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C'était une de ces petites réunions d'amis en fin d'après-midi ; personne ne paraît avoir l'ombre d'une préoccupation, on paresse nonchalamment, on boit un verre en grignotant des petits fours, on bavarde et on rit. Verkan Vall présenta son briquet allumé à sa femme, Hadron Dalla, et alluma lui-même une cigarette. De l'autre côté de la table basse, Tortha Karf était en train de composer un breuvage avec la minutie et la concentration d'un alchimiste préparant l'élixir de vie. Les envoyés de l'université de Dhergabar – un vieux monsieur, détenteur de la chaire de la théorie paratemporelle, une dame professeur, spécialiste de l'Histoire hors-temps et un jeune homme qui était responsable des opérations hors-temps sur le terrain – souriaient comme un trio de chats devant une flaque de lait répandu.

« Vous serez les seuls patrons, » leur dit Vall. « La commission du paratemps a décrété cette ligne tempo zone expérimentale et elle est strictement interdite à tout le monde en dehors du personnel de l'université et des chercheurs accrédités. Je veille en personne à faire scrupuleusement respecter cette quarantaine. »

Tortha Karf leva la tête. « Quand je serai à la retraite, je me ferai nommer à la commission paratemporelle pour être certain qu'elle ne soit ni résiliée ni réformée. »

« Dommage que nous ne sachions pas ce qui s'est passé pendant les quatre heures qui se sont écoulées entre l'instant où il est sorti du champ de transposition et celui où il est entré chez ces paysans, » dit le théoricien paratemporel. « Nous n'avons pas la moindre idée de ce qu'il a pu faire. »

« Il a erré dans la forêt en essayant de s'orienter, » répondit Dalla. « Et sans doute a-t-il passé le plus clair de son temps à s'interroger. Se faire happer par un convoyeur doit être une expérience plutôt traumatisante quand on ne sait pas de quoi il retourne. Et il semble que, lorsqu'il s'est battu contre le commando nostori, il s'était déjà fort bien adapté. Je ne crois pas qu'il ait à lui tout seul altéré le cours de l'Histoire. »

Le vieux professeur s'insurgea : « Vous ne pouvez pas affirmer une chose pareille. Il peut fort bien avoir abattu un crotale qui aurait tué un enfant destiné à devenir un important personnage par la suite. Cela paraît à la fois insignifiant et tiré par les cheveux mais les divergences des probabilités paratemporelles sont fondées sur ce genre de détail infime. Qui sait pourquoi les Aryens ont immigré vers l'est dans ce secteur et non vers l'ouest comme dans tous les autres ? Peut-être parce que quelque chef tribal souffrait de migraines ou parce qu'un sorcier a eu un cauchemar. »

« C'est justement pour cela que nous disposons de cinq lignes tempos voisines comme témoins, » répliqua le responsable des opérations sur le terrain. « Et je surveillerai Hostigos sur chacune d'elles. Je n'ai pas envie que nos gens se fassent massacrer par les hordes de Gormoth en même temps que la population locale ou qu'ils soient obligés de se défendre avec les armes de notre ligne de temps. »

« Ce qui m'ennuie, c'est la barbe de Vall, » murmura l'historienne.

« Et moi donc ! » s'exclama Dalla. « Mais je commence à m'y habituer ! »

« Il ne s'est pas rasé depuis qu'il est revenu de la ligne tempo de Kalvan et cette barbe a déjà l'air d'être devenue un attribut permanent. Je note également que Dalla est blonde, à présent. Les blondes se remarquent moins dans le secteur aryano-transpacifique. Tous deux feront sans arrêt des aller et retour. »

« Personne n'est habilité à faire quoi que ce soit hors-temps hormis la police paratemporelle, et je vous répète que je compte m'occuper personnellement de cette ligne tempo. Et Dalla est officiellement l'assistante spéciale de l'assistant spécial du chef, désormais. Sa promotion suivra automatiquement la mienne. »

« Mais vous n'allez pas introduire une contamination probabilitaire massive, n'est-ce pas ? » s'enquit le vieux professeur d'une voix angoissée. « Nous tenons à observer les conséquences de l'apparition de cet homme sur cette ligne tempo…»

« Connaissez-vous un mode d'observation ne contaminant pas l'objet observé, professeur ? » demanda Thorta Karf qui avait terminé son mélange.

« Je serai en tout cas en mesure de réduire la somme de contamination qu'introduira l'équipe de recherche, » laissa tomber Vall. « Je suis déjà parfaitement connu par ces gens sous le nom de Verkan le Marchand. Le seigneur Kalvan m'a proposé le commandement d'un régiment de voltigeurs et je suis actuellement supposé recruter des fondeurs de cuivre à Zygros. » Il se tourna vers le responsable des opérations. « Je ne peux pas rentrer en Hostigos avant trente jours par souci de vraisemblance. Votre première équipe sera-t-elle prête d'ici un mois ? Il faudra que ce soient des gens qui connaissent leur métier, si le canon qu'ils fabriqueront éclate quand il tirera son premier boulet, je sais fort bien ce qu'il adviendra de leurs têtes et je n'essaierai même pas d'intervenir. »

« Soyez tranquille. Tout est au point sauf les techniques de fonte locale et l'accent zygrosi. Trente jours seront un délai amplement suffisant. »

« Mais la contamination ! » répéta le vieux professeur. « Vous allez apprendre à ces gens à faire un canon et…»

« Nous leur apprendrons seulement à faire de meilleurs canons, et si je ne ramenais pas de pseudo-fondeurs zygrosi, Kalvan chargerait quelqu'un d'autre d'en importer des vrais. En dehors de cela, je l'aiderai par tous les moyens, dans la mesure où un marchand ambulant est susceptible de l'aider en lui fournissant des informations et des choses de cet ordre. Peut-être même combattrai-je encore à ses côtés – avec une de ces pétoires à silex. Ce que je veux, c'est qu'il vainque. J'admire trop cet homme pour lui apporter une victoire imméritée sur un plateau d'argent. »

« Il me donne l'impression d'être un étonnant personnage, » dit l'historienne. « J'aimerais bien le connaître. »

« Je ne vous le conseille pas, Eldra » rétorqua Dalla. « Sa princesse sait se servir d'un pistolet et je ne crois pas qu'elle s'inquiète beaucoup de savoir sur qui elle tire. »