SIX
Verkan Vall regardait Tortha Karf qui faisait tourner la douille sur son bureau. Cette cartouche vide avait une valeur considérable. Il avait fallu plus de quarante jours et dix mille heures de travail pour la retrouver. Quarante jours à se glisser à quatre pattes entre les arbres, à palper pouce par pouce le tapis d'aiguilles de pin…
« Un vrai petit miracle, Vall, » dit le chef. « Secteur aryano-transpacifique. »
« Oui. Dès le début, nous en étions sûrs, Et c'est le sous-secteur de la Maison de Styphon. » Il ajouta le numéro exact de la ligne temporelle. « Toutes ces zones sont fondamentalement identiques. Le langage la culture, les tabous, et les enregistrements de réactions situationnelles que nous avons feront l'affaire. »
Tortha Karf manipula le sélecteur de l'écran. Quand il eut obtenu l'aire géographique, le niveau et le secteur, une carte du continent nord-américain divisé en cinq Grands Royaumes s'alluma. D'abord, Hos-Zygros – il préférait lui donner le nom que devait utiliser l'homme qu'il recherchait – dont la capitale coïncidait avec Québec et qui recouvrait la Nouvelle Angleterre et le sud du Canada jusqu'au lac Ontario. Deuxièmement, Hos-Agrys : l'État de New York, le Québec occidental et le nord du New Jersey. Troisièmement, Hos-Harphax où le ramassage avait eu lieu. Quatrièmement Hos-Ktemnos, c'est-à-dire la Virginie et la Caroline du Nord. Enfin, Hos-Bletha, au sud, qui allait jusqu'à l'extrémité de la Floride et englobait le golfe jusqu'à la baie de Mobile. Il y avait aussi Trygat, qui n'était pas Hos – ou grand – dans la vallée de l'Ohio. Jetant un coup d'œil sur les notes qu'il avait devant lui, Tortha Karf fit apparaître un repère lumineux au centre d'Hos-Harphax.
« Voilà ! Évidemment, l'incident remonte à quarante jours. Et, en quarante jours, on peut faire pas mal de chemin, même à pied. »
Le chef le savait. « Cette Maison de Styphon… c'est bien la théocratie qui a le monopole de la poudre à canon, n'est-ce pas ? »
C'était elle. Vall avait vu des théocraties d'un bout à l'autre du paratemps et il les réprouvait toutes. D'une façon générale, les prêtres qui détenaient un pouvoir politique étaient insupportables. Leur tyrannie était encore pire que le despotisme séculier et la Maison de Styphon en constituait un exemple particulièrement antipathique. Quelque cinq siècles auparavant, Styphon était une divinité guérisseuse secondaire. On la retrouvait presque partout sur le niveau aryano-transpacifique. Sans doute s'agissait-il d'un ancien médecin divinisé. Et puis, le hasard avait voulu que, sur l'une des lignes temporelles, un prêtre se soit mis à faire des expériences pour préparer de nouveaux remèdes en mélangeant du salpêtre, du soufre et du charbon de bois, En petites quantités, sinon il n'y aurait pas survécu.
Pendant une centaine d'années, la chose était restée une curiosité miraculeuse puis les propriétés énergétiques du produit avaient été découvertes et, abandonnant l'exercice de la médecine, Styphon s'était lancé dans l'industrie des munitions. Des prêtres spécialisés dans la recherche avaient amélioré la poudre, imaginé et perfectionné les armes qui l'utilisaient. Personne n'avait découvert le fulminate ni inventé l'amorce à percussion mais, hormis cela, ces gens possédaient tout le reste. Et à présent, grâce à ce monopole sur un instrument essentiel pour maintenir ou modifier le statu quo, la Maison de Styphon dominait toute la côte atlantique alors que les souverains séculiers ne faisaient que régner.
Vall se demanda si Calvin Morrison savait comment fabriquer la poudre à canon. Tandis qu'il réfléchissait en silence, le chef formula à haute voix la question qu'il se posait et ajouta : « Dans l'affirmative, nous n'aurons guère de difficultés à le localiser. Cela dit, nous en aurons peut-être ensuite. »
C'était presque toujours la tournure que prenaient les choses à la suite d'un ramassage, ou le problème était simple ou il devenait incroyablement délicat. Nombre de ces personnes déplacées, brusquement précipitées dans un monde inconnu, sombraient définitivement dans la folie, leur esprit refusant d'accepter ce que leur bon sens jugeait impossible. D'autres étaient rapidement tuées en raison de leur ignorance des mœurs en vigueur. D'autres encore, capturées par les habitants, étaient enfermées dans des asiles, jetées en prison, vendues comme esclaves, exécutées comme espions, brûlées comme sorciers ou tout simplement lynchées – tout dépendait des us et coutumes locaux. Une forte proportion de ces naufragés du temps se résignait à son sort, s'adaptait à son nouveau milieu et disparaissait sans laisser de traces dans l'obscurité qui l'engloutissait. Mais quelques-uns de ces naufragés faisaient des étincelles – et il fallait s'occuper de ceux-là.
« Eh bien, nous allons enquêter. Je vais me rendre moi-même sur place pour voir comment cela se présente. »
« C'est inutile, Vall. Vous avez une foule d'agents sur le terrain qui peuvent s'en charger. »
Mais Verkan Vall secoua la tête avec obstination.
« Le jour du Bout de l'An, c'est-à-dire dans cent soixante-quatorze jours, je serai ligoté au fauteuil ou vous êtes assis. D'ici là, je compte accomplir le plus grand nombre possible de missions hors-temps. » Se penchant en avant, il tourna un bouton du sélecteur pour obtenir une carte à grande échelle d'Hos-Harphax et désigna un point du doigt. « Je vais aller dans ce coin. Les montagnes de Sask – c'est la porte à côté. Je serai un colporteur : les colporteurs circulent partout et n'ont de comptes à rendre à personne. J'aurai un cheval de monte et trois chevaux de bât chargés de marchandises. Il me faudra à peu près cinq ou six jours pour réunir et vérifier le matériel que j'emporterai. Je me déplacerai lentement pour que le bruit de ma présence se répande. Peut-être entendrai-je parler de ce Morrison avant d'entrer en Hostigos. »
« Que ferez-vous de lui quand vous l'aurez retrouvé ? »
Cela dépendrait. Parfois, on réussissait à récupérer un ramassé vivant. Alors, on le conduisait au terminal de police du Cinquième Niveau où ses souvenirs étaient totalement effacés, après quoi il était ramené à sa ligne temporelle d'origine. Amnésie : c'était une explication toujours crédible. Sinon, on le liquidait aux rayons sigma, qui étaient indécelables. Crise cardiaque. L'amnésie et la crise cardiaque étaient deux choses merveilleuses du point de vue de la police paratemporelle. Toute personne de bon sens acceptait l'une comme l'autre. Le bon sens était une chose merveilleuse, lui aussi.
« Eh bien, je n'ai pas envie de tuer ce type. Après tout, c'est un collègue. Mais compte tenu du scénario que nous sommes en train de monter de toutes pièces pour expliquer sa disparition, le ramener à sa ligne temporelle ne serait pas un service à lui rendre. « Il réfléchit un instant « Et pourtant, je crains bien que nous ne soyons obligés d'en passer par là. Il sait trop de choses. »
« Que sait-il, Vall ? »
« Primo, il a vu l'intérieur d'un convoyeur, chose totalement étrangère à la science de son univers culturel. Secundo, il sait qu'il a basculé dans le temps et le voyage temporel est un concept de science-fiction banal dans son monde. S'il est capable de passer outre à tout le verbiage relatif aux phantasmes et aux impossibilités, il parviendra à la conclusion qu'il existe une race de voyageurs temporels. Seul un crétin – et un membre de la police d'État pennsylvanienne ne saurait être un crétin – pourrait être à ce point ignorant de sa propre Histoire pour ne pas comprendre immédiatement qu'il n'a pas été projeté dans le passé. Et il saura qu'il n'a pas été non plus projeté dans le futur car cette zone, plus qu'aucune autre dans tout le secteur europo américain, est couverte de constructions techniques absolument permanentes dont il ne trouvera aucune trace. Alors, que reste-t-il ? »
« Un transfert latéral dans le temps et une race d'explorateurs du temps latéral, » répondit Tortha Karf. « Autrement dit, le Grand Secret de la Paratemporelle ! »