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« Son récit terminé, Verkan Vall se laissa aller contre le dossier de son siège et porta son verre à ses lèvres. La terrasse était plongée dans l'ombre et seules l'éclairaient les lumières de la ville qui luisaient en contrebas. La braise de la cigarette que fumait Tortha Karf rougeoyait. Ils étaient quatre autour de la table basse : le chef de la Police paratemporelle, le directeur de la commission paratemporelle qui agissait toujours comme le précèdent le lui suggérait, le président du Bureau du commerce paratemporel qui faisait ce que le second lui disait de faire, et Vall lui-même qui, dans cent vingt jours, aurait tous les pouvoirs et toute l'autorité de Tortha Karf – et tous ses maux de tête. »

« Vous n'êtes pas intervenu ? » demanda le directeur de la commission.

« Absolument pas. C'était inutile. Notre homme sait qu'il a été capturé par une espèce de machine à voyager dans le temps qui l'a projeté, ni dans le passé ni dans l'avenir de son univers, mais dans une dimension temporelle latérale. À partir de cela, il est facile de déduire qu'il existe une race d'explorateurs des temps latéraux. C'est là l'essence même du secret de la Paratemporelle. Or, ce Calvin Morrison – alias le seigneur Kalvan – ne met pas ce secret en danger. En l'occurrence, il le protège mieux que nous ne pourrions le faire nous-mêmes, et il a de bonnes raisons pour cela.

» Songez donc à tout ce dont il bénéficie dans cette nouvelle ligne de temps, qu'il ne possédait pas sur l'ancienne. C'est un grand seigneur, et il n'y a plus de nobles dans le secteur europo-américain dont l'idéal est Monsieur Tout-le-Monde. Il va épouser une ravissante princesse, et les mariages avec les ravissantes princesses sont passés de mode, même dans les contes pour enfants. C'est un soldat de fortune, un bretteur, espèce qui a disparu dans un monde où règnent les armes nucléaires. Il est à la tête d'une bonne petite armée et il la perfectionne – c'est un travail qui lui plaît. Enfin, il a une cause qui mérite qu'on se batte pour elle et un ennemi qu'il vaut la peine de vaincre. Il se gardera bien de saborder la position qu'il occupe actuellement.

» Savez-vous ce qu'il a fait ? Il a raconté à Xentos, sous le sceau du secret, qu'un sorcier l'a expulsé de son propre temps et l'a précipité mille ans dans le passé. Dans cette ligne de temps, la sorcellerie est une explication parfaitement valable pour n'importe quoi. Avec son autorisation, Xentos a répété cette histoire à Rylla, à Ptosphès et à Chartiphon, qui ont répandu la version officielle : le seigneur Kalvan est un prince en exil, venu d'un pays situé au-delà du cadre géographique connu. Vous comprenez, maintenant ? Il a établi ses défenses en profondeur. Nous n'aurions jamais pu faire aussi bien. »

« Comment avez-vous appris tout cela ? » demanda le président du Bureau du commerce paratemporel.

« Xentos m'a tout raconté lors du grand banquet de la victoire. Je l'ai pris à part, j'ai entamé avec lui un débat théologique et j'ai versé une drogue de vérité par hypnose dans son verre. Il ne se rappelle même plus ce qu'il m'a dit. »

« Dans cette ligne de temps, personne ne sera capable d'utiliser cette méthode, » fit l'autre. « Mais n'avez-vous pas pris un risque en récupérant ses affaires dans le temple ? »

 

Verkan Vall secoua la tête. « Nous y avons introduit un convoyeur durant le banquet alors qu'il était désert. Au matin, lorsque les prêtres ont découvert que l'uniforme, le revolver et tout le reste s'étaient volatilisés, ils se sont exclamés : « Voyez ! Dralm a accepté l'offrande ! C'est un miracle ! » J'étais là et j'ai assisté à la scène de mes yeux. Kalvan ne croit pas aux miracles. Il soupçonne que ses effets ont été dérobés par les visiteurs de passage qui ont quitté Hostigos ce jour là. Je sais que les cavaliers d'Harmakros avaient organisé des barrages sur toutes les routes et qu'ils fouillaient véhicules et bagages. Naturellement, Kalvan a été obligé de remercier publiquement Dralm d'avoir accepté son offrande. »

« Était-il indispensable de récupérer ce matériel ? »

« Sur cette ligne temporelle, non. Mais sur la ligne de ramassage, oui. On le retrouvera. D'abord les vêtements et l'insigne portant son numéro matricule. À proximité de l'endroit où il a disparu : à Altoona sans doute. Nous avons un correspondant dans les rangs de la force de police locale. Plus tard, disons au bout d'un an, le revolver refera surface, en corrélation avec une affaire criminelle que nous aurons mise en scène. Le sous-chef de ce secteur régional s'en chargera. »

« Mais cela n'expliquera rien, » objecta le directeur de la commission.

« Non, ce sera un mystère insoluble. Les mystères insolubles sont tout à fait valables comme explications aussi longtemps que leur caractère énigmatique demeure dans un cadre normal. »

« En vérité, messieurs, tout cela est fort intéressant mais en quoi cette affaire me concerne-t-elle officiellement ? » s'enquit le président du Bureau du commerce paratemporel.

Le directeur de la commission s'esclaffa. « Vous me décevez ! Le racket de la Maison de Styphon est un moyen d'implantation parfait dans ce sous-secteur et, dans deux cents ans, longtemps après que nous aurons pris notre retraite, vous et moi, on se félicitera que cette zone ait été pénétrée. Nous allons tout simplement faire ce que nous avons fait pour les temples de Yat-Zar du secteur d'Hulgun, c'est-à-dire mettre la main sur la Maison de Styphon et nous arranger pour lui faire acquérir le contrôle politique et économique absolu. »

« Il faudra se tenir à l'écart de la ligne tempo de Morrison-Kalvan, » fit Tortha Karf.

« Et comment ! Je vais vous dire de quelle façon nous allons procéder. Nous confierons cette ligne de temps et les cinq lignes adjacentes à l'université de Dhergabar en les déclarant zone expérimentale. Savez vous ce que nous avons entre les mains ? » Vall commençait à s'exciter. « Le point de départ d'un sous-secteur entièrement nouveau, localisé à son point exact de divergence. Jusqu'à présent, ce n'était qu'un rêve. Je suis d'ores et déjà connu dans cette ligne tempo sous le nom de Verkan de Grefftscharr, le marchand. Kalvan me croit actuellement en train de galoper pour lui recruter des fondeurs de cuivre à Zygros. Il veut que l'on apprenne aux Hostigi à faire des canons de cuivre. Dans une quarantaine de jours, je reviendrai avec mon équipe de spécialistes, lesquels seront, bien entendu, des chercheurs de l'université. Et je referai le voyage aussi souvent que ce sera possible sans paraître insolite. Je construirai un dépôt d'approvisionnement pour camoufler la tête de convoyeur. »

Tortha Karf se mit à rire. « J'étais sûr que vous trouveriez un moyen ! Et, naturellement, ce projet a une si grande importance scientifique que le chef de la police paratemporelle devra s'en occuper personnellement. De sorte que vous ferez des incursions hors-temps lorsque vous m'aurez succédé au lendemain de mon départ à la retraite. »

« Que voulez-vous ? À chacun ses passions. Depuis que je suis entré dans la maison, je vous ai toujours vu faire des escapades dans votre ferme de la Sicile du Cinquième Niveau. Moi, ma ferme sera le sous-secteur de Kalvan, Quatrième Niveau, secteur aryano-transpacifique. Je n'ai que cent trente ans. Lorsque l'heure de ma retraite approchera… »