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Les membres du Grand Conseil étaient réunis dans une salle tout en longueur dont un mur était tendu de tapisseries et l'autre percé de fenêtres donnant sur le jardin intérieur de la citadelle. Le délégué des paysans, Phosg, le corps noueux et la barbe grise, était assis au bas bout de la table entre le porte-parole des bergers et des bouviers et celui des bûcherons et des charbonniers. Siégeaient ensuite par ordre de dignité croissante les porte-parole des artisans, des maîtres-ouvriers, des marchands, des francs-tenanciers des professions libérales, du clergé, de la noblesse foncière. Le prince Ptosphès siégeait au haut bout de la table, revêtu d'un splendide manteau de fourrure une lourde chaîne d'or autour du cou. Le seigneur Kalvan, assis à sa gauche, n'était pas moins superbement habillé et sa propre chaîne était à peine moins impressionnante. Tous les regards étaient braqués sur le siège qui se trouvait à la droite du prince et qui était vide.

Le bruit s'était répandu – Kalvan, Xentos, Chartiphon et Harmakros y avaient veillé – que, en raison de son état, la princesse Rylla ne pourrait assister au Conseil. Aussi, quand, au dernier moment, la porte s'ouvrit à deux battants et que six soldats entrèrent, portant une litière sur laquelle la jeune fille était assise, des exclamations de joie fusèrent et une ovation unanime éclata. Rylla était réellement populaire en Hostigos.

Elle remercia d'un geste de la main et les porteurs déposèrent la litière à la droite de Ptosphès. Le prince attendit que le brouhaha s'apaisât, puis il tira sa dague et en tapota la table avec le pommeau.

 

« Vous savez tous pourquoi nous sommes ici, » commença-t-il sans autre préambule. « La dernière fois que nous nous sommes réunis, ce fut pour choisir entre les deux termes d'une alternative : nous laisser égorger comme des moutons ou nous battre comme des hommes. Aujourd'hui, la question est de savoir si nous attaquerons Sarrask de Sask maintenant alors que nous sommes en position avantageuse ou si nous attendrons pour affronter Sarrask et Balthar ensemble alors qu'ils seront, eux, en position avantageuse. Que chacun exprime son avis. »

C'était comme un conseil de guerre : la parole revenait d'abord au petit et au moins gradé. Phosg se leva.

« Seigneur prince, je répéterai ce que j'ai dit l'autre fois : s'il faut se battre, eh bien battons-nous ! »

« C'est une autre bande de loups, voilà tout, » ajouta le représentant des bergers. « Et ce sera une autre chasse aux loups, comme à Fitra. »

Le tour de table se poursuivit de la même façon. Le porte-parole des gens de robe demanda naturellement si l'on était tout à fait sûr que le prince de Sask passerait à l'attaque. On le brocarda : pourquoi ne pas attendre d'avoir la gorge tranchée, sa maison brûlée et ses filles violées ? Ainsi, il n'y aurait plus de doute possible. La prêtresse d'Yrtta s'abstint, la servante de la Mère Universelle ne pouvait approuver que soit versé le sang de ses fils. L'Oncle Loup se contenta de rire. La parole passa ensuite aux nobles.

« Mais qui souhaite cette guerre contre Sask ? » s'exclama l'un d'eux. « Qui en dehors de cet étranger qui a accédé à de tels honneurs en si peu de temps ; C'est du seigneur Kalvan que je parle. »

Kalvan se pencha légèrement pour regarder le protestataire. Bien sûr, il s'agissait de Sthentros. Il était vaguement allié à la famille de Ptosphès et possédait une baronnie à peu prés à l'emplacement de Boalsburg. Il avait fait toute une histoire quand les ateliers de poudre avaient commencé à fonctionner et s'était opposé à ce que ses paysans collectent du salpêtre.

Kalvan l'avait menacé de lui faire trancher la tête, et Sthentros, tout bredouillant, était allé se plaindre à Ptosphès. L'entretien s'était déroulé sans témoin, personne ne savait exactement ce qu'avait dit le prince mais le baron était ressorti visiblement secoué du palais. Et ses paysans s'étaient mis à la collecte du salpêtre.

« Qui est exactement ce Kalvan ? » insista Sthentros. « Il y a cinq lunes, personne en Hostigos n'avait entendu parler de lui ! »

Deux autres seigneurs, y compris celui qui venait de jurer qu'il tremperait ses bottes dans le sang saski, approuvèrent. Un troisième, qui avait combattu à Fitra, renchérit :

« D'ailleurs, personne n'avait non plus entendu parler de toi en Hostigos avant que la belle-sœur de ton oncle eût épousé notre prince. »

L'Oncle Loup s'esclaffa : « On a entendu parler de Kalvan depuis ! Et à Nostor aussi, par la masse du dieu de la guerre ! »

« Il est vrai, » fit un autre noble. « Mais cela n'empêche pas que cet homme soit un étranger. Et c'est un peu fort de le voir s'élever aussi rapidement au-dessus des nobles des vieilles familles hostigi. Rappelez-vous ! Quand il est arrivé, il était incapable de prononcer une seule parole compréhensible ! »

« Par Dralm, nous le comprenons fort bien, à présent ! » L'interrupteur était un nouveau venu au Grand Conseil : c'était le délégué des fabricants de semence de feu. Des murmures d'approbation s'élevèrent. L'argument avait porté.

Mais Sthentros était tenace : « Savons-nous si ce n'est pas un prêtre renégat de Styphon ? »

Mytron, qui représentait la guilde des médecins, chirurgiens et apothicaires, se leva « Lorsque Kalvan est arrivé, j'ai soigné ses blessures. Il n'est pas circoncis comme le sont tous les prêtres de Styphon. »

 

Il se rassit. Sa déclaration avait fait l'effet d'un coup de massue. Bonne chose que le révérend Morrison n'ait pas voulu faire de frais pour des choses qu'il ne jugeait pas indispensables lors de la naissance de son fils ! Jamais plus Kalvan ne dirait du mal de l'avarice des Irlando-Écossais. Mais Sthentros s'accrochait toujours :

« C'est peut-être encore pire ! Qu'un produit agisse comme la semence de feu, c'est incontestablement contre nature. Je suis sûr que cet ingrédient recèle des diables qui le font exploser. Et peut-être que les prêtres de Styphon les empêchent de s'échapper par des moyens que nous ignorons ? »

Le représentant des fabricants de semence de feu reprit la parole :

« J'en produis et je sais de quoi la semence de feu se compose, de salpêtre, de soufre et de charbon de bois. Et il n'y a pas de diables là-dedans. » Il ignorait le phénomène de l'oxydation mais savait que le salpêtre accélérait la combustion. « Le prochain coup, il va nous raconter qu'il y a des diables dans le vin ou dans la pâte pour faire lever le pain ! »

« Quelqu'un a-t-il entendu parler d'un lâcher de diables à Fitra ? » demanda un autre. « Pourtant, on y a brûlé de la semence de feu en quantité. »

« Qu'est-ce que Sthentros peut savoir de Fitra ? Il n'y était pas ! »

Ptosphès se pencha vers Kalvan et lui murmura à l'oreille : « Je vais avoir une petite conversation avec ce personnage après le Conseil. C'est à ma faveur qu'il doit sa position. Et ma faveur commence à se lasser. »

« Diables ou pas diables, ce qui est en question, c'est la place qu'occupe le seigneur Kalvan parmi nous, » dit le noble qui avait soutenu Sthentros. « Ce n'est pas un Hostigi. De quel droit siège-t-il au Conseil ? »

« Fitra ! » fit une voix. « Tarr-Dombra ! » lança une autre.

« Il siège en tant que fiancé de la princesse Rylla qui l'a librement choisi pour époux, » laissa tomber Rylla d'un ton cassant. « Le contestes-tu, Euklestès ? »

« Il siège en tant qu'héritier matrimonial du trône d'Hostigos et comme mon fils adoptif, » ajouta Ptosphès. « J'espère qu'aucun d'entre vous n'a la présomption de vouloir discuter ce choix ? »

« Il siège à ce Conseil en tant que commandant en chef de l'armée, » rugit Chartiphon. « En tant que soldat – un soldat auquel je suis fier d'obéir. Si tu veux lui contester ce droit, je t'attends sur le pré ! »

« Il siège à ce Conseil en tant qu'envoyé de Dralm. Contestes-tu la volonté du Grand Dieu ? » demanda Xentos.

Euklestès décocha à Sthentros un regard qui signifiait : dans quel pétrin m'as tu fourré ?

« Loin de moi cette pensée ! »

« Eh bien, c'est une question réglée. À présent, il s'agit de nous prononcer sur l'opportunité de déclarer la guerre à Sask, » dit Ptosphès. « Quel est ton avis, seigneur Sthentros ? »

« Je me prononce pour la guerre, bien sûr ! Je suis un Hostigi aussi loyal que tous ceux qui se trouvent ici. »

Il n'y eut pas d'avis contraire le vote fut unanime. Dès que Ptosphès eut remercié les membres du Conseil, Harmakros se leva.

« Et maintenant, pour manifester notre fidélité à tous envers notre prince, je propose que nous votions que toutes les décisions qu'il pourra prendre en ce qui concerne Sask, Beshta et Nostor, qu'il s'agisse de faire la guerre ou de signer la paix, soient approuvées par avance par l'assemblée plénière du Grand Conseil d'Hostigos. »

« Quoi ? » fit Ptosphès dans un souffle. « L'idée vient-elle de toi, Kalvan ? »

« Oui. Nous ignorons ce qu'il faudra faire, mais quelle que soit la solution que nous adopterons, nous devrons peut-être la prendre précipitamment et il ne faut pas qu'ensuite des Sthentros ou des Euklestès viennent pleurnicher sous prétexte qu'on ne les a pas consultés. »

« Cela me paraît sage. N'importe comment, nous ferons ce que nous jugerons bon de faire, mais, de cette manière, il n'y aura pas de discussions. »

La motion d'Harmakros fut également votée à l'unanimité. Le rouleau compresseur de l'organisation fonctionnait sans à-coups.