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L'aube n'était qu'une pale clarté à l'est ; les murs blanchis à la chaux étaient de vagues taches blêmes sous le chaume noir, mais le village était réveillé et, quand Morrison arriva au pas de son cheval, des cris s'élevèrent :
« Le seigneur Kalvan ! Dralm bénisse le seigneur Kalvan ! »
Maintenant, il en avait pris l'habitude et les ovations ne l'enivraient plus comme au début. De la lumière filtrait des portes et des fenêtres ouvertes. Un feu flamboyait sur la petite place et les villageois et les cavaliers se bousculaient – ceux qui étaient arrivés en tête, Derrière lui retentissait le piétinement des sabots et il entendait au loin le vacarme que faisaient les pièces de quatre livres en passant sur le pont de bois devant le moulin. Il dut prononcer une harangue du haut de son cheval tandis que l'on braillait des ordres répétés de loin en loin et que l'on dégageait la route pour laisser la voie libre à l'artillerie.
Kalvan, Harmakros et quatre ou cinq officiers se remirent en marche, tirant sur le mors lorsque la chaussée commença de plonger vers le fond d'un petit cirque. À l'est, une barre d'or avait succédé à la pâleur, à gauche, les montagnes étaient une masse enténébrée ; à droite, un fouillis de petites croupes commençait à prendre forme, Kalvan désigna du doigt un ravin qui s'ouvrait au milieu des collines.
« Que deux cents cavaliers contournent le promontoire et descendent dans la vallée… celle où il y a un hameau de trois fermes. Qu'ils n'allument pas de feu et ne se fassent pas voir. Ils attendront que la bataille soit engagée et que la seconde vague ennemie soit là. Alors, ils la prendront à revers. »
Un officier partit au galop pour transmettre l'ordre. Le ciel s'éclairait de plus en plus. On ne distinguait plus que quelques étoiles – les plus grosses et les plus brillantes. Devant, le terrain descendait en pente douce jusqu'au petit ruisseau qui courait au fond de la dépression pour se jeter dans le cours d'eau plus important longeant d'ouest en est la base de la montagne abrupte jusqu'à une corniche au-dessus de laquelle la paroi était moins à pic. À droite, le terrain était accidenté et boisé. Au-delà du cirque, s'étendaient presque uniquement des champs quelques bouquets d'arbres ici et là – autour d'eux, dans la vallée et en face. Si Dralm avait eu l'intention de créer spécialement ce site, il n'aurait pas pu mieux faire.
À présent, à l'est, le flamboiement du ciel était aveuglant. Harmakros plissa les paupières et murmura quelque chose où il était question de se battre avec le soleil dans les yeux.
« Ne t'inquiète pas, » lui dit Kalvan. « Il sera haut dans le ciel avant que l'ennemi arrive. Maintenant, va dormir un peu. Je te réveillerai à temps pour pouvoir faire un somme moi aussi. Dés que les chariots seront là, on distribuera un repas chaud à tout le monde. »
Un char à bœufs surgit en haut de la crête dominant le cirque. Il était surchargé. Une femme et un petit garçon marchaient à côté des bêtes. Une autre femme et quelques enfants suivaient à cheval. Un second véhicule apparut avant que le premier eût atteint le ruisseau. Ce n'était que l'avant-garde, bientôt, ce fut un flot régulier de véhicules. On ne pouvait les laisser s'engager sur la route principale à l'ouest de Fitra tant que les convois et les canons de huit livres ne seraient pas passés.
« Qu'ils se rangent, » ordonna Kalvan. « Qu'on fasse des barricades avec les charrettes et qu'on prenne les bœufs pour haler les arbres. »
Les habitants du village arrivèrent bientôt avec des attelages de quatre ou six bœufs tirant des chaînes. Des coups de hache commencèrent à retentir. De nouveaux réfugiés affluaient, protestant avec véhémence quand on les empêcha d'avancer et quand on réquisitionna leurs chariots. Des bûcherons étaient parvenus de l'autre côté du cirque. Des cris s'élevaient ici et là et, tous leurs muscles bandés, les bœufs remorquaient les arbres tombés pour dresser un abattis.
Kalvan, gêné par le soleil, cligna des yeux. Il n'apercevait aucune fumée. L'ennemi était encore trop loin mais il était sûr qu'il était bien là. La cavalerie avait certainement déjà franchi l'Athan et la pyromanie était chez elle une caractéristique aussi fondamentale que le pillage chez les mercenaires. L'abattis commençait à prendre forme. On alignait les arbres, la cime par-devant, la base par-derrière, de façon à ménager des espaces suffisants pour installer trois des six canons de quatre livres de part et d'autre de la route. Une barricade de charrettes était dressée un peu en avant. Kalvan enleva son cheval et s'éloigna pour voir les choses du point de vue de l'adversaire. Il ne voulait pas que l'obstacle paraisse trop formidable frontalement ni qu'il ait l'air trop professionnel. Il tenait surtout à s'assurer que les pièces d'artillerie étaient parfaitement camouflées. En fin de compte, il remarqua des traces de fumée à l'horizon – peut-être à six ou huit milles. Eh bien, après tout, les mercenaires de Klestréus seraient au rendez-vous !
Une compagnie d'infanterie arriva – cent cinquante réguliers qui marchaient en bon ordre. Il y avait deux piques (dont une véritable) pour un pétrinal. Ils venaient de l'Athan ; on se battait derrière et ils étaient furieux d'avoir reçu l'ordre de se replier. Kalvan leur assura qu'ils auraient l'occasion d'en découdre avant midi, puis il leur ordonna de rompre les rangs et de se reposer. Quelque deux cents miliciens dont certains avaient des arbalètes, surgirent par petits groupes. À l'est, la fumée devenait plus épaisse mais on n'entendait toujours rien. À sept heures trente, les fourgons de ravitaillement et les quatre canons de huit livres firent leur apparition. Bonne chose ! À présent, on pouvait rouvrir la route aux réfugiés qui formaient maintenant une foule compacte. Après avoir fait allumer les feux et préparer un repas chaud Kalvan regagna le village.
Harmakros dormait dans l'une des maisons. Il le réveilla et fit avec lui le point de la situation.
« Dès qu'il y aura de la fumée dans un rayon de trois milles ou dès que nos cavaliers combattant en tirailleurs seront en vue, charge quelqu'un de me réveiller, » dit-il en terminant. « N'importe comment il faut que je sois debout dans deux heures et demie. »
Il retira son casque et ses bottes, détacha son ceinturon et, sans quitter sa cuirasse, s'allongea sur la paillasse libérée par Harmakros, formant le vœu qu'elle ne recelât point d'habitants indésirables ou que, s'il y en avait, aucun ne réussisse à s'insinuer sous son armure. Il faisait frais derrière les murs de pierre et sous l'épais toit de chaume. Il était en nage et sa transpiration devenait froide et gluante. Il changea plusieurs fois de position. Jugeant que la vermine était moins agressive quand il était sur le dos, il ferma les yeux.
Jusqu'ici, tout s'était déroulé à merveille. Sa seule préoccupation était de savoir qui ferait une bêtise et quelle en serait la gravité. Pourvu qu'aucun vaillant imbécile ne mette son point d'honneur à s'élancer sus à l'ennemi au lieu d'attendre sans bouger – comme les Saxons à Hastings ! S'il parvenait à exécuter son plan à cinquante pour cent, il pourrait, en quittant cette vallée de larmes, entrer au Walhalla et s'asseoir à la table de Richard Cœur de Lion, du Prince Noir et d'Henri de Navarre. Un succès total lui vaudrai le salut de Stonewall Jackson. Il s'endormit au moment où le général Patton faisait son éloge.