TREIZE
« Ainsi, votre homme a fait cela tout seul ! » dit l'historienne.
Verkan Vall eut un sourire radieux.
Ils étaient réunis dans la salle de conférence de l'université, en face d'une grande carte du secteur aryano-transpacifique du Quatrième Niveau figurant Hostigos, Nostor, le nord-est de Sask et la partie nord de Beshta. Les repères lumineux qu'il avait fait évoluer un peu partout étaient maintenant éteints.
« Ne vous avais-je pas dit que c'était un génie ? »
« Quelle dose de génie faut-il pour écrabouiller une pareille bande de loques ? » s'écria Talgan Dreth le directeur des recherches hors-temps. « À mon sens ils se sont enferrés eux-mêmes. »
« Prévoir exactement leurs erreurs et établir un plan pour les exploiter réclame une somme de génie considérable, » rétorqua le vieux professeur Shalgro, spécialiste de la probabilité temporelle. Pour lui c'était là un brillant exploit théorique et cette bataille n'était que le test qui avait démontré la validité de la doctrine. » Je suis d'accord avec Verkan, ce garçon est un génie et le fait qu'il n'a pu devenir autre chose qu'un petit fonctionnaire de police sur sa ligne de temps d'origine montre à quel point le génie est gaspillé dans ces cultures de second ordre. »
L'historienne ne voulait pas qu'on l'écarte de son sujet : « Il connaissait l'histoire militaire de sa ligne de temps et il a su en appliquer les leçons dans ce secteur. En fait, j'estime que le plan de campagne de Gormoth était excellent – contre des gens comme Ptosphès et Chartiphon. Sans Kalvan, il aurait gagné. »
« Pourtant, Chartiphon et Ptosphès ont livré combat avec leurs seules forces, et ce sont eux qui l'ont emporté. »
« Plus ou moins, » Verkan enfonça unes des touches qui saillaient sur l'accoudoir de son fauteuil. Des lumières bleues et rouges se mirent à scintiller. « Netzigon était censé attendre ici, à l'embouchure de la Listra, jusqu'à l'arrivée de Klestreus. Chartiphon s'est mis à le canonner – le dispositif d'artillerie ayant été mis en place par le seigneur Kalvan. Netzigon n'a pas pu tenir sous le feu et il a attaqué prématurément. »
« Pourquoi n'a-t-il pas tout simplement reculé ? » demanda Talgan Dreth. « Il y avait la rivière entre lui et Chartiphon et ce dernier n'aurait pas pu faire traverser ses canons. »
« Cela n'aurait pas été honorable. D'ailleurs, il ne voulaient pas que ce soient les mercenaires qui gagnent la guerre. Il revendiquait la gloire de la gagner lui-même. »
L'historienne éclata de rire. « Combien de fois n'ai-je pas entendu ce refrain ! Les Hostigi sont-ils aussi des fanatiques de la gloire, de l'honneur et autres balivernes de la même farine ? »
« Ils l'étaient, bien sûr. Mais Kalvan est intervenu. Dés l'instant où il a commencé à fabriquer de la semence de feu, il a établi son ascendant moral. Puis il a introduit une nouvelle tactique, une nouvelle technique du combat à l'arme blanche et il a perfectionné l'artillerie. Maintenant, le mot d'ordre est : « Confiance au seigneur Kalvan. Le seigneur Kalvan a toujours raison. »
« Dorénavant, il va lui falloir faire attention, » laissa tomber Dreth. « Il ne peut pas se permettre la moindre faute. Qu'est il advenu de Netzigon ? »
« Il a tenté à trois reprises de franchir la rivière, large d'une centaine de mètres, en dépit de la puissance de feu supérieure de l'adversaire. C'est de cette façon qu'il a perdu la plus grande partie de sa cavalerie. Puis il a lancé son infanterie sur Vryllos, a repoussé Ptosphès et a déclenché de la rive sud une attaque de flanc contre Chartiphon. Mais Ptosphès a réagi, il a contre-attaqué lorsque Netzigon s'est trouvé entre le cours d'eau et la montagne. Alors, prenant le commandement des troupes montées, Rylla a franchi la rivière et a mis le feu au camp de Netzigon. Quelques non-combattants ont été massacrés et ça a été la panique à l'arrière. Du coup, tout s'est mis à tourner en eau de boudin. Le commandant de la place de Tarr-Dombra… ici… est sorti avec une poignée d'hommes et a incendié Dyssa. Nouvelle panique ! »
« Pauvre Rylla ! Quel dommage !…» murmura l'historienne.
« Oui. » Vall haussa les épaules. « Ce sont des choses qui arrivent à la bataille. » C'était pour cela que Dalla était toujours inquiète quand elle apprenait qu'il était mêlé à un combat. « Nous avons fait venir deux convoyeurs à antigravité après la tombée de la nuit. Ils ont dû se stabiliser à une altitude de vingt mille pieds car nous ne tenions pas à ajouter à tout cela des présages dans le ciel mais ils ont pris quelques bonnes photos infrarouges au téléobjectif. Il y avait d'importants foyers d'incendie dans toute la province du Nostor occidental et autour de Dyssa. Et des feux encore plus nombreux au sud-ouest – ceux là étaient dus à Kalvan et à Harmakros. On a enregistré une activité fébrile dans la cité de Nostor.
» Gormoth construit des fortifications et des retranchements. Il semble penser que sa capitale sera le théâtre de la prochaine bataille. »
« C'est ridicule ! » s'exclama Talgan Dreth. « Après ces combats, Kalvan aura besoin de deux semaines pour préparer son armée à reprendre l'offensive. Quelle quantité de poudre croyez-vous qu'il lui reste ? »
« Six ou sept tonnes. Je l'ai appris juste avant la réunion par nos agents en Hostigos. Hier soir, après avoir franchi la rivière, Harmakros a capturé un important convoi. Un archiprêtre de la Maison de Styphon qui se rendait à la cité de Nostor avec quatre tonnes de semence de feu et sept mille onces d'or. Des subsides destinés à Gormoth. »
« La guerre nourrit la guerre, comme on dit, » laissa tomber l'historienne.
« Plus une tonne d'or environ prise à Klestréus ainsi que la solde de ses troupes. Hostigos se tire admirablement de cette affaire. »
« Attendez seulement que j'aie traité toutes ces données ! » jubila le vieux professeur Shalgro « C'est là la preuve absolue de l'effet décisif de l'action de l'individu supérieur sur le cours de l'Histoire. Kalthar Morth va avoir bonne mine avec sa thèse de l'inéluctabilité historique et du rôle moteur des grandes forces sociales impersonnelles ! »
« Qu'allons nous faire maintenant ? » s'enquit Talgan Dreth. « L'équipe d'étude – les cinq hommes qui seront les fondeurs de cuivre et les trois filles qui feront les moules – est prête. »
« Il faut tenir compte du temps que prend le trajet à cheval entre Zygros et Hostigos. Sont-ils familiarisés avec les lignes tempos adjacentes ? Bon… Envoyez-les tous à la Zygros de la ligne tempo de Kalvan. J'y ai déjà expédié deux de mes agents. Qu'ils prennent contact avec les indigènes et attirent l'attention sur eux. Nous ferons de même, Dalla et moi. Après si jamais un voyageur venu de Zygros fait son apparition dans la cité d'Hostigos pour démentir les histoires que nous raconterons, cela n'aura pas d'importance. »
« Et les têtes de convoyeurs ? »
« Votre équipe devra s'établir en Hostigos avant qu'on puisse en installer une. Vous avez une ligne tempo pour vos opérations sur le Cinquième Niveau. Servez-vous en. Vous rejoindrez le tempo de Kalvan par parachutage antigravité. »
« Avec les chevaux et tout ? »
« Avec les chevaux et tout. Une monture pour moi une pour Dalla, une pour chacun des agents de la paratemporelle, qui se feront passer pour des gardes du corps, et une pour chacun des membres de votre équipe. Dix-sept chevaux de selle et douze chevaux de somme chargés de marchandises zygrosi et grefftscharri. Verkan, l'ami du seigneur Kalvan, est un marchand et les marchands doivent avoir de la marchandise. »
Talgan Dreth siffla doucement. « Cela nécessitera au moins deux convoyeurs de cent pieds. Quel lieu de contact avez-vous prévu ? »
Verkan Vall fit tourner un cadran. La carte glissa vers le bas. Quand elle fut cadrée sur l'extrémité méridionale de la principauté de Nyklos et la partie nord-ouest d'Hostigos, un voyant s'alluma.
« Aux environs de ce point, » répondit-il.