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Un peu avant dix heures, un capitaine d'infanterie vint le réveiller.

« Ils ont incendié Systros. » C'était une bourgade de deux mille habitants qui se trouvait à un peu plus de deux milles. « Deux cavaliers qui étaient au contact de l'adversaire viennent d'arriver. La première vague, environ quinze cents combattants, approche rapidement. Elle précède d'un mille et demi un autre groupe d'un millier d'hommes. D'autre part, on entend le canon à la trouée de Narza. »

C'est-à-dire entre Montoursville et Muncy. De ce côté, c'était probablement l'infanterie de Klestréus et, de l'autre, la racaille de Netzigon. Kalvan mit ses bottes et boucla son ceinturon. On lui apporta une écuelle de bouillon de bœuf où l'oignon abondait et un gobelet de vin sur. Après s'être restauré, il sauta en selle et se dirigea vers la ligne avancée. Au passage, il remarqua que l'Oncle Loup de la force mobile le prêtre local de Dralm et la prêtresse d'Yrtta avaient installé un hôpital de campagne dans le champ communal ; on était en train de fabriquer des civières avec des perches et des couvertures. Pourvu qu'il ne soit pas blessé ! On ne connaissait pas l'anesthésie, ici, encore que les ministres de Galzar se servissent de boudins remplis de sable !

Un gros nuage de fumée maculait le ciel au-dessus de Systros. Les idiots ! Les premiers arrivés avaient mis le feu au village. Ces mercenaires ne différaient en rien de ceux de Tilly ou de Wallenstein. Maintenant, les autres devraient faire un détour et ils arriveraient à Fitra dans un désordre encore plus grand.

L'abattis était achevé et il enleva son cheval au galop pour une dernière inspection. Les canons étaient invisibles et l'obstacle était conforme à ce qu'il avait voulu : cela ressemblait fort à un barrage improvisé, dressé par des paysans. Aux deux extrémités, entre l'obstacle lui-même et la barricade de charrettes, il y avait une brèche qui permettrait à la cavalerie de sortir. À l'écart de la route, les miliciens mal armés gardaient les chevaux des fantassins montés.

Une des bombardes de la trouée de Narza tonna, les défenseurs résistaient encore. Mais, bientôt, Kalvan commença à percevoir les détonations des armes légères, d'abord lointaines, puis de plus en plus proches. Des cavaliers surgirent sur la route. Plusieurs d'entre eux rechargeaient leurs pistolets. Les coups de feu se firent plus sonores et de nouveaux cavaliers qui paraissaient plus pressés firent leur apparition. Quatre d'entre eux atteignirent le faîte du promontoire et se mirent à dévaler la pente. Le dernier se tourna sur sa selle et vida son arme derrière lui. Une douzaine de Nostori à cheval surgirent au moment où il traversait le ruisseau.

Aussitôt, un gros mousquet de 8 à canon rayé tira derrière l'abattis. Puis un second. Un troisième… La monture de Kalvan se mit à caracoler. De l'autre côté du cirque un cheval s'écroula en agitant les pattes ; un autre, sans cavalier, se cabra et un troisième, dont la selle était également vide, se dirigea au petit trot vers le ruisseau pour boire. Les mercenaires firent demi-tour et disparurent derrière la butte. Kalvan était en train de se demander où Harmakros avait posté le reste de ses voltigeurs quand une série de petits nuages de fumée s'épanouit à sa gauche. En même temps, des détonations crépitèrent comme autant de pétards. Des cris retentirent derrière le versant du cirque et des mousquetons répondirent. C'était gâcher la semence de feu de Styphon, avec ces instruments à canon lisse, ils n'auraient pas touché le tombeau de Grant à quatre cents mètres !

Si seulement il avait eu cinq cents fusils là-haut ! Et puis quoi ? Pourquoi ne regrettait-il pas de ne pas avoir vingt tanks moyens et une demi-douzaine de Jets, pendant qu'il y était ?

Alors, les mercenaires montés de Klestréus – pennons, plumets et ceintures orange et noir, corselets étincelants – apparurent, tel un mur massif, au faîte de la colline, les lanciers devant, les porteurs de mousquetons derrière. Un frémissement parcourut le premier rang quand les lances s'abaissèrent.

Comme si cela avait été le signal – ce qui était probablement le cas – les pièces de quatre et de huit livres rugirent simultanément. Ce n'était pas un bruit mais un choc tangible dans l'oreille. Le cheval de Kalvan se cabra. Lorsqu'il en eut repris le contrôle, des nuages de fumée s'échevelaient au-dessus du cirque ; plusieurs ronds parfaits flottaient dans le ciel bleu, et, derrière l'abattis, chacun lançait à pleine voix.

« À bas Styphon ! »

La salve avait fait de sanglantes trouées parmi les cavaliers aux couleurs orange et noir. Des hommes hurlaient, des chevaux se dressaient sur leurs pattes arrière ou s'écroulaient avec d'atroces hennissements, La charge était enrayée avant même d'avoir commencé. À gauche et à droite, des officiers d'artillerie pressaient leurs hommes et les canonniers se précipitaient sur leurs pièces, qui reculaient encore avec des écouvillons doubles-une tête sèche et une mouillée pour éteindre les étincelles attardées sur les sacs de poudre.

La cavalerie s'élança par petits paquets. Quand les premiers mercenaires ne furent plus qu'à une vingtaine de mètres du ruisseau, quatre cents arquebuses crachèrent le feu et toute la première rangée de cavaliers mordit la poussière. Les chevaux qui suivaient tombèrent sur les cadavres. Les arquebusiers se replièrent tout en arrachant les tampons de leurs poires à poudre avec leurs dents. Poires à ressort et à dosage automatique : à faire fabriquer et distribuer le plus vite possible. Kalvan compléta la note mentale qu'il avait faite à propos du papier en y ajoutant tu carton pour les cartouches. 

Alors que les tireurs rechargeaient leurs armes, les quatre cents autres arquebuses crachèrent à leur tour. Les cavaliers ennemis étaient tellement empêtrés qu'il aurait fallu un miracle pour qu'il y eut une balle de perdue, La fumée colmatait maintenant le cirque – on aurait dit du coton. Cependant, Kalvan distingua à travers cet écran un détachement de cavaliers en haut du versant opposé. Tour à tour, les six canons de quatre livres vomirent leur mitraille.

Morrison crut à nouveau entendre la voix sèche de son professeur d'Histoire : les artilleurs de Gustave Adolphe chargeaient et déchargeaient leurs pièces plus vite que ne pouvaient tirer les mousquetaires. Il est vrai que ces mousquets-là étaient des fusils à mèche, ce qui faisait une sérieuse différence. Le seigneur Kalvan rivalisait presque avec Gustave-Adolphe : la première pièce avait aboyé aussitôt après la troisième rafale des arquebusiers. Puis une de huit livres donna de la voix – c'était un véritable petit prodige !

Un nombre surprenant de cavaliers avaient survécu à leurs chevaux. Non, ce n'était pas tellement surprenant, les chevaux étaient de meilleures cibles et ils ne portaient pas de cuirasse. Faute de mieux, les mercenaires démontés chargeaient à pied, se servant de leurs lances comme de piques. Quelques-uns d'entre eux avaient des mousquetons. Ce devaient être les gens des derniers rangs. Nombreux furent ceux qui furent tués sous les balles et plus nombreux encore ceux qui moururent, le corps transpercé par une pique, en essayant de franchir l'abattis. Quelques-uns réussirent néanmoins à passer. Comme Kalvan fonçait au galop pour prêter main-forte à ceux qui s'expliquaient avec l'un de ces groupes, une sonnerie de trompette retentit à gauche. Une autre lui répondit à droite et une clameur s'éleva de part et d'autre de l'obstacle :

« À bas Styphon ! » C'était la sortie de la cavalerie. Pourvu que les artilleurs ne s'énervent pas ! 

Tout à coup, il se trouva en face d'une douzaine de mercenaires démontés. Il tira sur la bride et braqua son pistolet : « Rendez-vous, camarades ! Nous épargnons les mercenaires. »

Après une seconde et demie d'hésitation, l'un d'eux leva vers le ciel son mousqueton, crosse en l'air.

« Nous nous rendons. Nous le jurons devant Galzar. »

Cela pouvait suffire : Galzar n'aimait pas les soldats parjures ; il faisait en sorte qu'ils soient tués à la première occasion. Culte de Galzar : à encourager. 

Quelques paysans arrivèrent au pas de course, brandissant des haches et des fourches. Ils reculèrent lorsque Kalvan les menaça de son pistolet.

« Vous pouvez conserver vos armes, » dit-il aux mercenaires. « Je vais chercher quelqu'un pour vous garder. »

Il chargea de cette mission deux arquebusiers de la force mobile qui en imposèrent aux miliciens. Après cela, il lui fallut intervenir pour qu'on ne tranchât pas la gorge d'un autre mercenaire blessé. Que Dralm maudisse ces civils ! Il allait devoir affecter une escouade à la garde des prisonniers. Si l'on désarmait les mercenaires, les paysans leur couperaient le cou, et si on les laissait armés, peut-être que la tentation serait plus forte que la crainte de Galzar.

On avait cessé de tirer sur la ligne de l'abattis, mais le pandémonium se déchaînait au fond du cirque : coups de pistolet, cliquetis de l'acier contre l'acier, cris de « À bas Styphon ! » et, plus rarement, de « Gormoth ! » Kalvan se retourna. Des villageois, y compris des femmes et des enfants, relevaient les miliciens qui gardaient les chevaux. « Abaissez… piques ! » ordonnaient les capitaines tandis que les piquiers, penchant la tête pour éviter les branches, traversaient l'abattis. Au milieu de la fumée, il aperçut vaguement des cavaliers aux ornements rouge et bleu massés en haut de la colline qui lui faisait face. Penser aux uniformes. Marron ou vert foncé. 

La route était restée libre et il se dirigea au petit trot vers le ruisseau. Le spectacle qui l'y attendait lui souleva le cœur – et pourtant il avait l'estomac solide. C'étaient surtout les chevaux qui l'impressionnaient. Et il n'était pas le seul. Les fantassins s'étaient arrêtés pour leur trancher la gorge, les assommer ou les abattre avec les pistolets qu'ils trouvaient dans les fontes. Ils n'auraient pas dû, il aurait fallu qu'ils poursuivent leur marche. Mais Kalvan était incapable de voir souffrir des chevaux.

Des brancardiers arrivaient à leur tour, ainsi que des villageois décidés à ramasser du butin. Dépouiller les cadavres était, ici, le seul moyen pour les civils de se refaire un peu après une bataille. La plupart avaient des gourdins ou des hachettes, ils voulaient être sûrs que ce seraient vraiment des cadavres qu'ils dépouilleraient.

Le sol était jonché d'armes en bon état. Il faudrait les collecter avant qu'elles ne rouillent et ne deviennent inutilisables, mais on n'avait pas le temps maintenant. S'arrêter pour récupérer de l'armement avait été l'une des rares erreurs de Stonewall Jackson. Néanmoins, il y avait un premier pas d'accompli : un certain nombre d'arbalètes gisaient ici et là sur le sol et chacune d'elles voulait dire qu'un milicien s'était emparé d'un mousqueton ennemi.

La bataille s'était déplacée vers l'est. Les fantassins se formaient en ordre de bataille sans rencontrer d'opposition, les piquiers flanquant les arquebusiers. Des hommes partaient en courant pour ramener des chevaux. Le vacarme du combat résonnait à l'avant. Il devait s'agir d'une rencontre entre les deux cents cavaliers postés à l'extrême droite et une autre unité de mercenaires ennemis. À l'heure qu'il était, celle-ci devait être désorganisée par l'afflux des fuyards revenant du cirque. Les voltigeurs se dirigeaient eux aussi vers l'est en tiraillant.

Et voici que des cavaliers de Gormoth arrivaient par petits groupes, brandissant leurs casques au bout de leurs épées en criant : « Nous nous rendons ! Nous le jurons devant Galzar ! » Un officier et quatre hommes de l'escadron flanquant avançaient à la tête d'une colonne d'une centaine de mercenaires, rageant que tant d'adversaires leur eussent échappé. Tous les fantassins venus de l'Athan et nombre de miliciens locaux étaient montés sur des chevaux capturés.

Entendant un fracas derrière lui, Kalvan se rangea sur le bord de la route pour laisser passer les canons de quatre livres. Le capitaine qui commandait le détachement agita le bras et lui dit en riant que ceux de huit livres seraient là d'ici à une journée.

« Où faut-il aller pour tirer encore un peu ? » demanda-t-il.

« Un peu plus loin. Vous n'avez qu'à nous suivre et vous pourrez vous en donner à cœur joie. »

Kalvan repoussa la manchette de tricot par laquelle s'achevait sa cotte de mailles et jeta un coup d'œil à sa montre. Il n'était encore que midi moins dix heure du cadran solaire officiel d'Hostigos.