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Verkan le colporteur avançait au pas lent de son cheval ; trois chevaux de bât suivaient, attachés à la longe. Il avait chaud, il était moite sous son corselet d'acier et la sueur coulant de sous son casque ruisselait sur ses joues et se perdait dans sa barbe nouvelle. Mais personne n'avait jamais vu de marchand ambulant sans cuirasse et force lui était de se résigner. La première qualité d'un agent de la Paratemporelle était de pouvoir s'adapter à n'importe quelle situation donnée. Son armure provenait d'une ligne temporelle attenante, identique à celle-ci, de même que ses vêtements, le court mousqueton fixé à l'arçon de sa selle, son épée et sa dague, ses harnais et ses marchandises – tout sauf le coffre de bronze que portait l'un des chevaux.
Arrivé au sommet de la colline, il entreprit de descendre le versant opposé. Quelque chose bougea devant la chaumière aux murs chaulés en bordure de la route. Des cavaliers, des reflets de soleil sur une armure, le pavillon bleu et rouge d'Hostigos… Encore un poste militaire, le troisième qu'il rencontrait depuis qu'il avait franchi la frontière de Sask. Jusque-là, on l'avait laissé passer sans rien lui demander, mais ce détachement ci avait apparemment l'intention de l'arrêter. Deux des cavaliers étaient armés de lances, un troisième avait un mousqueton et le quatrième – qui semblait être le chef – avait ses fontes béantes. Sa main droite était posée sur l'encolure de sa monture. Deux autres soldats, à pied ceux là, sortirent de la chaumière et s'approchèrent avec leurs mousquetons.
Verkan tira sur la bride. Derrière lui, les chevaux de bât s'arrêtèrent docilement. C'étaient des bêtes bien entraînées.
« La joie soit sur vous, soldats ! » lança-t-il.
« La joie soit sur toi, marchand, » répondit l'homme dont la main frôlait la crosse du pistolet. « Tu viens de Sask ? »
« Sask était ma dernière étape. J'arrive d'Ulthor. Je suis né natif de Grefftscharr. » Ulthor était le port d'un lac situé au nord et Grefftscharr était le royaume dont le territoire entourait les Grands Lacs. « Je me rends à la cité d'Agrys. »
L'un des soldats pouffa et le sergent demanda.
« As-tu ta semence de feu ? »
Verkan tapota la poire à poudre qui pendait à sa ceinture.
« J'ai une vingtaine de charges. Je voulais en acheter à la cité de Sask mais quand les prêtres ont appris que j'allais traverser le royaume d'Hostigos, ils ont refusé de m'en vendre. Les Hostigi seraient-ils en mauvais termes avec la Maison de Styphon ? »
« Nous sommes décrétés de blocus. » Cela n'avait pas l'air de beaucoup affliger le sergent. « Mais j'ai bien peur que tu sois ici pour longtemps. La guerre entre Nostor est imminente et le seigneur Kalvan tient à ce que rien ne parvienne aux oreilles des Nostori. En conséquence, il a ordonné que personne ne soit autorisé à quitter Hostigos. »
Verkan poussa un juron – la crédibilité de son personnage l'exigeait. Qui était donc ce seigneur Kalvan ?
Le sergent poursuivit : « À ta place, j'en aurais gros sur le cœur, moi aussi. Mais tu sais comment c'est. Quand les seigneurs commandent, les petits obéissent s'ils tiennent à garder leur tête sur les épaules. Mais tu feras de bonnes affaires. Tu n'auras aucune peine à vendre ta marchandise à bon prix et, si tu connais un métier tu trouveras un travail bien rémunéré. À moins que tu ne préfères t'engager dans l'armée. Tu as de bons chevaux, tu es bien équipé et le seigneur Kalvan est prêt à accueillir les gens comme toi. »
« Le seigneur Kalvan ? Je croyais que Ptosphès était le prince d'Hostigos. Mais peut-être y a-t-il eu des changements ? »
« Non ! Ptosphès – Dralm le bénisse ! – est toujours notre prince régnant. Mais le seigneur Kalvan – Dralm le bénisse aussi ! – est notre nouveau chef de guerre. On dit que c'est également un prince venu d'une terre lointaine. Cela se pourrait bien. On dit aussi que c'est un sorcier, mais j'en doute. »
« Il est de fait qu'on entend plus souvent parler des sorciers qu'on n'en voit, » approuva Vall. « Y a-t-il beaucoup d'autres marchands coincés comme moi ? »
« Oh là là ! La ville en est pleine ! Je te conseillerai de t'installer à l'enseigne de la Hallebarde Rouge. C'est là que sont descendus les gens les plus fréquentables. Tu n'auras qu'à dire au propriétaire que tu viens de ma part. » Il répéta plusieurs fois son nom pour être sûr que son interlocuteur s'en souviendrait. « Il te traitera bien. »
Après avoir bavardé sur un ton léger avec les soldats de la qualité des crus locaux, de la possibilité de trouver des filles et du coût de la vie, Verkan leur souhaita bonne chance et se remit en route.
Le seigneur Kalvan… voyez-vous ça ! Délibérément, il se refusait à donner désormais un autre nom à l'homme. Prince d'un lointain pays, ni plus ni moins ! Il passa devant d'autres fermes. On fouillait les tas de fumier à coups de pelle, on creusait sous les fosses à purin et des chaudrons fumaient. Il enregistra ces détails qu'il rapprocha de l'insouciance avec laquelle les cavaliers commentaient le blocus décrété par la Maison de Styphon. Selon toute apparence, Styphon avait maintenant de la concurrence.
La cité d'Hostigos était plus animée que celle de Sask. Il n'y avait pas de mercenaires mais beaucoup de soldats réguliers. Les rues étaient encombrées de charrettes et de fourgons. Dans le quartier des artisans, les forgerons et les menuisiers menaient un beau vacarme. Vall trouva l'auberge que lui avait indiquée le sergent dont il se recommanda pour être sûr d'être bien accueilli. Il mit ses chevaux à l'écurie, enferma ses marchandises et fit monter ses fontes, son portemanteau et son mousqueton dans sa chambre. Il suivit le domestique, portant lui-même le coffre de bronze sur l'épaule, il ne voulait pas que quelqu'un d'autre s'en charge et s'étonne de sa légèreté.
Une fois seul, il se pencha sur le coffre – c'était un parallélépipède sans caractéristiques particulières, ne possédant ni fermoir ni charnières apparentes – et posa ses pouces sur les deux ovales d'acier fixés au couvercle. La serrure photo-électrique réagit au dessin de ses empreintes, le couvercle se souleva lentement après un déclic. Le coffre contenait quatre sphères de cuivre, plusieurs instruments munis de cadrans et de boutons et un petit lance-rayons – un modèle pour dame suffisamment discret pour qu'on puisse le dissimuler dans le poing mais aussi mortel que le gros pistolet sigma que Vall portait généralement sur lui. Il y avait aussi une unité antigravité sertie au fond du coffre. Un minuscule voyant rouge était allumé, indice qu'elle était en marche. Quand il la coupa, le plancher gémit sous le poids du coffre. Bardé de métal, celui-ci pesait maintenant plus de cinq cents kilos. Il referma le couvercle, que seul le contact des empreintes de ses pouces permettait d'ouvrir.
La salle commune, qui se trouvait en bas, était bondée et le vacarme y était assourdissant. Vall trouva une place devant une des grandes tables en face d'un homme chauve, à la barbe rousse et hirsute, qui lui adressa un sourire.
« Encore un poisson pris dans la nasse ? » s'enquit-il. « Bienvenue à toi, frère. D'où viens-tu ? »
« D'Ulthor avec trois chevaux chargés de marchandises de Grefftscharr. Je me nomme Verkan. »
« Et moi Skranga. » Il était originaire de la cité d'Agrys, qui se trouvait sur l'île située à l'embouchure de l'Hudson. Il faisait commerce de chevaux au pays trygath.
« J'en avais cinquante et ils me les ont tous pris. Ils ont payé moins que je n'en demandais mais plus que je ne l'espérais, de sorte que je ne crois pas avoir fait une mauvaise affaire. Maintenant, je travaille à la fabrique de semence de feu puisqu'ils ne me laissent pas repartir. »
« La quoi ? » l'interrompit Verkan sur un ton qui se voulait incrédule. « Tu veux dire qu'ils produisent eux-mêmes leur semence de feu ? Mais seuls les prêtres de Styphon sont capables de le faire ! »
Skranga s'esclaffa. « Moi aussi, je croyais ça, mais n'importe qui peut le faire C'est aussi simple que de fabriquer du sirop d'érable. Je vais t'expliquer : on cherche du salpêtre sous le fumier… »
Le chauve poursuivit sans épargner le moindre détail. Son voisin se mêla à la conversation. Il comprenait même plus ou moins la théorie : le charbon était ce qui brûlait, le soufre ce qui embrasait le salpêtre avivait la combustion et éjectait le boulet.
Tout en écoutant, Vall s'étonnait que la chose ne fût pas tenue secrète. Si un officier de police, ancien combattant de surcroît, laissait ainsi l'information s'ébruiter, c'était de toute évidence parce que cela lui était égal. Simplement, le seigneur Kalvan ne voulait pas que Nostor apprenne la nouvelle tant qu'il n'aurait pas assez de semence de feu pour faire la guerre.
« Béni soit Dralm de m'avoir fait venir ici, disait Skranga. « Quand je pourrai repartir, je m'installerai fabricant de semence de feu à mon compte. Mais pas à Hos-Ktemnos… Non, je ne tiens nullement à être trop près de la Maison de Styphon. Peut-être à Hos-Bletha ou à Hos-Zygros. En tout cas, je deviendrai riche. Et toi aussi, si tu ouvres tes yeux et tes oreilles. »
Son repas terminé, Skranga déclara qu'il lui fallait retourner au travail et il s'éclipsa. Un officier de cavalerie, installé un peu plus loin, se hâta de prendre sa coupe et son flacon et vint s'asseoir à la place libre.
« Tu viens d'arriver ? » demanda-t-il à Verkan « Tu étais à Nostor ? »
« Non, à Sask. » La réponse parut décevoir l'officier. « Combien de temps vais-je rester immobilisé ? » s'enquit Vall.
L'autre haussa les épaules. « Dralm et Galzar sont seuls à le savoir ! Jusqu'à ce que nous battions les Nostori. Que pensent les Saski de ce qui se passe chez nous ? »
« Que vous attendez que Gormoth vienne vous égorger. Ils ne savent pas que vous fabriquez la semence de feu. »
L'officier éclata de rire. « Ah ! Quelques-uns de ces bougres risquent fort de se faire trancher la gorge si le prince Sarrask ne prend pas garde où il met les pieds. Tu disais que tu vendais des articles de Grefftscharr ? Aurais-tu des lames d'épée ? »
« Oui, environ une douzaine. J'en ai acheté quelques-unes à la cité de Sask. J'ai aussi des dagues, quelques culasses, quatre bonnes cottes de mailles rivetées et quantité de moules à balles. Plus des bijoux, des outils et des objets de cuivre. »
« Eh bien, tu devrais aller porter tout ça à Tarr-Hostigos. Il y a une petite foire qui se tient tous les soirs dans la cour et les gens du château paient mieux que la populace. Tu n'auras qu'à te recommander de moi. » Il donna à Verkan son nom et le numéro de son régiment. « Va voir le capitaine Harmakros. Il sera content que tu lui apportes des nouvelles. »
À la fin de l'après-midi, Vall chargea de nouveau ses bêtes et escalada la route menant au château. Une grande activité régnait dans les échoppes ceinturant le foirail. Il remarqua en particulier des ouvriers en train d'assembler un affût d'artillerie de campagne – non point une charrette à quatre roues mais une crosse à deux roues munie d'un avant-train. Le canon était en fer soudé, ce qui correspondait techniquement au sous-secteur de la Maison de Styphon, mais il était équipé de tourillons, cela constituait une anomalie. Encore un coup du seigneur Kalvan…
Comme tous les gentilshommes du lieu, Harmakros arborait une petite barbe bien taillée. Son armure était somptueuse mais bosselée comme il convenait. Son épée n'était pas une de ces colichemardes dont on se servait surtout comme d'un sabre mais une longue rapière flambant neuve. Visiblement, Kalvan avait introduit l'idée révolutionnaire que les épées avaient une pointe et que cette pointe devait servir à quelque chose. Harmakros, après quelques questions exploratoires, écouta le marchand de Grefftscharr lui faire le récit détaillé de ce qu'il avait vu à Sask, y compris les compagnies de mercenaires récemment engagées par le prince Sarrask et dont il cita le nom des capitaines.
« C'est bien ! Tu es un garçon qui ouvre l'œil et qui sait quels sont les renseignements intéressants. Je regrette seulement que tu ne sois pas passé par Nostor. As-tu déjà été soldat ? »
« Tous les libres marchands sont soldats pour leur propre compte ! »
« C'est vrai. Écoute-moi… Quand tu auras écoulé ton stock, il y aura une place pour toi dans nos rangs. Pas comme simple soldat – je vous connais trop bien, vous autres, colporteurs, pour offrir à l'un d'entre vous une situation de simple troupier. Comme éclaireur ! Veux-tu vendre aussi tes chevaux de bât ? Nous t'en donnerions un bon prix. »
« Oui, si je réussis à me débarrasser de mon lot. »
« Tu n'auras aucune difficulté. Nous te prendrons tes cottes de mailles, tes culasses, tes lames d'épée et les choses de ce genre, Ne t'en va pas. Tu dîneras avec les officiers. »
Vall avait aussi des outils pour travailler le bois et le métal qu'il proposa aux artisans et dont il tira un bon bénéfice sous forme de pièces d'argent sonnantes et trébuchantes et un meilleur encore sous forme de renseignements. Outre les rapières et les canons à tourillons, le seigneur Kalvan avait introduit les canons rayés. Nul ne savait d'où il venait, sauf que sa patrie était située bien au-delà de l'océan Occidental. Les esprits les plus dévots affirmaient catégoriquement qu'il avait été guidé jusqu'en Hostigos par la main même de Dralm.
Les officiers dont il partagea le repas prêtèrent une oreille attentive aux tuyaux qu'il avait glanés dans la cité de Sask. Selon toute vraisemblance, l'ennemi prioritaire était Nostor et Sask arrivait bon second. Quand ils parlaient du seigneur Kalvan, les plus froids manifestaient un profond respect et les plus enthousiastes semblaient même aller jusqu'au culte du héros. Mais le personnage était totalement inconnu jusqu'au jour où il avait surgi pour rameuter une poignée de paysans en déroute afin de lancer une contre-attaque contre des maraudeurs nostori et où la princesse Rylla avait par erreur tiré sur lui.
Val fit un lot des cottes de mailles, des culasses et des lames d'épée. Après s'en être débarrassé, il étala le reste de ses marchandises dans la cour et attendit le chaland. Il y avait foule et il fit de bonnes affaires. Il aperçut le seigneur Kalvan qui flânait au milieu des échoppes, revêtu de son armure – sans doute la portait-il en permanence pour s'habituer à son poids. Un Colt 38 se balançait à sa ceinture, ainsi qu'une épée et une dague ; une blonde superbe, vêtue d'un costume de cheval masculin, ne le quittait pas. C'était probablement Rylla, la fille du prince Ptosphès.
L'air radieux dont elle s'accrochait de façon possessive à son bras et la tendresse avec laquelle il la regardait arrachèrent un sourire à Vall. Mais son sourire se figea sur ses lèvres quand il se remémora sa mission. Il n'avait aucune envie de tuer cet homme et de briser le cœur de cette jeune fille. Mais…
Le couple s'approcha de son étal et le seigneur Kalvan prit en main un mortier et un pilon de cuivre.
« D'où cela vient-il ? »
« Ils ont été fabriqués en Grefftscharr, seigneur, et expédiés à Ulthor par navire. »
« C'est fondu. N'y a-t-il pas de fonderies de cuivre plus près ? »
« Si, seigneur. Il en existe de nombreuses dans la cité de Zygros. »
Le seigneur Kalvan reposa le mortier. « Je vois. Merci. Le capitaine Harmakros m'a dit qu'il a parlé avec toi. J'aimerais que nous bavardions ensemble, tous les deux. Je serai sûrement demain aux environs du château pendant toute la matinée. Si tu passes par-là, tu n'auras qu'à me demander. »
Vall regagna l'auberge et resta un moment dans la salle commune où il dépensa un peu de menue monnaie. Pour autant qu'il pût s'en rendre compte, tout le monde paraissait convaincu que, qu'il eut été ou non guidé par les dieux, le mystérieux seigneur Kalvan était arrivé en Hostigos d'une façon parfaitement normale.
Quand il eut regagné sa chambre, il sortit l'une des sphères de cuivre de son coffre et entreprit de dérouler un fil mince s'achevant par un micro dans lequel il parla longuement.
« Jusque-là, il semble que personne ne soupçonne quoi que ce soit d'anormal en ce qui concerne cet homme, » conclut-il. « On m'a proposé un poste d'éclaireur dans l'armée. J'ai l'intention d'accepter. Il vous sera possible de m'assister dans l'accomplissement de ma tâche. Je vais chercher un site permettant à un convoyeur antigravité de se poser quelque part dans les bois à proximité de la ville d'Hostigos. Quand je l'aurai trouvé, j'enverrai un ballon messager de l'endroit choisi. »
Il remit le micro en place, régla le chronographe du générateur de champ de transposition et brancha le circuit d'antigravité. S'approchant d'une fenêtre ouverte, il lança la sphère à l'extérieur et, levant les yeux, la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle se fût évanouie dans la nuit. Au bout de quelques secondes, un bref éclair jaillit au milieu des constellations. On aurait dit une étoile filante. À cette vue, les Hostigi feraient un vœu.