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Verkan le franc-marchand de Grefftscharr, attendit que le prince Ptosphès, le vieux Xentos et l'homme auquel il ne devait en aucun cas donner le nom de Calvin Morrison fussent assis avant de se laisser choir à son tour dans un fauteuil. La réunion se tenait dans le cabinet de travail du prince Ptosphès.
« As-tu fait bon voyage ? » lui demanda le seigneur Kalvan.
Il fit oui de la tête et passa rapidement en revue les détails imaginaires de son expédition, de son séjour dans la cité de Zygros et de son retour en les comparant aux événements réels. Il crut soudain revoir devant lui le tableau de commandes et avança le bras pour appuyer sur le bouton noir. D'autres agents de la Paratemporelle employaient une imagerie différente mais le résultat était le même. Les pseudo-souvenirs injectés sous hypnose remplacèrent les souvenirs authentiques des visites qu'il avait faites à la cité de Zygros de cette ligne temporelle, les effacèrent et un blocage absolu annula toutes les données qu'il possédait sur le sous-secteur hispano-colombien du Quatrième Niveau europo-américain.
« Cela ne s'est pas trop mal passé. J'ai eu quelques ennuis à Glarth, en Hos-Agrys. J'avais vendu mes deux barils de semence de feu en provenance de Tarr-Dombra à un marchand et j'ai eu aussitôt les soldats du prince de Glarth et les agents de la Maison de Styphon à mes trousses. Apparemment, la Maison de Styphon avait fait courir le bruit que des bandits avaient dévalisé un de leurs convois et tout le monde était à la recherche de semence de feu de contrebande. Arrêté et torturé, mon acheteur m'a livré. J'ai tué un bonhomme, j'en ai blessé un autre et j'ai décampé. »
« Quand cela a-t-il eu lieu ? » demanda vivement Xentos.
« Trois jours après mon départ. »
« Soit huit jours après que nous eûmes pris Tarr-Dombra et adressé cette lettre à Sesklos, » murmura Ptosphès. « À l'heure qu'il est, chacun des cinq Royaumes doit être au courant de cette histoire. »
« Oh ! Elle n'a plus cours ils en ont lancé une autre. Ils admettent qu'un prince d'Hos-Harphax fabrique de la semence de feu… mais ce n'est pas de la bonne semence. »
Kalvan s'esclaffa. « Elle est seulement deux fois plus efficace que la leur et fait deux fois moins de ratés… »
« Mais c'est qu'il y a des diables dans la vôtre ! Évidemment, il y en a toujours dans la semence de feu – c'est cela qui la fait exploser – mais les prêtres de Styphon ont des rites secrets qui tuent les diables dès qu'ils ont fait leur travail. Quand votre semence de feu explose, les démons s'échappent vivants. Je parie que la province orientale d'Hostigos en est pleine, maintenant ! »
Verkan éclata de rire mais se tut en voyant que personne ne l'imitait. Kalvan poussa un juron. Ptosphès prononça un nom.
« Cette histoire a fait son apparition chez nous et j'espère que personne, ici, n'y ajoute foi. Elle vient de Sask. »
« C'est ce maudit Sthentros ! » s'exclama le prince. « C'est un parent par alliance. Il est jaloux de la position qu'occupe Kalvan. Je lui ai parlé et lui ai flanqué une bonne frousse. Il a prétendu qu'il l'avait inventée lui-même, mais je sais qu'il ment… Un émissaire de Sask est entré en contact avec lui. L'ennui, c'est que, si nous le torturons, tous les autres nobles vont venir bourdonner à mes oreilles comme un essaim de guêpes. Il va falloir le surveiller. »
« Ils ne perdent pas de temps et agissent comme un seul homme, » reprit Xentos. « Ils ont des temples partout et chacun est aussi un relais de poste. Si la Voix de Styphon parle aujourd'hui à Balph dans le royaume d'Hos-Ktemnos, dans un quart de lune ses paroles retentiront dans tous les temples des cinq Royaumes. Leurs mensonges vont si vite et si loin que la vérité ne peut jamais les rattraper. »
« Oui, » soupira Kalvan. « Désormais, toutes les catastrophes – les épidémies, les famines, les inondations, la sécheresse, la grêle, les incendies de forêts les tornades – seront l'œuvre des démons de notre semence de feu. Bon… Tu as donc réussi à quitter la cité de Glarth. Et ensuite ? »
« Dés lors, j'ai jugé plus sage de voyager de nuit. Il m'a fallu huit jours pour atteindre la ville de Zygros où ma femme Dalla m'attendait comme nous en étions convenus avant mon départ pour Ulthor. J'ai recruté cinq artisans : deux fondeurs de canons, un fondeur de cloches, un fabricant de statuettes rompu à la technique de la cire perdue et un contremaître qui travaillait dans une fonderie. Plus trois façonneuses de moules et deux sergents mercenaires que j'ai engagés comme gardes du corps. J'ai révélé le secret de la semence de feu à la guilde des armuriers de Zygros qui, en échange, m'a confectionné douze fusils de chasse à long tube rayé et m'a également rayé l'âme de quelques pistolets. Elle vous expédiera des pétrinaux à canon rayé au même prix que ceux à canon lisse. Les armuriers ont eu vent de l'histoire des diables, pas un seul n'y croit. J'ai également livré le secret aux marchands de mon pays et ils le divulgueront. »
« Et, dans un an, la semence de feu de Grefftscharr se négociera jusqu'à Xiphon sur le Grand Fleuve, dit Kalvan. « C'est parfait ! Dans combien de temps ton équipe commencera-t-elle à produire des canons ? »
« Dans deux lunes. Chaque jour de moins sera un vrai miracle. »
Il se mit à expliquer le fonctionnement des hauts fourneaux et la méthode du sablage. Kalvan comprit.
« Dans ce cas, nous nous battrons avec ce que nous avons. Les hostilités débuteront probablement d'ici à un quart de lune. Nous avons dépêché notre Oncle Loup à Sask avec un ultimatum pour le prince Sarrask. Quand il aura entendu les exigences que nous formulons, il faudra l'attacher pour qu'il ne se mette pas à mordre les gens ! »
« Entre autres choses, » dit Ptosphès, « nous exigeons que l'archiprêtre Zothnès et le grand-prêtre de la cité de Sask nous soient livrés enchaînés pour être jugés : nous les accusons d'avoir comploté la mort de Kalvan et la mienne. Si Zothnès a l'influence que je crois qu'il a sur Sarrask ; rien que cela suffira. »
« Tu reprendras le commandement des voltigeurs montés, n'est ce pas, Verkan ! » fit Kalvan. « Comme ils sont maintenant constitués en régiment, tu auras le grade de colonel. Nous disposons à présent de cent vingt voltigeurs. »
Dalla serait furieuse. Tans pis ! Les gens qui n'aidaient pas leurs amis à l'heure du combat étaient plutôt mal vus dans le coin. Il faudrait que Dalla se fasse une raison. Comme elle s'était déjà fait une raison pour la barbe de son époux.
Ptosphès vida sa coupe. « Si nous montions chez Rylla ? Je suis heureux que tu aies amené ta femme Verkan. Elle est charmante et Rylla l'aime beaucoup. Elles sont instantanément devenues une paire d'amies. Elle tiendra compagnie à ma fille pendant notre absence. »
« La princesse nous en veut, » ajouta Kalvan.
« Elle se figure que nous l'obligeons à garder son appareil pour l'empêcher de partir en guerre avec nous. » Il sourit. « Ce qui est d'ailleurs la stricte vérité Dalla contribuera peut-être à lui changer les idées. »
Verkan Vall n'avait aucun doute là-dessus. Rylla et Dalla s'entendraient comme larrons en foire, il n'y avait pas de problème. Ce qui le tracassait, c'était de savoir jusqu'où pourrait aller cette entente. Ces deux filles étaient deux adorables petits bâtons de dynamite. S'il arrivait que l'une oublie quelque chose l'autre y penserait à sa place !