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Il y avait banquet à Tarr-Hostigos, ce soir là. Pendant toute la matinée, ç'avait été un défilé continu de porcs qui couinaient et de bœufs qui meuglaient, que l'on conduisait dans la cour pour y être occis. On débitait du bois à la hache, on nettoyait les fosses à rôtir des traces du précédent festin, on sortait des tonneaux de vin des caves. Morrison aurait bien aimé que régnât la même activité dans les ateliers où l'on fabriquait la semence de feu que dans la boulangerie et les cuisines du château. Toute une journée de production gaspillée !
Il fit part à Rylla de sa façon de penser.
« Mais ils sont tellement heureux, Kalvan ! » répondit-elle. Elle aussi paraissait très heureuse, « Ils ont travaillé si dur ! »
Il fallait en convenir et peut-être que ce qui serait gagné sur le plan du moral compenserait la perte de production. D'ailleurs, il y avait quelque chose à fêter : la livraison de cent livres de semence de feu, de cinquante pour cent plus efficace que celle de Styphon. Et dont la moitié était sortie des ateliers au cours des deux derniers jours.
« Il y a si longtemps que nous n'avons eu l'occasion de nous réjouir, » reprit Rylla. « Quand il y avait festin, avant, chacun s'efforçait de s'enivrer le plus vite possible pour oublier ce qui allait arriver. Maintenant, peut-être que cela n'arrivera pas ! »
Maintenant, ils étaient tous saouls. Pour cent livres de poudre noire ! De quoi tirer tout au plus cinq mille coups d'arquebuse. Il faudrait arriver à produire plus que vingt-cinq livres de poudre par jour – atteindre un rendement minimum de cent livres ! La production de salpêtre était satisfaisante et Mytron avait imaginé deux ou trois astucieux dispositifs d'évaporation, de sorte que l'on pataugeait pratiquement dans le soufre. Mais il y avait un goulet d'étranglement : le mixage, la confection des pains de poudre et le concassage. Pour y remédier, il eût fallu davantage de machines et il n'y avait pas assez de gens compétents pour les construire. Cela se traduirait par une interruption du travail dans d'autres domaines.
Les affûts pour les nouvelles pièces légères de quatre livres… Les forges en avaient fabriqué quatre jusqu'à présent – c'étaient évidemment des tubes faits de lames de métal martelé et soudées après coup puisque, ici, on ne savait pas couler le fer… d'ailleurs Morrison étant dans la même ignorance – mais elles avaient des tourillons. Ces canons ne pesaient que quatre cents livres – c'étaient les mêmes que ceux de Gustave-Adolphe et, avec quatre chevaux pour le tirer, l'unique prototype d'ores et déjà terminé pouvait affronter la cavalerie sur n'importe quel terrain convenable.
En outre, on équipait de tourillons quelques-unes des vieilles bouches à feu, de grosses bombardes qui ne pesaient pas loin d'une tonne mais ne tiraient que des boulets de six ou de huit livres. Et Morrison avait bon espoir qu'on arriverait à les monter aussi sur affût. Il faudrait huit chevaux pour chacune. Et, là, on ne damerait pas le pion à la cavalerie.
Les bancs de rayage… de longs cadres de bois maintenant le canon du fusil et des cylindres garnis de sillons glissant entre des guides pour faire tourner les fraiseuses. Un tour tous les quatre pieds, Morrison se rappelait que c'était le pas utilisé pour les fusils du Kentucky. Pour l'instant, il en avait un seul répondant à ces normes.
L'instruction des troupes… Cela aussi, il faudrait qu'il s'en charge presque entièrement lui-même jusqu'à ce qu'il puisse former quelques officiers. Personne, ici, n'avait entendu parler de l'exercice à pied par escouades, les soldats manœuvraient en colonnes – une vraie foule.
Édifier l'armée qu'il envisageait lui demanderait un an. Et Gormoth de Nostor ne lui accorderait tout au plus qu'un mois !
Il souleva le problème à la réunion de l'état-major général dans l'après-midi. Les états-majors généraux étaient aussi inconnus que le fusil rayé et le canon à tourillons. On rassemblait une bande de paysans que l'on armait : c'était la Mobilisation. On choisissait un ordre de marche passable : c'était la Stratégie. On alignait les hommes et l'on tirait ou l'on tapait sur tout ce qu'il y avait en face : c'était la Tactique. Et le Renseignement – quand il y en avait – était constitué par des éclaireurs à cheval qui opéraient des reconnaissances d'un kilomètre et demi de profondeur à la dernière minute. La seule consolation était que le prince Gormoth avait probablement la même notion de l'art militaire. Avec vingt mille hommes, Gustave-Adolphe, le duc de Parme ou Gonzalo de Cordova se seraient répandus sur les cinq Grands Royaumes comme une dose d'huile de croton. Et que n'aurait pu faire Turenne !
Ptosphès et Rylla assistaient à la réunion, respectivement en tant que prince et héritière présomptive. Le seigneur Kalvan était le commandant suprême des forces armées d'Hostigos. Chartiphon – qui, heureusement, acceptait sans acrimonie de voir un étranger lui passer par-dessus la tête – était le chef du département opérationnel. Un « capitaine » d'âge canonique – qui avait en fait rang de général de brigade – cumulait les fonctions d'intendant général, de trésorier de chef des pelotons d'instruction, d'inspecteur général et de président du conseil de réforme. Un civil négociant de son état, était chargé des approvisionnements – et il n'y perdait rien. Mytron coiffait le service de santé et le prêtre de Tranth avait la responsabilité de la production. Oncle Loup Tharsès dirigeait l'aumônerie. Harmakros était promu à la tête du G2 (c'est-à-dire du renseignement) essentiellement parce que ses cavaliers surveillaient les frontières et maintenaient le rideau de fer étanche, mais c'était un poste temporaire, un aussi valeureux combattant immobilisé par un travail de bureau, c'eût été du gaspillage. D'ailleurs, Xentos faisait maintenant l'essentiel du travail de renseignement. Outre son rôle religieux de grand-prêtre de Dralm et ses fonctions politiques de chancelier auprès de Ptosphès, il était en contact avec ses coreligionnaires de Nostor qui vouaient tous une haine indicible à la Maison de Stvphon et étaient en train de mettre sur pied une active cinquième colonne. Tout comme l'expression de « Rideau de Fer », celle de « Cinquième Colonne » faisait désormais partie intégrante du vocabulaire local.
Morrison constata avec plaisir que la première flambée d'optimisme s'était éteinte au niveau des échelons supérieurs de la hiérarchie.
« Dralm maudisse ces abrutis ! » était en train de grommeler Chartiphon. « ils vont passer la nuit à faire la fête pour un baril de semence de feu ! Ils se figurent que nous sommes sauvés. Le fait d'être capables de fabriquer nous-mêmes notre semence de feu nous donne une chance, certes, mais rien de plus. »
Il jura derechef et, cette fois, ses blasphèmes arrachèrent une grimace à Xentos. « Nous avons trois mille hommes sous les armes. Si nous levons tous les jeunes qui ont une arbalète et des flèches et tous les vieux paysans avec leurs fourches, nous pourrons atteindre le chiffre de cinq mille en allant jusqu'aux enfants et aux vieillards. Et Gormoth, lui, peut rassembler dix mille hommes, quatre mille parmi ses sujets, plus six mille mercenaires. »
« Je dirais plutôt huit mille, » fit Harmakros.
« Il ne réquisitionnera pas les paysans, il a besoin d'eux dans les champs. »
« Aussi n'attendra-t-il pas que la moisson soit rentrée, » remarqua Ptosphès. « L'invasion aura lieu avant. »
Morrison se pencha au-dessus de la carte en relief posée sur la table. L'idée que les cartes étaient une arme importante était encore une innovation qu'il avait introduite. Celle-ci n'était pas entièrement terminée. Rylla et lui l'avaient réalisée presque à eux seuls en rognant sur leurs autres tâches. Elle était fondée sur ce qu'il se rappelait des relevés géologiques utilisés par la police d'État, sur les renseignements fournis par des centaines de soldats, de bûcherons, de paysans et de hobereaux ainsi que sur les résultats des nombreuses reconnaissances à cheval qu'il avait personnellement effectuées.
Gormoth pouvait envahir la vallée de la Listra et traverser la rivière à l'endroit correspondant à Lock Haven mais cela ne lui donnerait même pas le tiers du territoire d'Hostigos. Toute la ligne des Aigles Chauves était partout puissamment défendue, sauf à la brèche de Dombra. Tarr-Dombra, qui la protégeait, avait été livré soixante-quinze ans plus tôt au grand-pére de Gormoth en même temps que la vallée des Sept Collines.
« Eh bien, il faudra faire quelque chose pour le retarder. Pourquoi ne pas prendre Tarr-Dombra et occuper la vallée des Sept Collines ? Cela couperait la principale voie d'invasion. »
Tous les regards se tournèrent vers Morrison comme le jour où il avait suggéré pour la première fois de fabriquer la semence de feu. Chartiphon fut le premier à recouvrer l'usage de la parole.
« Tu n'as jamais vu Tarr-Dombra, sinon tu ne parlerais pas comme cela ! Personne n'est capable d'enlever la place à moins d'acheter la garnison comme l'a fait le prince Galtrath – et nous ne sommes pas assez riches. »
« C'est la vérité, » dit le « capitaine » en retraite qui s'occupait des questions administratives et, en partie, du ravitaillement. « La forteresse est naturellement plus petite que Tarr-Hostigos, mais elle est deux fois plus forte. »
« Les Nostori la croient-ils imprenable, eux aussi ? Dans ce cas, elle peut peut-être tomber. Prince Ptosphès, avez-vous les plans de ce château ? »
« Oui. J'ai un gros rouleau dans un coffre. Il me vient de mon grand-père et nous avons toujours espéré qu'un jour…»
« Je veux les voir. Mais cela peut attendre. Savez vous si des changements sont intervenus depuis l'arrivée des Nostori ? »
La réponse fut qu'il n'y avait eu aucune modification visible, tout au moins. Quels étaient les effectifs de la garnison ? Harmakros les évaluait à cinq cents hommes, cent réguliers de Gormoth et quatre cents cavaliers mercenaires qui patrouillaient dans la vallée des Sept Collines et lançaient des raids sur Hostigos.
« Eh bien, désormais, on n'exécutera plus les commandos qu'il sera possible de prendre vivants. Les prisonniers, on peut les faire parler. » Morrison se tourna vers Xentos. « Y a-t-il un prêtre de Dralm dans la vallée des Sept Collines ? Peux-tu prendre contact avec lui et acceptera-t-il de nous aider ? Il y aura lieu de lui expliquer que cette guerre n'est pas dirigée contre le prince Gormoth mais contre la Maison de Styphon. »
« Il le sait et il nous apportera toute l'assistance possible mais il ne peut pas pénétrer à l'intérieur de Tarr-Dombra. Il y a là-bas un prêtre de Galzar pour les mercenaires et un prêtre de Styphon pour le seigneur du château et sa suite mais, aux yeux des Nostori, Dralm est un dieu bon tout au plus pour les paysans. »
Donc les prêtres de Dralm étaient ulcérés. Bonne chose : ils prêteraient d'autant mieux leur concours à l'opération.
« Bien ! je suppose qu'il peut parler avec les gens qui entrent dans la forteresse ? Expédier des messages et organiser un réseau d'espionnage ? Je veux connaître tout ce qu'il est possible de savoir sur Tarr Dombra, si insignifiant que cela puisse paraître. Je veux connaître le plan de rotation des gardes. Et de quelle façon le château est ravitaillé. Je tiens aussi à ce qu'il soit surveillé jour et nuit. Harmakros, trouve des hommes pour cette mission. Je pars du principe qu'il est impossible de prendre la place d'assaut. La seule solution est donc d'y entrer en employant la ruse. »