DOUZE

 

À dix-sept heure trente, ils avaient fait un bon bout de chemin. Il y avait eu une multitude d'accrochages. À présent, ils étaient à deux milles à l'ouest de l'Athan, sur le chemin du gué de Marax. De part et d'autre de la route, les fourgons et les canons hostigi s'étiraient sur cinq cents mètres. Nu tête, Kalvan était assis sur un tonneau de vin devant une table constituée par une porte posée sur des caisses. En face de lui, Harmakros dessinait au fer rouge une carte sur une peau de daim, une coupe à portée de la main. Un peu plus loin, les bâtiments d'une ferme incendiée fumaient encore et les feuillages des grands chênes à l'ombre desquels ils s'étaient installés étaient jaunis par la chaleur. Plusieurs centaines de prisonniers accroupis dans un champ mangeaient des rations de campagne – les leurs.

Harmakros Framès, le commandant de l'infanterie montée, le général commandant la cavalerie et l'Oncle Loup de la force mobile – un peu plus jeune que le prêtre de Galzar qui officiait à Tarr-Hostigos et que l'on pouvait assimiler à un capitaine-aumônier – l'entouraient. L'estatette de la vallée des Sept Collines, qui venait d'arriver, faisait les cent pas pour assouplir ses jambes ankylosées et buvait tout en rendant compte. Dans l'armée américaine, il aurait eu le grade de sous-lieutenant.

Dénomination des grades : à régulariser. Appeler tout le monde « capitaine », depuis les commandants de compagnie jusqu'au commandant en chef, n'était pas une solution. Kalvan avait commencé par les échelons supérieurs de la hiérarchie, il faudrait continuer jusqu'aux officiers subalternes. Insignes des grades : à créer. Il adapterait probablement le système qui avait été en vigueur dans l'armée confédérée. Il était le plus simple. Pas de feuilles de chêne ni de feuilles d'érable, pas de palmes d'or ou d'argent. Son attention revint au messager. 

« C'est tout ce que nous savons. Pendant toute la matinée, on a entendu tirer en amont de la rivière. Cela a commencé avant l'appel. Tout d'abord des canons ou des armes légères et, quand le vent soufflait dans la bonne direction, on percevait des cris. À peu près au moment de la première pause du peloton d'instruction, quelques-uns de nos cavaliers, qui étaient revenus de la rivière en longeant les montagnes, ont signalé que Netzigon l'avait franchie en face du défilé de Vryllos mais qu'il avait été arrêté par le prince Ptosphès et la princesse Rylla. »

Kalvan jura. D'abord en zarthani, puis en anglais, « Elle aussi est à Vryllos ? »

Harmakros éclata de rire. « Tu devrais connaître cette fille, maintenant, Kalvan. Tu vas l'épouser, essaie donc de la tenir à l'écart des batailles ! »

Et comment qu'il essaierait, par Dralm ! Mais avec quelles chances de succès, c'était une autre histoire !

L'estafette, qui avait mis à profit cette interruption pour s'offrir une bonne rasade, enchaîna :

« Finalement un cavalier s'est présenté. Celui-là venait de ce côté de la montagne. Il a annoncé que les Nostori étaient passés et qu'ils repoussaient le prince Ptosphès. Il voulait savoir si le capitaine de Tarr-Dombra pouvait lui venir en aide. »

« Et alors ? »

L'estafette haussa les épaules. « Nous n'avions que deux cents réguliers et deux cent cinquante miliciens. Dix milles séparent Tarr-Hostigos de Vryllos et la route est encore plus longue si, au lieu de remonter la rivière, on passe par le sud en contournant les montagnes. Aussi le capitaine a-t-il confié la garde du château à quelques éclopés et aux filles de cuisine. Il a franchi la rivière à Dyssa. L'engagement venait de commencer quand je suis parti. J'entendais tonner le canon en quittant la vallée des Sept Collines. »

« C'était sans doute la meilleure chose à faire. »

Gormoth devait avoir deux cents hommes à Dyssa, Juste pour tenir le terrain. On avait renoncé à toute opération de défense à la brèche de Dombra. Si l'on pouvait mettre l'ennemi en déroute et brûler la bourgade, cela déclencherait une panique susceptible de soulager Ptosphès et Chartiphon d'une bonne partie de la pression qui s'exerçait sur eux.

« J'espère que personne n'attend que nous volions à son secours, » laissa tomber Harmakros. « Nos chevaux sont exténués, La moitié de nos hommes ont des montures prises à l'ennemi et qui sont encore en plus mauvais état que les nôtres. »

« J'ai des fantassins qui sont à deux sur le même cheval, » dit Framès. « Vous imaginez leur lenteur ! Ils n'iraient guère moins vite à pied. »

« Aucun d'entre nous ne pourrait atteindre Vryllos avant minuit. Et nous ne pourrions aligner qu'un millier d'hommes. »

« Pas plus de cinq cents, » fit le chef de la cavalerie. « Notre progression vers l'est nous a coûté gros. »

« J'avais entendu dire, pourtant, que vos pertes avaient été très légères. »

« Par qui ? »

« Mais par les hommes qui gardent les prisonniers. Grand Galzar, je n'ai jamais vu autant de captifs, seigneur Kalvan…»

« Eh bien, c'est à cela que se montent nos pertes : les services de garde aux prisonniers. Tous ceux qui y sont affectés ne sont pas plus utiles que s'ils avaient eu le crâne fracassé par une balle. »

Mais l'armée à la tête de laquelle Klestréus avait traversé l'Athan avait cessé d'exister, Cinq cents hommes, peut-être, l'avaient retraversé au gué de Marax. Six cents avaient fui le territoire hostigi par la trouée de Narza. Plusieurs centaines d'autres, isolés ou reformés en petites bandes, erraient à travers les bois au sud. Il allait falloir nettoyer tout cela. Quant aux autres, tous ceux qui n'avaient pas été tués étaient prisonniers.

D'abord, il y avait eu la fuite désordonnée à l'est de Fitra. Par exemple, vingt voltigeurs s'abritant derrière les rochers et les arbres avaient mis en débandade deux cents hommes qui essayaient de gagner le premier col. La plupart des mercenaires s'étaient contentés d'ôter leurs casques ou de lever leurs armes tenues la crosse en l'air en criant merci.

Kalvan ne s'était personnellement battu qu'une seule fois. Avec deux cavaliers de la force mobile, il avait rattrapé dix fuyards et leur avait crié de se rendre, Peut-être les mercenaires en avaient-ils assez de courir. Peut-être s'étaient-ils sentis outragés, vu le rapport numérique. Peut-être étaient ce simplement des obstinés. Toujours est-il qu'ils avaient fait volte-face et chargé. Le seigneur Kalvan avait esquivé un coup de lance et ouvert la gorge de son agresseur, puis il s'était expliqué avec deux sabreurs de talent. Une douzaine d'hommes à cheval étaient alors arrivés.

Il y avait eu une escarmouche à moins d'un demi-mille à l'ouest de Systros. Quinze cents fantassins et cinq cents cavaliers, rien que des mercenaires, venaient d'atteindre la route principale après avoir traversé la ville incendiée quand les fugitifs, venus de Fitra, s'étaient précipités sur eux. La cavalerie avait été balayée ; tandis que l'infanterie attaquait à la lance, des fantassins hostigi montés étaient apparus. Ayant mis pied à terre, ils avaient lâché une rafale d'arquebuse avant de se mettre à travailler à la pique. Sur ces entrefaites, deux canons de quatre livres furent amenés et ils crachèrent des shrapnels – des tubes de cuir bourrés de balles de pistolet. C'était la première fois que les mercenaires recevaient ce genre de mitraille. Ils perdirent quelque deux cents hommes. Alors, ôtant leurs casques, ils se placèrent sous la protection de Galzar.

Galzar avait été d'un grand secours pour Hostigos, ce jour-là. Il faudrait lui faire rendre les honneurs.

Le général des mercenaires, Klestréus, avait été capturé. Ç'avait été Framès qui avait reçu sa reddition, Kalvan et Harmakros étant trop occupés à pourchasser les fugitifs. Beaucoup de ces derniers s'étaient repliés sur la trouée de Narza.

Hestophès, qui commandait le secteur, s'était comporté de façon splendide. Il disposait de deux cent cinquante hommes, de deux vieilles bombardes et de quelques pièces d'artillerie légère. L'infanterie de Klestréus avait donné l'assaut à Nirfé, la dernière trouée, et, avec l'aide des gens de Netzigon qui se trouvaient de l'autre côté, elle s'était emparée de la position. Quelques survivants avaient réussi à s'échapper en passant par la montagne pour avertir Hestophès. Une heure plus tard, celui-ci était à son tour attaqué sur les deux flancs.

Il avait repoussé trois tentatives menées par quelque deux mille hommes et se préparait à faire face à la quatrième quand ses guetteurs lui signalèrent qu'un flot de rescapés de Fitra et de Systros arrivait par l'est. Il avait aussitôt fait pivoter ses canons et ordonné à ses hommes d'occuper les hauteurs. Les fantassins assiégeants qui se trouvaient au sud furent dispersés par la cavalerie en retraite et ils prêtèrent main-forte aux Nostori après être sortis de la mêlée, Hestophès les avait abondamment mitraillés pour les faire déguerpir et les avait laissés s'égailler, pris de panique. À présent, ils ne devaient pas être loin de la cité de Nostor.

 

Mais, à l'ouest de la rivière, Hestophès et Framès étaient tombés sur le convoi d'artillerie et les fourgons qui progressaient lentement, tirés par des bœufs, accompagnés d'un millier de soldats de Gormoth – des Nostori – et de cinq cents mercenaires montés. Ç'avait à nouveau été Systros – sauf que cette fois ç'avait été un massacre. Les cavaliers en fuite avaient essayé de forcer le passage, les fantassins avaient résisté, les canons de quatre livres – il n'en restait que cinq : une pièce avait été abandonnée avec un essieu brisé à la sortie de Systros – avaient commencé à cracher des shrapnels et les pièces de huit livres s'étaient mises de la partie. Un groupe de mercenaires avait fait mine de vouloir se battre – on avait compris pourquoi, plus tard, quand on avait découvert que l'un des fourgons transportait la solde – mais les Nostori s'étaient contentés de prendre leurs jambes à leur cou après avoir déchargé leurs arquebuses et leurs pétoires. Les poursuivants ne criaient pas seulement : « À bas Styphon ! » mais aussi : « Dralm et pas de quartier ! » 

Kalvan se demanda ce que Xentos en penserait, Dralm n'avait pas la réputation d'être une divinité sanguinaire… loin de là !

« Au départ, nous n'avions pas une très grande armée, » dit-il en sortant sa pipe et son tabac. « Où en sommes-nous à présent ? »

« Nous avons cinq cents hommes, plus quatre cents déployés le long de la rivière, » répondit Framès. « Nos pertes s'élèvent environ à cinq cents tués et blessés. Le reste garde les prisonniers. » Il leva la tête pour regarder le soleil. « À l'heure qu'il est, ils ne doivent plus être loin de la cité d'Hostigos. »

« Donc rien à faire pour aider Ptosphès et Chartiphon, les ennemis qui se sont échappés par la trouée de Narza doivent être à présent à Nostor en train de raconter ce qui s'est passé, Et leur récit est sûrement cinq fois plus terrible que ce qui a eu lieu en réalité. » Kalvan consulta sa montre. « Gormoth devrait d'ores et déjà se préparer à défendre sa cité. » Il se tourna vers Framès. « Tu vas prendre le commandement ici. Combien d'hommes te faut-il ? Deux cents ? »

Framès scruta la route, le champ où étaient parqués les prisonniers. Du coin de l'œil, il regarda les caisses servant de support à la table improvisée. On n'avait pas encore pesé l'argent qu'elles contenaient mais il y en avait trop pour que l'on puisse se permettre d'être insouciant.

« Il m'en faudrait deux fois plus. »

« Les prisonniers sont des mercenaires et ils ont accepté de rallier le prince Ptosphès, » fit le prêtre de Galzar. « Naturellement, ils ne peuvent porter les armes contre le prince Gormoth ni contre ceux qui sont à son service tant qu'ils ne sont pas dégagés de leur serment envers lui. Du point de vue du dieu de la Guerre, participer à la garde des fourgons reviendrait au même car cela libérerait des hommes pour le combat. Mais je vais leur parler et je me porte garant de leur loyauté, ils ne reviendront pas sur leur parole. Toutefois, il vous faudra du monde pour empêcher les paysans de se livrer au pillage. »

« Deux cents hommes me suffiront, » dit Framès. « Il y a des blessés encore capables de marcher qui nous aideront. »

« Parfait, tu les as. Prends ceux dont les bêtes sont le plus fourbues et ceux qui montent en croupe. Et veille au grain ! Harmakros, tu franchiras le prochain gué avec trois cents hommes et deux pièces de quatre livres. Pour ma part, je ferai mouvement vers le nord-est avec ce qui reste – quatre cents hommes et trois canons. Tu pourras répartir tes forces en deux colonnes comprenant une centaine d'hommes et une pièce d'artillerie, mais ne descends pas au-dessous de ce nombre, tu trouveras là-bas des compagnies et des fragments de compagnies essayant de se reformer. Disperse-les. Et brûle tout sur ton passage – tout ce qui est capable de prendre feu et de faire de la fumée le jour ou un brasier la nuit. Si tu rencontres des réfugiés, repousse-les jusqu'à la rivière, flanque-leur une bonne frousse et lâche-les dans la nature. Il faut que Gormoth croie que nous avons traversé l'Athan avec trois ou quatre mille hommes. Par Dralm ! Cela soulagera Ptosphès et Chartiphon ! »

Il se leva et Framès s'assit à sa place. On amena les chevaux, Kalvan et Harmakros montèrent en selle.

Lentement, le seigneur Kalvan passa en revue le convoi de fourgons remplis de vivres que les Nostori ne mangeraient pas cet hiver – et ils maudiraient Gormoth pour cela – et de la semence de feu qui coûterait bien de la peine à remplacer aux esclaves de la ferme sacrée de Styphon. Il arriva aux canons et l'un d'eux attira son attention. C'était une pièce de dix-huit livres au tube de cuivre, montée sur un charreton à deux roues ; la longue et lourde poutre faisant office de crosse était posée sur un affût à quatre roues. Derrière, il y avait deux autres engins semblables. Un officier à la barbe roussâtre et à l'air morose fumait sa pipe assis sur l'affût du second Kalvan s'arrêta.

« Ces canons sont à vous, capitaine ? »

« Ils l'étaient. Je suppose que, maintenant, ils sont au prince Ptosphès. »

« Ils sont toujours vôtres si vous ralliez notre camp et vous serez bien payé pour vous en servir. Nous avons d'autres ennemis en dehors de Gormoth, vous savez. »

L'autre sourit. « Je l'ai entendu dire. Eh bien soit ! Je prends les couleurs de Ptosphès. Vous êtes le seigneur Kalvan ? Est-il vrai que vos gens fabriquent leur propre semence de feu ? »

« Avec quoi pensez-vous que nous vous avons arrosés ? Avec de la sciure de bois ? Vous connaissez la marchandise de Styphon. Essayez la nôtre et vous verrez la différence. »

« Eh bien, dans ce cas, à bas Styphon ! »

Ils bavardèrent un petit moment. L'artilleur se nommait Alkidès et habitait la cité d'Agrys – dans la mesure où un capitaine franc avait un foyer. Ses canons, pour lesquels il éprouvait un orgueil démesuré – il pleurait presque de joie à l'idée qu'il pourrait les garder – avaient été fondus à Zygros. C'était un excellent matériel. Si Verkan réussissait à trouver des hommes capables de fondre des pièces semblables munies de tourillons…

« Allez jusqu'à cette maison brûlée près du bouquet d'arbres que vous voyez là-bas. Vous y trouverez un de mes officiers, comte Framès, et notre Oncle Loup. Il y a aussi un tonneau de quelque chose. Où sont vos hommes ? »

« Quelques-uns ont été tués avant que nous ne nous soyons rendus. Le reste est là-bas avec les autres prisonniers. »

« Allez les chercher. Vous direz au comte Framès de vous donner des bœufs – nous n'avons pas assez de chevaux – et vous ferez mouvement sur la cité d'Hostigos avec vos canons et vos gens le plus vite possible. Nous nous reverrons plus tard. Bonne chance, capitaine Alkidès ! »

Ou colonel Alkidès. Si cet homme était un aussi bon soldat qu'il en donnait l'impression, il faudrait peut-être en faire un général de brigade.

La route était jonchée de cadavres de fantassins, La plupart avaient été frappés dans le dos. Bel exemple : la lâcheté portait en elle son propre châtiment. Les fantassins affrontant la cavalerie avaient une chance de sauver leur peau, parfois même une bonne chance. Mais les soldats à pied qui faisaient volte face n'en avaient aucune.

Plus on approchait de la rivière, plus ils étaient nombreux. Là-bas, les artilleurs bichonnaient et polissaient leurs canons ; des oiseaux noirs s'envolaient en croassant quand on les dérangeait. Tous les corbeaux et tous les busards d'Hos-Harphax. Il y avait même des aigles.

La rivière, où les chevaux enfonçaient jusqu'aux genoux, était perfide. La monture de Kalvan ne cessait de trébucher sur des corps que le poids de leur armure avait fait couler. Sans doute des victimes des shrapnels pour la plupart.