QUATORZE

 

 

Le cheval broncha, ce qui réveilla Kalvan. Une cinquantaine de cavaliers, la plupart plus ou moins blessés, mais aucun grièvement, marchaient derrière lui. Ceux qui étaient si mal en point que leur état exigeait qu'ils fussent transportés dans des litières et ceux qui étaient incapables de tenir en selle étaient restés à l'hôpital dans la vallée des Sept Collines. Kalvan ne se rappelait plus depuis quand il n'avait pas retiré son armure. Exception faite de quelques pauses d'un quart d'heure, il était à cheval depuis l'aube.

On avait traversé l'Athan en sens inverse. La province méridionale de Nostor brûlait derrière eux, les aveuglant de sa fumée. C'était aussi terrible qu'à Chattanooga du temps de Sheridan, mais chaque fois qu'il voyait s'embraser le toit de chaume d'une maison de paysans, Kalvan savait que c'était un coup de plus porté au moral des Nostori. Pendant plus d'un mille on avait traversé un paysage chaotique à l'ouest du gué de Marax. Cette vision de dévastation s'interrompait avec une spectaculaire soudaineté à Fitra. Après, cela allait mieux.

Et ce que les retardataires de la colonne d'Harmairos lui avaient dit l'avait ragaillardi : quinze chariots tirés par huit chevaux, quatre tonnes de semence de feu, sept mille onces d'or – l'équivalent de cent cinquante mille dollars environ – deux chariots remplis d'armures, trois cents pétrinaux neufs, six cents pistolets et tous les bagages personnels, toute la garde-robe d'un archiprêtre de la Maison de Styphon étaient tombés entre leurs mains. Dommage que l'archiprêtre ait échappé ! Son exécution aurait pimenté les fêtes que l'on célébrerait en l'honneur de la victoire…

Kalvan avait rencontré des prisonniers qui se dirigeaient vers l'est, rien que des mercenaires en armes et d'humeur fort joyeuse. Dans chaque détachement, il y avait au moins une pique ou une lance à la pointe de laquelle flottait un guidon rouge et bleu. Presque tous, à sa vue, s'écriaient : « À bas Styphon ! » On avait assez bien avancé sur la petite route reliant Fitra à la vallée des Sept Collines, mais, maintenant le terrain était plus accidenté. Des miliciens de retour de la Listra et de Vryllos marchaient au pas cadencé comme des réguliers – ce qu'ils étaient, à présent. Des convois de charrettes et de tombereaux sur lesquels s'entassaient des sacs et des barriques, ou s'empilaient choux et pommes de terre, des meubles, volés sans doute dans les châteaux, se mêlaient à des nuées de bovins et des nuées de prisonniers désarmés et déconfits qui avançaient sous bonne garde, en route vers les camps de travail où ils seraient soumis à un intense conditionnement sur le thème : Styphon est un faux dieu. Sans compter les canons montés sur des affûts à quatre roues et qui ne figuraient sur aucun inventaire hostigi. 

Tous les records d'embarras de circulation étaient battus dans la cité d'Hostigos. Kalvan tomba sur Alkidès, l'artilleur mercenaire, qui arborait un morceau de tissu bleu provenant probablement d'un dessus de lit et une bande de tissu rouge visiblement arrachée à l'ourlet d'un jupon. Il était colossalement ivre.

« Seigneur Kalvan ! » s'exclama-t-il. « J'ai vu vos canons. Ce sont des merveilles ! Quel dieu vous a enseigné cet art ? Pouvez-vous monter les miens de la même manière ? »

« Je le pense. Nous en reparlerons demain… si je me réveille ! »

À cheval au milieu de la place, l'épée nue, Harmakros s'efforçait de mettre un peu d'ordre dans le magma de chariots, de charrettes et de cavaliers.

« Par Dralm ! » lui cria Kalvan en essayant de dominer le tapage, « ce sont les généraux de corps d'armée qui jouent les agents de police, maintenant ? »

Police militaire : à organiser au plus vite. Prendre des mercenaires… les plus durs.

« Je vais faire venir quelqu'un. Tous mes hommes sont occupés avec les véhicules. » Harmakros se prépara à ajouter quelque chose, mais il referma la bouche et demanda : « Es-tu au courant au sujet de Rylla ? »

« Non, par Dralm ! » Un frisson glacé parcourut l'échine de Kalvan sous sa cuirasse. « Qu'y a-t-il ? »

 

« Eh bien, elle a été blessée hier au passage de la rivière. Son cheval est tombé sur elle. Je ne sais que ce que m'a rapporté un aide de camp de Chartiphon. Elle est au château. »

« Merci. À plus tard. »

Kalvan fit faire demi-tour à son cheval et plongea au milieu de la foule en agitant son épée et en s'époumonant pour réclamer le passage. Les gens s'écartèrent en l'acclamant. À la sortie de la ville, la route était encombrée par les troupes et par des transports trop gros et trop lents pour lui laisser la place et force lui fut d'utiliser le fossé pendant la plus grande partie du trajet. Les chars bâchés capturés par Harmakros se dirigeaient vers Tarr-Hostigos, et il désespérait presque de parvenir enfin à la tête de la colonne, il y en avait toujours de nouveaux devant lui. Il atteignit enfin l'entrée du château et pénétra au grand galop dans la cour. Il jeta les rênes à quelqu'un au pied de l'escalier du donjon et escalada les marches en titubant. Des rires retentissaient derrière la porte de la salle de conférence. Il reconnut celui de Ptosphès. L'espace d'un instant, l'horreur le cloua sur place, mais il se reprit, si Ptosphès riait, les choses ne devaient pas être tellement dramatiques !

Quand il entra, tout le monde se jeta sur lui en hurlant son nom et en lui assenant de grandes claques dans le dos. Il était bien content d'avoir sa cuirasse. Il y avait là Chartiphon, Ptosphès, Xentos, l'Oncle Loup, la plupart des membres de l'état major et une douzaine d'officiers portant des écharpes bleu et rouge toutes neuves qu'il voyait pour la première fois. Le prince lui présenta un colosse rougeaud au poil gris.

« Voici le général Klestréus, Kalvan. Récemment au service du prince Gormoth et à présent au nôtre. »

« Et fort heureux de ce changement, seigneur Kalvan, » laissa tomber le mercenaire. « C'est un honneur que de se faire battre par un soldat de votre trempe. »

« L'honneur est pour moi, général. Vous avez combattu avec autant de brio que de bravoure. » Il s'était battu comme un foutu crétin et, grâce à lui son armée s'était fait hacher menu ! Mais il fallait être poli. « Je regrette de n'avoir pas eu le temps de vous rencontrer plus tôt mais j'avais des tâches urgentes. » Kalvan se tourna vers Ptosphès. « Et Rylla ? »

« Elle s'est cassé la jambe. »

La réponse le terrifia. Dans l'univers de Morrison, des gens étaient morts d'une jambe brisée à une époque où la science médicale était au moins égale à celle de ce monde-ci. Les patients, on les amputait et…

Mais Xentos le rassura : « Elle n'est pas en danger, Kalvan. Nous ne serions pas ici si tel n'était pas le cas. Frère Mytron la veille. Si elle est éveillée, elle voudra te voir. »

« Je vais la rejoindre tout de suite. » Il trinqua avec le mercenaire. C'était du vin d'hiver de plusieurs années d'âge, qui avait été congelé pendant une saison particulièrement rigoureuse. Quand il l'eut goûté, Kalvan se sentit réchauffé et plus détendu : « À votre bonne fortune en Hostigos, général ! Votre capture, » mentit-il, « a été la perte la plus sévère qu'a subie Gormoth et la plus précieuse de nos victoires. »

Il reposa sa coupe, ôta son casque et son sous-casque, dégrafa son épée, puis finit ce qui restait au fond du gobelet. « Maintenant, messieurs, si vous voulez bien m'excuser… À plus tard ! »

Rylla, qu'il s'était attendu à voir prête à pousser son dernier soupir, était assise dans son lit, adossée à une pile de coussins, et elle fumait une de ses pipes au fourneau de pierre rouge filigrané d'argent. Elle portait une robe lâche et sa jambe gauche en extension disparaissait à l'intérieur d'une volumineuse gaine de cuir – on ignorait le plâtre, ici Mytron, le prêtre-médecin au visage de chérubin, était là, ainsi que plusieurs dames faisant office de sages-femmes, de guérisseuses, de préparatrices de simples et, plus généralement d'infirmières. Rylla fut la première à s'apercevoir de l'entrée de Kalvan et elle l'accueillit d'un sourire radieux – un vrai lever de soleil.

« Bonjour, Kalvan ! Es-tu sain et sauf ? Quand es-tu rentré ? Comment s'est passée la bataille ? »

« Rylla chérie ! » Les femmes se dispersèrent comme un nuage de sauterelles. Rylla noua ses bras autour de son cou quand il se pencha sur elle tandis que Mytron la débarrassait de sa pipe. « Que t'est il arrivé ? »

« Tu es passé par la salle de conférence, » fit-elle entre deux baisers. « Je sens l'odeur. »

« Comment va-t-elle, Mytron ? »

« Oh ! C'est une fracture splendide, seigneur Kalvan ! L'un des prêtres de Galzar l'a réduite. Il a fait un excellent travail…»

« En commençant par m'assommer proprement, » ajouta Rylla. « Mon cheval est tombé sur moi. Nous mettions le feu à un village nostori et il a marché sur une braise ardente. Il a failli me désarçonner, puis a buté sur quelque chose et nous avons dégringolé tous les deux. J'étais en dessous. J'avais une paire de pistolets supplémentaires dans mes bottes et l'un d'eux m'a brisé l'os. Le cheval a eu une patte cassée, lui aussi, et on l'a abattu. Sans doute a-t-on pensé que je méritais qu'on fasse un effort pour… Kalvan ! On ne serre pas une femme aussi fort dans ses bras quand on porte une cuirasse ! »

« Ne vous faites aucun souci, seigneur Kalvan, » continua le prêtre. « Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que la princesse est victime d'un accident de ce genre. À huit ans, elle s'est cassé la cheville en voulant escalader une falaise pour s'emparer d'un nid de corbeaux et, à douze ans, elle a eu une épaule fracassée en tirant à la carabine avec une charge de mousquet. »

« Cela va retarder notre mariage d'au moins une lune ! »

« Non, nous pouvons nous marier tout de suite, mon cœur…»

« Je ne me marierai pas dans ma chambre ! Les gens se gaussent des filles qui doivent en passer par-là et je ne veux pas me rendre au temple de Dralm à cloche-pied avec des béquilles ! »

« Après tout, c'est ton mariage ! Alors, fais comme tu voudras. »

Kalvan espérait que la guerre contre Sask, que tout le monde savait imminente, serait terminée lorsque Rylla pourrait à nouveau monter à cheval. Il faudrait en toucher un mot à Mytron. « Que quelqu'un me prépare un bain brûlant et me fasse savoir quand il sera prêt. Je dois tellement puer que l'odeur monte sûrement jusqu'au trône de Dralm. »

« Je me demandais justement quand tu y ferais allusion, chéri, » murmura Rylla.