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Tortha Karf, chef de la Police paratemporelle, s'exhorta au calme. À quoi bon s'énerver ? Il n'avait que trois cents ans, compte tenu de l'espérance de vie propre à sa race, il avait encore deux siècles devant lui, au bas mot. Alors, deux cents jours de plus ou de moins… quelle importance ? Dans deux cents jours, ce serait le Bout de l'An, à minuit sonnant, il se lèverait pour céder son fauteuil à Verkan Vall, dès lors, il aurait tout le loisir de cultiver ses vignes et ses citronniers, et de faire la guerre aux lapins qui infestaient l'île de Sicile qu'il avait achetée à forfait sur une ligne temporelle inhabitée du Cinquième Niveau. Combien de temps faudrait-il à Vall pour en avoir plus qu'assez, à son tour, du poste de chef de la Tempo ? se demanda-t-il.

En fait, il savait que Vall n'avait jamais ambitionné d'occuper ces fonctions. Le prestige et l'autorité étaient sans attraits pour lui, alors qu'il attachait, en revanche, beaucoup de prix à sa liberté. Il aimait le travail hors-temps. Il fallait bien que quelqu'un le fasse et c'était précisément pour cela qu'il avait été formé. Il le faisait donc. Et sans doute mieux que Karf tel était, du moins, le sentiment de ce dernier. Un travail consistant à assurer le maintien de la paix et de l'ordre sur un nombre presque infini de mondes qui étaient chacun une seule et même planète la Terre. Avec Verkan Vall, il n'y aurait pas de problème.

Douze mille ans plus tôt, la race du Premier Niveau, peuplant une planète en voie d'épuisement et condamnée à disparaître, avait découvert l'existence d'une seconde dimension temporelle latérale, ainsi que le moyen de se transporter physiquement sur un nombre quasi illimité de mondes de probabilité parallèles. Dès lors s'était constituée une véritable et secrète noria et les richesses avaient afflué vers la ligne temporelle-mère un petit quelque chose pris ici, un autre petit quelque chose pris ailleurs, toujours en quantités assez faibles pour que la soustraction passât inaperçue.

Il fallait mettre un peu d'ordre là-dedans. Parfois les émissaires étaient rien moins que scrupuleux dans leurs tractations avec les races hors-temps. Tortha Karf aurait déjà pris sa retraite depuis dix ans s'il n'avait mis le doigt sur un trafic d'esclaves aux proportions gigantesques qui n'avait été démantelé que tout récemment. Le plus souvent malchance ou indiscrétion quelqu'un mettait en danger le Grand Secret. Ou bien, c'était un incident dont personne n'était responsable mais qui se produisait néanmoins et auquel il fallait trouver une explication.

Le secret du paratemps devait être sauvegardé à tout prix. Avant tout, cela va sans dire, la technique du transport. Mais aussi le fait même qu'une race en possédait la maîtrise. Même s'il n'y avait pas eu d'autres raisons (et il en existait une foule d'autres), il eût été parfaitement immoral de laisser les membres de n'importe quelle race hors-temps apprendre qu'ils côtoyaient des étrangers physiquement indiscernables qui les surveillaient et les exploitaient.

C'était en quelque sorte une colossale ronde de police.

Le Second Niveau était civilisé depuis presque aussi longtemps que le Premier mais il avait connu des intermèdes de barbarie. Abstraction faite de la migration temporelle, la plupart de ses secteurs n'avaient rien à envier au Premier et nombre d'entre eux avaient permis à la ligne temporelle-mère d'apprendre bien des choses. Bien que plus récentes, les civilisations du Troisième Niveau étaient d'une ancienneté et d'une culture encore dignes de respect. Le Quatrième Niveau avait démarré tardivement et ses progrès étaient lents ; là-bas, quelques génies en étaient encore à domestiquer les animaux alors que, sur le Troisième Niveau, la machine à vapeur était tombée en désuétude depuis longtemps. Et dans certains secteurs du Cinquième Niveau, des brutes sous-humaines, qui n'avaient pas de langage articulé et ignoraient le feu, cassaient encore les noix et se fracassaient mutuellement le crâne à coups de pierres tandis que, ailleurs, aucune créature, si vaguement humanoïde que ce fût, n'avait encore fait son apparition.

Le Niveau important était le Quatrième. Alors que les autres étaient le fruit d'incidents génétiques de faible probabilité, le Quatrième constituait une probabilité maximale. Il était divisé en une multitude de secteurs et de sous-secteurs et, presque universellement, la civilisation humaine y était née dans les vallées du Nil, du Tigre et de l'Euphrate, de l'Indus et du Yang-Tsé. Le secteur europo-américain, peut-être faudrait-il l'évacuer entièrement. Mais ce serait à Verkan de prendre la décision. Trop d'armes thermonucléaires, trop de rivalités nationales. Il y avait eu des précédents au Troisième Niveau. Le secteur alexandrino-romain avait pris un bon départ grâce à l'héritage conjugué de la philosophie grecque et du génie de constructeurs des Romains mais, mille ans plus tard, deux religions à moitié oubliées avaient été ressorties des poubelles de l'Histoire et leurs fanatiques avaient commencé à se massacrer réciproquement. Cela continuait encore, ils se battaient à coups de fourche et de fusil à mèche car ils étaient maintenant incapables de fabriquer des armes plus efficaces. Le secteur europo-américain risquait d'en arriver au même point si les économistes et les politiciens rivaux qui s'affrontaient restaient en place. Le secteur sino-hindique, là, ce n'était pas une civilisation mais un cas inquiétant de paralysie culturelle. Même chose pour l'indo-touranien qui était au niveau des Europo-Américains quelque dix siècles plus tôt.

Il y avait encore le secteur est-aryen, trois mille ans auparavant, la migration aryenne s'était déplacée vers l'est et avait gagné la Chine au lieu de descendre vers l'ouest et vers le sud comme dans la plupart des autres secteurs. Il y avait le secteur aryano-transpacifique, qui n'était qu'un surgeon dans ce secteur, des groupes avaient construit des bateaux, étaient partis vers le nord et vers l'est en longeant les îles Kouriles et Aléoutiennes pour s'installer en Amérique du Nord, ils avaient emmené des chevaux, du bétail et leur science de métallurgistes ; ils avaient exterminé les Amérindiens, s'étaient entre-tués et avaient éclaté en une poussière de peuplades et de cultures différentes. Il existait une culture décadente sur la côte pacifique, des tribus de nomades qui chassaient le bison dans les plaines centrales pour effectuer des croisements avec les bovidés asiatiques, une civilisation autour des Grands Lacs, une autre dans la vallée du Mississippi, une troisième qui n'était âgée que de cinq ou six siècles, centrée sur le littoral atlantique et dans les monts Appalaches. Sa technologie en était à la phase prémécanique ; l'énergie était fournie par l'eau et le muscle animal. Dans un certain nombre de sous-secteurs, elle avait atteint le stade de la poudre à canon.

 

Mais s'il y avait un secteur qu'il fallait avoir à l'œil, c'était l'aryano-transpacifique. Cela bougeait de ce côté. Rapidement. Bientôt, il s'y passerait quelque chose. La situation mûrissait vite.

 

À Verkan de s'en occuper pendant les deux cents années à venir ! Après le jour du Bout de l'An, Tortha n'aurait plus à se soucier, pour sa part, que de ses vignes et de ses vergers de citronniers.