DIX-SEPT

 

En dépit de la porte ouverte, il faisait chaud et lourd dans la taverne, où régnait une odeur de lainages qui sèchent, d'huile et de suif servant à protéger les armures de la pluie, de fumée de bois de tabac et de vin, de crasse humaine et de cuisine.

Le village était plein de soldats de l'armée de la Listra, et l'auberge d'officiers aux effluves nauséabonds qui tiraient sur leurs pipes, buvaient des chopines de vin chaud ou de thé de sassafras épicé, se pressaient autour du feu devant la longue table sur laquelle la carte était déployée, plongeaient des cuillers dans des écuelles de bouillie ou mâchonnaient un morceau de viande empalé à la pointe de la dague. Harmakros ne cessait de répéter : « Attention, tiens ta dague ! Tu vas faire tomber de la graisse ! » Le prêtre de Galzar, de retour de Sask où il avait transmis l'ultimatum à Sarrask et qui revenait de visiter la troupe, se chauffait le dos au feu, il s'était débarrassé de sa cape et de son capuchon à tête de loup pour les faire sécher et deux gamins du village frottaient et graissaient sa cotte de mailles. Il tenait une chope d'une main et, de l'autre, flattait le crâne d'un chien assis à côté de lui.

« Alors, je leur ai fait part de vos exigences, » racontait-il avec un rire jovial. « Dommage que tu n'aies pas été là pour voir leur tête, prince ! Quand j'en suis arrivé à la clause relative à la démobilisation des mercenaires récemment engagés, le connétable des compagnies franches s'est mis à beugler comme un bouvillon qu'on marque. J'ai pris sur moi de lui dire que vous aviez réengagé tout le monde et que personne n'avait eu de perte de solde. Ai-je eu raison ? »

« Tout à fait, Oncle Loup. Quand nous marcherons à la bataille, nous ajouterons un autre mot d'ordre à celui d'« À bas Styphon ! » : « Vie sauve aux mercenaires ! » « Et quelle a été la réaction lorsqu'il a été question de la Maison de Styphon ? » 

« Ah ! ah ! L'archiprêtre Zothnès était là, à la droite de Sarrask. Le chancelier de Sask avait reculé d'un rang pour lui laisser la place. C'est dire qui est le maître, à présent. Lui n'a pas braillé comme un bouvillon ; il a rugi comme une panthère. Il voulait que Sarrask s'empare de moi et me tranche la tête au beau milieu de la salle du trône. Le prince lui a répondu que ses propres soldats l'abattraient sur-le-champ s'il donnait cet ordre – et ils l'auraient fait. Le chef des mercenaires, lui, réclamait la tête de Zothnès. Il avait même à demi tiré son épée pour la couper lui-même. Se battre pour la Maison de Styphon ne l'enchante guère. Et l'ami Zothnès s'époumonait en prétendant qu'il n'existe pas de dieu hormis Styphon. Que pensez-vous de celle-là ? »

Exclamations d'horreur et de piété outragée. L'un des officiers eut la charité de suggérer que le personnage devait être atteint de folie.

« Non, c'est seulement un…» Un monothéiste voulait dire Kalvan. Mais le mot n'existait pas dans cette langue. « C'est seulement un homme qui ne respecte d'autres dieux que les siens. Il en existait dans mon pays. » Il se retint juste à temps pour ne pas dire : « dans mon temps. » de toutes les personnes présentes, seul Ptosphès avait connaissance de cette version de son histoire. « Il y a des gens qui ne croient qu'en un seul dieu. Puis ils croient que le dieu qu'ils adorent est le seul vrai dieu et que tous les autres sont de faux dieux. Finalement, ils croient que le seul vrai dieu ne doit être adoré que d'une seule manière et que ceux qui lui rendent un culte différent sont d'affreux monstres méritant la mort. » L'inquisition, l'atroce et sanglante croisade contre les Albigeois, la Saint-Barthelemy, le siège d'Haarlem, le sac de Magdebourg. « Pas question de cela ici. »

« Seigneur prince, » reprit le prêtre de Galzar, « tu sais quelle est la position des serviteurs du dieu de la guerre. Il est le Juge des Princes et son lit de justice est le champ de bataille. Nous ne prenons pas parti. Nous soignons les blessés sans chercher à savoir quel est leur camp. Nos temples sont des lieux d'asile pour les invalides de guerre. Nous ne prêchons que l'Évangile de Galzar : sois brave, sois loyal et sois un bon camarade ; obéis à tes officiers ; respecte-toi, respecte tes armes et respecte tous les bons soldats ; sois fidèle à ton unité et à celui qui te paie. Mais, seigneur prince, ce n'est pas une guerre banale entre Hostigos et Sask, entre Ptosphès et Sarrask. C'est une guerre que livrent tous les vrais dieux contre Styphon le faux dieu et son odieuse progéniture. Peut-être y a-t-il un diable qui se nomme Styphon, je ne sais, mais s'il en est un, puissent les vrais dieux l'écraser sous leurs pieds sacrés comme nous écraserons ceux qui le servent. »

Le cri de « À bas Styphon ! » retentit. Pas question de cela, avait dit Kalvan. Mais un vieillard vêtu d'une tunique crasseuse, une chope de vin à la main, un roquet noir et fauve agitant la queue accroupi à côté de lui, avait lâché le morceau. Une guerre de religion – la forme la plus vile que puisse revêtir cette chose vile entre toutes qu'est la guerre. Les prêtres de Dralm et les prêtres de Galzar prêchant contre la Maison de Styphon, exhortant à tout mettre à feu et à sang. Les prêtres de Styphon soulevant les foules contre l'infidèle lâcheur de diables. Styphon le veut ! Des atrocités. Des massacres. Gloire à Dralm et pas de quartier ! 

Voilà ce que Kalvan avait apporté dans ce monde. Enfin… Peut-être était-ce pour un bien supérieur. Si la Maison de Styphon conservait le pouvoir encore un siècle, il n'y aurait plus d'autre dieu que Styphon.

« Et alors ? »

« Naturellement Sarrask était ivre de rage. Par Styphon ! Il allait répondre à l'ultimatum du prince Ptosphès là où il convenait de le faire : sur le champ de bataille ! Et la guerre commencerait dès que j'aurais mis le pied de l'autre côté de la frontière. Je l'ai passée juste avant midi. J'ai presque tué un cheval pour arriver ici – et j'ai bien failli y rester moi-même. Il y a longtemps que je n'avais pas fait une aussi rude chevauchée. Harmakros a immédiatement envoyé des estafettes à Tarr-Hostigos. »

Les cavaliers s'étaient présentés à l'heure de l'apéritif – encore un rite étranger introduit par le seigneur Kalvan – et avaient trouvé celui-ci en compagnie de Ptosphès, de Xentos, de Dalla et de Rylla dans la chambre de cette dernière. En toute hâte, on s'était armé, on avait sellé les chevaux, on s'était fait ses adieux et l'état-major tout crotté avait rallié après la tombée de la nuit ce village de la vallée de la Listra. La guerre avait déjà commencé ; on entendait une sourde canonnade du côté du col d'Esdreth.

Dehors, l'armée de la Listra faisait mouvement. Une compagnie d'infanterie défilait devant la taverne en chantant :

 

La fête commence maintenant :

Perce une barrique encore !

Nous avons traversé l'Athan

Et écrasé les soldats de Nostor !

Ils ont tous aussitôt f… le camp !

Et nous resterons dans le pays de Nostor !

 

Un bruit de galop. Des cris : « Place ! Place ! Courrier ! » Les imprécations des soldats aspergés de boue noyèrent le chant. Le courrier s'arrêta devant l'auberge. La marche et la chanson reprirent :

 

Hourra ! Hourra !

Nous les avons fait rissoler, ces canailles !

Hourra ! Hourra !

Nous leur avons pris tout leur bétail !

Nous prendrons bien plus encore

En nous enfonçant dans le pays de Nostor !

 

Un cavalier ruisselant de boue entra en titubant Clignant des yeux, il regarda autour de lui, saluant s'avança vers la grande table.

« De la part du colonel Verkan. Il tient Fyk avec ses voltigeurs montés. Il a repoussé une contre-attaque mais maintenant, toute l'armée saski se rabat sur lui. J'ai croisé quelques mobiles et un canon de quatre livres en chemin. Ils se dirigent sur Fyk pour l'aider. »

« Par Dralm, l'armée de la Listra tout entière va lui porter secours ! Où se trouve cet endroit ? »

Harmakros désigna sur la carte un point situé sur la route principale menant à la cité de Sask, au-delà du col d'Esdreth. Il y avait une bourgade plus importante, Gour, un peu avant. Kalvan enfila son sous-casque capitonné et laça son gorgerin. Au moment où il mettait son casque, quelqu'un se précipita dehors et réclama à grands cris qu'on amène les chevaux. Il pleuvait à verse.