m'enlever cet attirail depuis au moins une demi-lune ! »
« Bon… Et comment as-tu récupéré celui-là ? » lui demanda Kalvan en désignant du doigt Sarrask qui, ses gardes à la cuirasse étincelante massés derrière lui, contemplait ses vainqueurs d'un air sombre du haut de sa selle.
« Cette bande de héros auxquels tu as livré la bataille dont tu voulais m'écarter ? » fit-elle d'une voix acide. « Vers midi des cavaliers sont entrés au grand galop à Tarr-Hostigos – c'étaient ceux qui avaient les chevaux les plus rapides et les éperons les plus acérés – en clamant que tout était perdu, que l'armée était détruite, que tu étais mort, que mon père était mort, qu'Harmakros était mort, que Verkan était mort, que Mnestros était mort. Même Chartiphon avait été tué là-bas, selon eux, à la frontière beshti. »
« Je dois malheureusement te confirmer la mort de Mnestros, » dit Ptosphès.
« Je n'ai pas cru le dixième de ces nouvelles mais, même ainsi, cela signifiait qu'il s'était passé quelque chose de grave. Alors, j'ai rassemblé tous les hommes et tous les chevaux disponibles, j'ai nommé Dalla lieutenant – c'était le soldat le plus valable du château – et nous avons pris la route du sud en regroupant tous les combattants que nous avons rencontrés en chemin. Après avoir traversé la rivière au gué de Marax, nous sommes tombés sur ces gens-là. Nous avons pensé qu'ils étaient chargés de faire une diversion pour protéger la poussée saski et nous nous sommes expliqués. La capture du prince Sarrask est à porter au crédit de Dalla. »
« Pas du tout, » protesta la femme de Verkan. « J'ai simplement abattu son cheval. Ce sont quelques paysans qui l'ont fait prisonnier et ils méritent une bonne récompense. Nous nous sommes heurtés à l'improviste à cette troupe sur la route. Nous avons échangé un nombre invraisemblable de coups de feu. Ce gros type à la cuirasse dorée s'est précipité sur moi en brandissant une épée qui avait à peu près ma taille. J'ai tiré. Au même moment, son cheval s'est cabré. Il a reçu la décharge en plein poitrail et s'est effondré. Des paysans armés de couteaux, de haches et de je-ne-sais-quoi encore, se sont jetés sur le cavalier désarçonné qui s'est mis à hurler : « Je suis le prince Sarrask de Sask. Je propose que ma rançon soit de cent mille onces d'argent ! » Du coup, cela n'a plus du tout intéressé les paysans de le tuer. »
« Sais-tu le nom de ces braves gens ? » demanda Ptosphès. « Je leur dois un honnête dédommagement. »
« Styphon paiera, » laissa tomber Kalvan.
« Et ce ne sera que justice ! Pour commencer, c'est lui qui a mis Sarrask dans ce pétrin. » Ptosphès revint à Rylla. « Et ensuite ? »
« Quand Sarrask se fut rendu, les autres ont commencé à ôter leurs casques et à agiter leurs épées en les tenant par la pointe et en criant : « Gloire à Galzar ! » Ils ont reconnu qu'ils avaient pris une raclée magistrale à Fyk et qu'ils essayaient de se réfugier en pays nostori. Est-ce que cela n'aurait pas été merveilleux ? »
« Notre ami doré sur tranches ne voulait pas venir avec nous, » enchaîna Dalla. « Rylla lui a dit que ce n'était pas nécessaire, il serait plus commode d'apporter sa tête plutôt que lui tout entier. Et votre fille ne plaisante pas, prince En tout cas, cela a été l'impression qu'a eue Sarrask. »
Non, Rylla ne plaisantait pas en disant cela, et Sarrask l'avait parfaitement compris.
« Alors, nous lui avons donné le cheval d'un de ses gardes qui n'en avait plus besoin et il nous a suivis. Nous avons pensé qu'il pourrait vous être utile. Nous nous sommes arrêtés à la gorge d'Esdreth. J'ai vu notre drapeau flotter sur la citadelle de Sask. Cela m'a fait plaisir. Mais Sarrask ne partageait pas ma joie…»
« Prince Ptosphès ! » s'exclama ce dernier. « Je suis prince comme toi-même. Tu n'as pas le droit de laisser ces… fillettes se gausser de moi ! »
« Elles sont d'aussi vaillants combattants que toi, » rétorqua sèchement Ptosphès. « Ne t'ont-elles pas fait prisonnier ? »
« Ce sont les vrais dieux qui se sont gaussés de toi, prince Sarrask ! » Et Kalvan répéta la harangue dont il avait gratifié les captifs de Fyk avec une véhémence que n'eût pas reniée son père quand il tonnait du haut de sa chaire. « Et j'implore les vrais dieux, » conclut-il, « de te pardonner après t'avoir humilié. »
Sarrask avait perdu son air de défi. C'était maintenant un prince terrifié, aussi terrifié que l'étaient les pécheurs que le révérend Alexander Morrison menaçait du feu de l'Enfer et de la damnation éternelle. De temps en temps, il levait un regard inquiet vers le ciel comme s'il se demandait quel nouveau coup allaient lui porter les dieux.
Il était près de minuit lorsque Kalvan et Ptosphès se retrouvèrent enfin seuls dans une petite pièce derrière la salle du trône tapageuse de Sarrask. On avait eu beaucoup à faire, il avait fallu prendre possession de Tarr-Sask, loger la troupe, faire prêter serment d'allégeance aux mercenaires qui s'étaient rendus et ralliés au prince d'Hostigos, désarmer les Saski et les consigner dans des casernes. Des estafettes n'avaient cessé d'aller et de venir avec des messages. Sur la frontière beshti, Chartiphon était en train de négocier un cessez-le-feu sur le terrain avec les officiers de Balthar et il avait envoyé sa cavalerie occuper les mines de plomb de la vallée du Sinking. Dès que la situation serait stabilisée, il confierait son armée à son adjoint et partirait pour la cité de Sask.
Réprimant un bâillement, Ptosphès se pencha sur une chandelle pour rallumer sa pipe qui s'était éteinte.
« C'est un tigre que nous tenons par la queue, Kalvan, » fit-il. « Est-ce que tu t'en rends compte ? Qu'allons nous faire, maintenant ? »
« Débarrasser Sask de la Maison de Styphon pour commencer. Il va falloir faire tomber la tête de tous ses prêtres, jusqu'à Zothnès inclus. » Compte tenu de tous ceux que l'on avait capturés dans les diverses fermes sacrées, cela représentait une cinquantaine de têtes environ. Il faudrait recruter des bourreaux. Dorénavant, ce sera notre politique de base. Pas un seul d'entre eux ne doit rester vivant. »
« C'est évident, » approuva Ptosphès. « Et nous vous réserverons le sort promis aux loups…» Mais il y a Sarrask et Balthamès. Si nous les décapitons, nous nous mettrons les autres princes à dos. »
« Bien sûr ! Ils auront la vie sauve et seront tes vassaux. Balthamès épousera cette gueuse qu'est la fille de Sarrask même si, pour cela, je dois lui enfoncer un mousquet dans les reins. Nous le ferons prince de Sashta et il régnera sur tout le territoire que Balthar acceptera de lui céder. En échange, il nous cédera la production totale des mines de plomb. Je crains que le plomb ne soit pour longtemps notre principal métal de compte en matière de commerce extérieur. Par mesure de sécurité, nous lui octroierons un fragment du territoire d'Hostigos, à l'est des montagnes… disons jusqu'à la limite des landes de…»
« As-tu perdu la raison, Kalvan ? Renoncer à une partie des terres hostigi ? Jamais ! Aussi longtemps que je serai le prince d'Hostigos ! »
« Oh ! C'est vrai. Pardonne-moi ! J'aurais dû te prévenir. Tu n'es plus le prince d'Hostigos. C'est moi qui le suis. »
Une expression de stupéfaction et d'incrédulité se peignit sur les traits de Ptosphès. Enfin, il se leva d'un bond en jurant et sortit sa dague du fourreau.
« Non, » enchaîna Kalvan avant que son futur beau-père n'eût eu le temps de prononcer une parole de plus. « Tu es désormais Sa Majesté Ptosphès le Grand Roi d'Hos-Hostigos. Que Votre Majesté me permette d'être le premier, en tant que prince du Vieil Hostigos par alliance, à lui rendre hommage. »
Ce fut uniquement grâce aux lois de la pesanteur que Ptosphès put se retrouver dans son fauteuil. Il resta un moment à dévisager fixement son interlocuteur, puis vida sa coupe d'un trait.
« Si la population locale, » poursuivit Kalvan, « ne veut pas vivre sous la domination de Balthamès – ce dont je ne saurais la blâmer – nous la lui rachèterons et l'installerons ailleurs. Nous ferons occuper le pays par les mercenaires dont nous n'avons pas besoin et qu'il n'y a aucune raison de continuer à payer. »
Les officiers recevront le titre de baron. Quant aux hommes du rang, on leur distribuera à chacun quarante arpents et une mule – et nous veillerons à ce que tous aient de quoi tirer. Cela les empêchera de nous nuire ailleurs, et le prince Balthamès aura ainsi du pain sur la planche. Si nous avons besoin d'eux, nous pourrons toujours les rameuter, Styphon réglera la facture comme d'habitude.
« Je ne sais pas combien de temps il nous faudra pour nous emparer de Beshta – peut-être une lune. Nous laisserons Balthar faire le compte de l'or et des métaux précieux que le temple de la cité de Sask nous fournira. Il adore l'argent. Et quand la rupture sera intervenue entre la Maison de Styphon et lui, il s'apercevra qu'il est obligé de se rallier à nous. »
« Armanès aussi, » fit Ptosphès d'une voix réveuse tout en jouant avec sa chaîne d'or. « Il a de grosses dettes envers la Maison de Styphon. Mais comment crois-tu que réagira Kaïphranos ? »
« Il ne sera évidemment pas content mais qu'est-ce que cela peut faire ? Il ne dispose que de cinq mille hommes. S'il veut la guerre, il lui faudra ou bien lever une armée de mercenaires – et il y a une limite aux effectifs mercenaires que l'ont peut recruter, même si l'on est financé par la Maison de Styphon – ou bien battre le rappel des princes vassaux. La moitié d'entre eux refusera de lui fournir des soldats pour l'aider à réduire un de leurs pairs – la fois suivante, cela risquerait d'être leur tour – et les autres seront trop jaloux de leurs prérogatives pour accepter d'être à ses ordres. D'ailleurs, en toute hypothèse, il ne pourra rien faire avant le printemps. »
Ptosphès laissa retomber sa chaîne sur ses épaules.
« Non, Kalvan. Je resterai prince du Vieil Hostigos. C'est toi qui dois être le Grand Roi. »
« Allons donc, Ptosphès ! Par Dralm, le Grand Trône te revient ! » Subitement, Morrison était redevenu un gamin de dix ans en train de discuter pour savoir qui seraient les gendarmes et qui seraient les voleurs. « Tu as le renom. Tu es prince. Moi, personne ne me connaît en Hos-Harphex. »
Ptosphès donna un coup de poing sur la table et les gobelets valsèrent.
« Justement, Kalvan ! On ne me connaît que trop bien, moi. Je ne suis qu'un prince qui ne vaut pas mieux que les autres. Et chacun prétendra qu'il a autant de droits que moi à briguer le Grand Trône. Toi, ils ne savent pas qui tu es : ils savent seulement ce que tu as accompli. Ils ne connaissent de toi que tes exploits et l'histoire que nous avons ébruitée au début selon laquelle tu es venu d'un lointain pays de l'autre côté de l'océan occidental. Un pays proche des Terres Froides. Voyons ! C'est la Demeure des Dieux ! Nous ne pouvons pas déclarer que tu es un dieu : cela déplairait aux vrais dieux. Mais il est clair pour tout le monde que les dieux t'ont éduqué et qu'ils t'ont envoyé ici. Le nier serait blasphémer, ni plus ni moins. »
Ptosphès avait raison. Aucun de ces princes arrogants ne plierait le genou devant un de leurs égaux. Mais il en allait autrement de Kalvan qui avait été l'élève de Galzar et qui était l'envoyé de Dralm. Le père de Rylla s'était levé pour ce geste d'allégeance.
« Rassieds-toi, je t'en prie ! Laisse ces bêtises à Sarrask et à Balthamès. Il va falloir parler cette nuit même à quelques-uns de nos gens. Le meilleur endroit pour cela est la salle du trône. »
Harmakros, qui n'était pas encore couché, était plus ou moins lucide. Il reçut la nouvelle avec le plus grand calme, à présent, rien ne pouvait plus l'étonner. Il fallut réveiller Rylla qui avait abusé de ses forces pour sa première sortie. Elle se contenta de secouer la tête d'un air endormi. Puis elle écarquilla les yeux. « Oh ! Dans ce cas, cela fait de moi une Grande Reine ou quelque chose comme cela, non ? » s'exclama-t-elle avant de se rendormir.
La noblesse hostigi et les officiers supérieurs – une vingtaine de personnes – furent convoqués dans la salle du trône. Sthentros était présent. Peut-être personne ne l'avait-il vu à Fitra mais nul ne pouvait dire qu'il n'avait pas été à Fyk. Peut-être avait-il été jaloux du seigneur Kalvan mais comment pouvoir être jaloux du Grand Roi Kalvan ? Tous étaient épuisés – ils avaient marché toute la journée précédente, essayé de dormir dans une prairie détrempée sous les salves de l'artillerie, participé le lendemain matin à une « grande bataille meurtrière », fait une marche forcée de quelque vingt-cinq kilomètres, pris la cité de Sask et Tarr-Sask, pourtant, ils voulaient à tout prix fêter l'événement. On réussit à les convaincre de se contenter de boire une seule coupe à la santé du nouveau souverain et d'aller au lit.
La troupe n'était pas en meilleure forme. Une demi-meute de louveteaux aurait pu s'emparer de Tarr-Sask et en chasser toute la garnison.