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Le soleil de fin de matinée était chaud sur le marché aux chevaux à ciel ouvert. On étouffait, on respirait la poussière à plein nez, on était ébloui et les mouches harcelaient les bêtes, qui ne cessaient de piétiner. Il faisait chaud pour la saison. Selon les calculs de Kalvan, qui se fondaient sur la couleur des feuilles, on devait être à la mi-octobre. Il existait ici deux calendriers – un calendrier lunaire pour tenir le compte des jours et un calendrier solaire pour les saisons – et ils ne concordaient jamais. Penser à la réforme du calendrier. Il avait l'impression d'avoir déjà noté cela dans sa tête. 

Il suait sang et eau sous ses vingt kilos d'armure – la cotte de mailles aux manches et au jaseran doublés, le sous-casque capitonné, le gorgerin à mailles, le plastron métallique, les tassettes qui s'enfonçaient dans les battes, le casque à haut cimier, la rapière et la dague. Ce n'était pas tellement le poids – il avait porté des fardeaux plus lourds et moins bien distribués pendant la guerre de Corée, où il avait servi dans l'infanterie – mais il se demandait si jamais quelqu'un avait fini par s'habituer à la chaleur et à l'absence d'aération corporelle. Telle une riche armure portée dans l'ardeur du jour, brûlante sauvegarde… Bien que Shakespeare n'eût jamais porté d'armure, sinon sur scène, il avait connu des tas de gens qui en avaient porté, comme Williams, le petit Gallois noiraud, qui avait servi de modèle pour Fluellen.

« Il n'y en a pas un seul de mauvais dans tout le lot ! » s'exclama avec enthousiasme Harmakros, qui chevauchait à côté de lui. « Et j'en ai vu une douzaine qui sont assez vigoureux pour tirer les canons. »

Plus une cinquantaine de montures pour la cavalerie. Ce qui signifiait qu'un nombre beaucoup plus élevé de fantassins pourraient être engagés où et quand cela s'avérerait nécessaire. Des fantassins plus lourdement cuirassés. Un autre lot de bêtes était attendu dans la soirée. Où le prince Armanès trouvait-il donc tous ces chevaux qu'il échangeait contre de la poudre ? Comme Kalvan se retournait pour faire cette remarque à Harmakros, quelque chose sonna sur sa cuirasse. Le choc lui coupa presque le souffle et il faillit tomber à bas de sa monture. Il crut entendre la détonation. En tout cas, il perçut nettement la seconde alors que, se cramponnant pour rester en selle, il sortait un pistolet de ses fontes. De l'autre côté de la route, deux nuages de fumée flottaient à la hauteur des fenêtres du premier étage d'un des hôtels débit-de-boissons-lunapar qui s'alignaient le long de la rue. Harmakros braillait. Tout le monde en faisait autant. Les chevaux ruaient.

En dépit de la douleur qui lui fouaillait la poitrine, Kalvan leva son pistolet et tira dans l'une des fenêtres. Harmakros l'imita. Une arquebuse tonna derrière eux. Souhaitant ne pas avoir encore une côte cassée, Kalvan remit son pistolet dans la fonte et entraîna son compagnon : « Viens ! Il faut les prendre vivants, par Dralm ! Il est indispensable de les soumettre à la question !…»

La torture… Il l'abominait. Le troisième degré et autres méthodes d'extorsion d'aveux relativement modérées en usage dans son univers natal lui faisaient même horreur, mais, quand on a besoin de savoir la vérité, on s'arrange pour l'obtenir, quels que soient les moyens employés.

On arrachait les pieux de la palissade du corral. Il piqua des deux, bondit par-dessus l'obstacle et atterrit dans une cour jonchée de débris, suivi d'Harmakros qu'accompagnaient un arquebusier de la force mobile et deux palefreniers à pied armés de gourdins.

Il jugea préférable de rester en selle, tant qu'il n'aurait pas inspecté les dommages causés par cette balle, il ignorerait comme il se comporterait sur ses jambes. Harmakros sauta à terre, repoussa une drôlesse dépenaillée qui lui barrait le chemin, tira son épée et s'engouffra dans la maison par la porte de derrière. Les hommes s'égaillaient, les femmes poussaient des glapissements stridents. Partout c'était le tumulte, sauf derrière les deux fenêtres d'où l'on avait tiré. Une fille bêlait que l'on avait assassiné le seigneur Kalvan. Tout en le contemplant fixement…

Kalvan, toujours à cheval, regagna la rue, où un rassemblement se formait. La populace, se bousculant devant la porte, envahissait l'établissement, d'où sortaient des cris ; on cassait tout à l'intérieur. Une autre foule s'agglutinait plus haut. Des clameurs retentissaient : « À mort ! À mort ! » Poussant un juron, il sortit sa rapière, renversa un homme quand il piqua des deux pour se frayer un passage en criant son propre nom. La bête était vaillante et docile mais elle n'était pas entraînée au combat de rue. Ah ! si seulement il avait un cheval de la police d'État et une longue trique au lieu de cette épée ! Sur ces entrefaites, l'officier qui cumulait les fonctions de prévôt militaire et de commissaire de police de la cité d'Hostigos survint avec une douzaine d'hommes qui distribuaient généreusement des coups de crosse d'arquebuse. 

Ainsi furent sauvés deux Hostigi ensanglantés, à demi inconscients, dont les vêtements étaient presque entièrement arrachés. La foule recula, réclamant encore du sang.

Kalvan put enfin s'examiner. Sa cuirasse avait une entaille sur le flanc droit et le projectile l'avait aplatie mais le métal n'avait pas cédé. Brûlante sauvegarde comme disait Shakespeare ! Heureusement que cela n'avait pas été un de ces gros mousquets de 8 qui vous transperçait une armure comme un rien ! Il reprit son pistolet et se mit en devoir de le recharger. C'est alors qu'il vit venir à sa rencontre Harmakros l'épée nue, escorté de deux soldats encadrant un bonhomme ventripotent au menton râpeux, vêtu d'une chemise crasseuse, une femme échevelée qui ne pouvait être qu'une maquerelle, et deux filles parées de fanfreluches diaphanes. 

« C'est pas moi ! C'est pas moi ! » balbutiait l'homme. Et la femme répétait : « Je ne suis au courant de rien ! Que Dralm me frappe si je mens ! »

« Emmenez ces deux-là à Tarr-Hostiges, » ordonna Kalvan au prévôt. « Vous les soumettrez à un interrogatoire poussé. » C'était là un euphémisme policier, encore une constante universelle. « Les autres aussi. Enregistrez leurs dépositions mais ne les brusquez pas, sauf si elles essaient visiblement de mentir. »

« Tu ferais bien de te rendre à Tarr-Hostigos toi aussi pour que Mytron t'examine, seigneur Kalvan, » lui conseilla Harmakros.

« Ce n'est certainement qu'une ecchymose. Ma cuirasse n'est même pas fêlée. Et si j'ai une côte cassée, avec cet attirail, je tiendrai un moment. Je veux aller avant tout au temple de Dralm pour remercier le dieu de m'avoir sauvé la vie. Et au temple de Galzar également. » Kalvan avait la réputation d'être un homme pieux depuis le jour de son apparition, lorsqu'il s'était incliné devant les trois statuettes qui veillaient sur la chaumière du paysan. À présent, s'il s'abstenait de cet acte de grâce, il serait en contradiction avec son personnage. « Marchons au pas et prenons notre temps. Il faut que le plus grand nombre de gens possible me voient. Il serait fâcheux que le bruit de ma mort se répande en Hostigos. »