VINGT
Verkan Vall regarda sa montre. Pourvu que Dalla se dépêche ! Mais elle se faisait une beauté en vue de la réception. Quelle perte de temps ! Elle était belle… elle était née comme ça ! Seulement essayez donc d'expliquer cela à une femme !
Tortha Karf, assis en face de lui de l'autre côté de la table basse, regarda aussi sa montre et sourit avec béatitude. Cela n'arrêtait pas depuis le début du dîner et, chaque fois, son sourire se faisait plus large et plus euphorique à mesure que les minutes s'écoulaient et que l'heure fatidique, minuit, approchait.
Verkan Vall faisait des vœux pour que les préparatifs de Dalla leur laissent quand même le temps d'arriver avec une heure d'avance au quartier général de la Paratemporelle. Il y aurait un monde fou – tous ceux qui étaient un petit quelque chose dans la Police paratemporelle ou dans la commission du même nom, des politiciens, des gens du monde et les universitaires participant au « projet Kalvan » qui avaient été spécialement invités. Il faudrait serrer la main de la plupart d'entre eux, ingurgiter le maximum de verres possible et, juste avant minuit, tout le monde s'entasserait dans le bureau du patron. Tortha Karf s'assiérait à sa place et, à zéro heure précise, Verkan se lèverait, procéderait à une nouvelle tournée de serrage de mains, Tortha Karf lui céderait son fauteuil et on entonnerait en chœur le chant barbare du Quatrième Niveau, de rigueur en de telles occasions.
Et, à partir de ce moment, par Dralm ! il aurait dorénavant les fesses collées à ce foutu fauteuil !
Il avait dû s'exprimer à haute voix : le grand patron en instance de mise à la retraite lui adressa un sourire glacé.
« Vous continuez de jurer en zarthani ? Quand comptez-vous revenir du secteur aryano-transpacifique ? »
« Dralm seul le sait et il n'est pas de service dans notre tempo. Je vais avoir énormément à faire là-bas. Primo, je vais établir un filtrage permanent pour en finir avec ces problèmes de ramassage. Il y en a encore eu dix au cours des huit derniers jours. Et ne me répétez pas ce que vous avez déjà dit à Zarvan Tharg quand il a pris sa retraite ni ce que Tharg a dit à Hishan Galth quand Hishan Galth a pris sa retraite ! Je vais prendre des mesures par Dralm ! Comptez sur moi pour cela…»
« Heureusement que nous avons beaucoup de longévité, nous autres flics. Pas mal de temps s'écoule entre deux nominations. »
« Nous savons bien pourquoi. Tout consiste à éliminer la cause première du ramassage. J'ai cent quatre ans et je peux espérer rester encore deux siècles dans le fauteuil que vous me léguez. Si nous n'avons pas assez d'hommes, de robots et d'ordinateurs pour éliminer quelques-unes de ces interpénétrations, autant laisser tout tomber sur-le-champ et s'en laver les mains. »
« Cela coûtera des sommes folles. »
« Écoutez. Je ne suis pas un moraliste, vous le savez bien. Mais je voudrais que vous vous posiez un moment le problème moral qu'implique le fait d'arracher des gens au seul monde qu'ils connaissent et de les lâcher dans un univers totalement différent ayant juste assez de ressemblance avec le leur pour… »
« Il m'est arrivé de réfléchir de temps à autre à cela, » fit Tortha Karf – ce qui était un euphémisme. – « Ce type, Morrison, le seigneur Kalvan ou le Grand Roi Kalvan, représente un cas sur un million. C'était le mieux qui pouvait lui arriver et il serait le premier à le dire s'il osait en parler. Quant aux autres… ceux que les convoyeurs liquident d'un coup de lance-rayons sigma sont encore les privilégiés. »
« Mais que voulez-vous donc faire, Vall ? Nous avons une population de dix milliards d'êtres sur une planète qui, il y a douze mille ans, était totalement épuisée. Il n'y en a pas plus d'un milliard et demi dans leur temps d'origine. Les autres sont éparpillés sur tout le Cinquième Niveau et aux têtes de convoyeurs du Quatrième, du Troisième et du Second. Nous ne pouvons pas les laisser tomber. Là aussi, un problème moral se pose. Nous ne pouvons pas non plus arrêter l'exploration temporelle et les rapatrier pour qu'ils crèvent de faim ici. Cette petite formule que vous avez ramenée du secteur aryano-transpacifique convient à merveille : c'est un tigre que nous tenons par la queue. »
« En tout cas, nous pouvons agir dans certaines limites. J'ai pris les dispositions voulues pour que le groupe d'étude de l'université chargé de « l'opération Kalvan » fasse le maximum. Nous avons contrôlé toutes les têtes de convoyeurs en coïncidence avec la cité d'Hostigos sur toutes les lignes temporelles pénétrées. Les nôtres ne les recoupent pas en totalité. »
« Eh bien, ça a dû être un sérieux travail ! » Tortha Karf prit une gorgée de café et alluma une nouvelle cigarette. « Et vous ne devez pas jouir d'une grande popularité à l'Office d'immatriculation des Convoyeurs. Combien y en avait-il ? »
« Trois mille et des poussières dans un volume de quatre milles carrés. Je ne sais pas ce qu'ils feront de la tête de convoyeur de la cité d'Agrys quand ils voudront en installer une là-bas. Il y a une ville sur cette île d'estuaire dans toutes les tempos alors qu'il existe des villes et des villages tribaux sur la plupart des autres. »
« Si je comprends bien, ils ne se contentent pas d'installer une tête de convoyeur à Hostigos ? »
« Absolument pas ! Ils en font une véritable opération ! Nous avons cinq permanences de police réparties ici et là, y compris une à Greffa, la capitale de Grefftscharr d'où nous sommes censés venir, Dalla et moi. L'université veut avoir des groupes d'étude ou, au moins, des observateurs dans les métropoles des cinq Grands Royaumes. Des six, plus exactement, puisqu'il y a maintenant celui d'Hos-Hostigos. Il leur faudra être prudents. Au printemps, il y aura une guerre à côté de laquelle la conquête de Sask fera figure de bagarre d'écoliers pendant la récréation. »
Les deux hommes se turent. Tortha Karf, un sourire satisfait aux lèvres, pensait à sa ferme de la Sicile du Cinquième Niveau. Demain, à la même heure, il serait là-bas et n'aurait plus à se soucier d'autre chose que des ravages que les lapins exerçaient dans ses vergers artificiels. Verkan Vall, lui, pensait à son ami, le Grand Roi Kalvan et à tous les soucis qu'avait ce dernier. Voilà un homme qui, lui aussi, tenait un tigre par la queue !
Une autre pensée lui vint. Une pensée inconfortable qui le tracassait depuis certaine remarque que lui avait faite Dalla le jour où il avait émergé là-bas en se faisant passer pour un colporteur accompagné de sa suite.
« Écoutez voir, patron…» (dans deux heures, ce serait lui qu'on appellerait patron) «…ce ramassage n'est qu'un aspect, et un aspect limité, de quelque chose d'énorme, de sérieux et de fondamental. En principe, nous devons protéger le secret du paratemps. Dans quelle mesure ce secret est-il bien gardé ? »
Tortha Karf, qui était en train de porter sa tasse à ses lèvres, s'immobilisa et lui décocha un regard aigu.
« Qu'est-ce qui vous chiffonne dans le secret du paratemps, Vall ? »
« Comment avons-nous découvert la transposition paratemporelle ? »
Tortha Karf ne répondit pas tout de suite. Il y avait très longtemps qu'il l'avait appris et ce souvenir était enfoui sous des masses d'alluvions.
« Eh bien, Ghaldron essayait de mettre au point un propulseur à distorsion spatiale qui nous conduirait jusqu'aux étoiles et Hesthor, de son côté, travaillait sur l'hypothèse du déplacement temporel linéaire qui lui permettrait de revenir à un point donné du passé avant que ses ancêtres n'eussent épuisé la planète. C'était il y a douze mille ans et les choses allaient mal sur cette ligne temporelle. Deux siècles auparavant Rhogom avait élaboré une théorie du temps muitidimensionnel afin d'expliquer le phénomène de la précognition. Dalla pourrait vous en dire davantage là-dessus, c'est son domaine. À cette époque, la science était compartimentée de façon étanche. Mais Hesthor avait lu quelques-unes des vieilles communications de Rhogom et il avait entendu parler des recherches de Ghaldron. Il prit contact avec celui-ci et tous deux découvrirent la transposition paratemporelle. Pourquoi cette question ? »
« Pour autant que je sache, personne, sur notre temps, n'a jamais mis au point la moindre machine à voyager dans le temps, linéaire ou latérale. Plusieurs civilisations du Second Niveau et une du Troisième possèdent des propulseurs supraluminiques pour la navigation interstellaire. Mais la notion de temps multidimensionnel et de mondes de probabilité multiples est répandue dans les Second et Troisième Niveaux. Elle existe même sur le Quatrième sous forme d'un concept mystique dans le secteur sino-hindou et dans la littérature de science-fiction du secteur europo-américain. »
« Alors, supposez-vous qu'un mystique sino-hindou ou un romancier de science-fiction europo-amèricain se soit fait ramasser et ait émergé… disons dans l'empire inter-mondes du Second Niveau ? »
« Ce serait une explication. Ce ne serait d'ailleurs même pas nécessaire. Une découverte isolée, ça n'existe pas, vous le savez. Tout ce qui a été découvert une fois peut être redécouvert. C'est pourquoi cela m'amuse toujours de voir tel ou tel bureau de stratégie technique mettre une loi de la nature sous le boisseau en la classant « secrète et confidentielle ».
» La Maison de Styphon connaissait le secret de la poudre à canon. Mais que reste-t-il de la Maison de Styphon, à présent ? Bien sûr, la poudre à canon n'est qu'une petite découverte sans conséquence. Une découverte qui a été faite des dizaines de milliers de fois sur l'ensemble du paratemps. La transposition paratemporelle, elle, est une découverte énorme et compliquée. Elle n'a été inventé qu'une fois, il y a douze mille ans, et sur une seule et unique tempo. Mais rien ne peut rester secret à jamais. C'est ce que disait l'un de nos amis de l'université à propos de la Maison de Styphon. Et il a réagi avec indignation quand Dalla a mentionné à ce propos le secret du paratemps. »
« Je suis prêt à parier que vous ne vous êtes pas indigné, vous. Voilà un joli sujet de réflexion à donner à un chef de la Police paratemporelle à l'heure où il prend sa retraite ! Maintenant, je vais avoir des cauchemars. »
Laissant sa phrase en suspens, il se leva en arborant un grand sourire. Les agents de la Paratemporelle savaient toujours sourire quand besoin en était.
« Dalla ! Mais cette robe est une merveille ! Et quelle coiffure époustouflante ! Comment l'avez-vous réussie ? »
Verkan Vall se leva à son tour et se retourna. Dalla sur la terrasse, faisait des grâces, éclairée par la lumière qui filtrait par la porte ouverte. Somme toute ça n'avait pas été du temps perdu !
« Mais je vous ai fait attendre des siècles ! Que c'est gentil de votre part d'avoir été aussi patients ! »
« Oui La réception doit avoir commencé. Nous arriverons juste au bon moment. Ni trop tôt ni trop tard. »
Et, dans deux heures, Verkan Vall, chef de la Police paratemporelle, assumerait la responsabilité du secret.
Et ce serait lui qui le tiendrait un tigre par la queue.