NEUF

 

 

Dans le silence du Cercle Intérieur de la Maison de Styphon sur Terre, à Balph, la haute idole abaissait son regard et celui que lui rendait Sesklos, Prêtre Suprême et Voix de Styphon, était presque aussi granitique. Sesklos ne croyait pas plus à Styphon qu'à n'importe quel autre dieu, autrement il n'eût pas été là. La politique de la Maison de Styphon avait trop d'importance pour qu'on puisse se fier à des croyants et jamais un croyant ne pouvait aller au-delà du Cercle Extérieur du clergé à robe blanche. C'était tout juste si, dans le meilleur des cas, il pouvait endosser la robe noire de l'acolytat. Aucun n'avait la moindre chance de revêtir la robe jaune, et encore moins la robe de flamme de primat. La statue, Sesklos le savait, était celle d'un homme, du grand-prêtre d'autrefois qui, en découvrant l'utilisation pratique d'un secret, à l'époque subsidiaire, avait exalté le culte d'une divinité médicale secondaire, jusqu'alors circonscrit à de modestes chapelles, et forgé la puissance devant laquelle s'inclinaient désormais les monarques des cinq Royaumes. Si Sesklos avait été enclin à faire acte d'adoration, c'eût été pour le souvenir de cet homme.

Or, le premier Prêtre Suprême contemplait son dernier successeur. Sesklos se pencha sur le parchemin étalé devant lui et le lissa pour le relire :

 

À SESKLOS qui se fait appeler la Voix de Styphon, PTOSPHÉS, prince d'Hostigos, adresse les suivantes :

Faux prêtre d'un faux dieu, impudent filou, menteur et imposteur !

Sache qu'en Hostigos nous sommes désormais en mesure, grâce aux simples arts mécaniques, de fabriquer nous-mêmes la semence de feu que tu prétendais être le miracle de ton dieu fourbe, et que nous nous proposons d'enseigner ces arts à tous, de sorte que les rois et les princes aux intentions belliqueuses puissent faire la guerre à seules fins de se défendre et de progresser, et non pour enrichir la Maison d'iniquité de Styphon.

À titre de preuve, nous t'expédions de la semence de feu de notre fabrication, l'équivalent de vingt charges de mousquet, et voici comment il a été procédé :

À trois parties de salpêtre raffiné, ajouter les trois cinquièmes d'une partie de charbon de bois et les deux cinquièmes d'une partie de soufre, lesquels auront été pulvérisés jusqu'à consistance de la farine de froment blutée. Mélanger intimement, humidifier le mixte et le pétrir en une lourde pâte que l'on comprime ensuite pour en faire des pains. Une fois ceux-ci parfaitement secs, les concasser, les broyer et les passer au tamis.

Et sache que nous te tenons, toi et tous ceux de la Maison d'iniquité de Styphon, comme nos ennemis mortels et les ennemis du genre humain, que nous vous réservons le sort promis aux loups et que nous n'aurons de repos tant que la Maison d'iniquité de Styphon ne sera pas renversée et détruite de fond en comble.

PTOSPHÉS,

Prince des nobles et du peuple

d'Hostigos et en leur nom. 

 

Tel était le secret de la puissance de la Maison de Styphon. Aucun souverain, ni Grand Roi, ni principicule ne pouvait faire face à ses ennemis s'il ne possédait la semence de feu – et nul ne la possédait. Aucun souverain ne pouvait être assuré de son trône, sinon par la grâce de la Maison de Styphon. Si elle lui accordait ses faveurs, ses armées marchaient à la victoire. Sinon force lui était d'accepter les conditions de paix de l'adversaire. Dans les conseils des Grands, la décision finale revenait à la Maison de Styphon. La richesse affluait et, l'usure jouant, elle se multipliait.

Et voici que le méprisable prince d'un domaine que l'on pouvait franchir d'un bout à l'autre sans fatiguer son cheval menaçait cette puissance. Et c'était la Maison de Styphon elle-même qui l'avait incité à le faire. Il y avait des sources sulfureuses au pays d'Hostigos et le soufre était, de la triade de Styphon, l'élément le plus difficile à se procurer. On lui avait donc demandé ce territoire. Il l'avait refusé. On ne pouvait permettre à quiconque de braver ainsi la Maison de Styphon, aussi l'ennemi de ce prince, Gormoth, avait-il reçu des subsides et de la semence de feu. Ce genre de chose avait toujours été de pratique courante.

Trois lunes auparavant, Ptosphès et son peuple étaient acculés au désespoir. Et Ptosphès, maintenant, s'adressait sur ce ton à la Voix de Styphon en personne ! Cet acte impie scandalisait Sesklos. Il repoussa la missive et relut celle que lui avait envoyée le grand prêtre de Nostor. Trois lunes plus tôt, un étranger disant s'appeler Kalvan et prétendant être un prince en exil, venu d'un pays lointain, était apparu en Hostigos. Une lune après, Ptosphès avait fait de ce Kalvan son connétable et il avait fermé ses frontières pour que personne ne puisse quitter la principauté. Sesklos en avait été informé en son temps mais n'y avait pas attaché une attention particulière.

Et puis – cela remontait à six jours – les Hostigi avaient enlevé Tarr-Dombra, la forteresse gardant ouverte la meilleure route d'invasion pour les troupes de Gormoth. Un prêtre en robe noire qui se trouvait parmi les captifs. Vyblos, avait été libéré afin de servir de courrier. Il avait fait parvenir le message par des estafettes rapides lui-même ne tarderait pas à arriver pour relater l'événement de vive voix.

C'était évidemment ce Kalvan qui avait livré à Ptosphès le secret de la semence de feu. S'agissait-il d'un renégat de la Maison de Styphon ? Sesklos secoua la tête. Non, la plénitude du secret que Ptosphès avait décrit dans sa lettre n'était connue que des prêtres à robe jaune du Cercle Intérieur, des hauts-prêtres, des grands-prêtres et des archiprêtres. Si l'un de ceux-ci s'était enfui, la nouvelle en serait parvenue à Sesklos aussi vite que les relais l'eussent permis. Certes, un prêtre du Cercle Intérieur avait pu transcrire la recette, ce qui était formellement interdit, et celle-ci aurait pu tomber entre des mains impies, mais c'était peu vraisemblable. Les proportions étaient différentes : plus de salpêtre et moins de charbon. Il faudrait faire analyser le spécimen de Ptosphès. Quelque chose disait à Sesklos que ce produit était peut-être meilleur que la propre semence de feu de Styphon.

Alors ? Un homme qui avait redécouvert le secret avec ses seules ressources ? Ce n'était pas impossible, encore qu'il eût fallu bien des années et le travail de bien des prêtres pour améliorer le procédé, notamment en ce qui concernait la compression de la pâte et le concassage des pains. Il haussa les épaules. C'était secondaire. La chose importante était que le secret était éventé. Bientôt, tout un chacun fabriquerait de la semence de feu. Dés lors, la Maison de Styphon ne serait plus qu'un nom – et un objet de railleries.

Peut-être Sesklos pourrait-il retarder cette échéance jusqu'au moment où tout cela aurait cessé de le concerner. Il n'avait pas loin de quatre-vingt-douze ans et les années qui lui restaient à vivre étaient peu nombreuses. Or le monde s'achève pour l'homme qui meurt.

Il fallait écrire de toute urgence aux archiprêtres des cinq Grands Temples afin de leur exposer clairement la situation et leur donner carte blanche pour répandre la nouvelle aux oreilles de qui ils le jugeraient bon. Faire savoir aux souverains séculiers que la semence de feu, volée par des bandits, avait été passée en fraude et vendue. Enquêter sur-le-champ chaque fois qu'un rapport signalerait que quelqu'un collectait du soufre ou du salpêtre, construisait ou modifiait des moulins. Assassiner toute personne soupçonnée de détenir le secret.

Mais Sesklos ne se leurrait pas, ces mesures valaient seulement pour l'immédiat. Il importait d'imaginer quelque chose de plus efficace – et vite. Attention à ne pas faire courir la rumeur, en essayant de l'étouffer, que d'autres que les adeptes de la Maison de Styphon produisaient de la semence de feu. Convoquer le Grand Concile de tous les archiprêtres. On verrait cela plus tard.

Et, bien entendu, détruire sur-le-champ Hostigos. Anéantir tous ses habitants. N'épargner personne, pas même un esclave. Gormoth attendait que la moisson soit rentrée. Il fallait l'inciter à passer immédiatement à l'action. Envoyer à Nostor un archiprêtre de la Maison de Styphon sur Terre puisqu'une telle mission était manifestement au-delà des capacités de ce malheureux Vyblos. Pourquoi pas Krastoklès ? Fournir en abondance de la semence de feu, de l'argent et des armes à Gormoth.

Sesklos reprit la lettre de Vyblos. Gormoth avait reçu copie de la missive de Ptosphès – une copie rédigée de la main du châtelain de Tarr-Dombra, relâché sous promesse de rançon. Quoi ? Ptosphès avait confié à son ennemi le secret de la semence ? Le Prêtre Suprême se reprocha de ne pas l'avoir remarqué plus tôt. C'était là une initiative audacieuse et diaboliquement astucieuse.

Bien ! Krastoklès aurait une escorte de cinquante Gardiens du Temple à cheval placés sous le commandement d'un haut-prêtre voyageant incognito. Augmenter les subsides pour soudoyer les courtisans de Gormoth et ses capitaines mercenaires.

Ne pas oublier d'écrire tout spécialement au grand-prêtre du temple de la cité de Sask. Il était prévu d'utiliser le prince Sarrask comme contrepoids en face de Gormoth lorsque ce dernier se serait étendu après avoir conquis Hostigos. Eh bien, le moment était venu d'agir en ce sens. Gormoth était indispensable pour détruire Hostigos. Cette tâche accomplie, il faudrait le détruire à son tour.

Sesklos frappa à trois reprises sur le gong. Il songea de nouveau à ce mystérieux Kalvan. Ce n'était pas une affaire à prendre à la légère. Il importait de savoir qui était ce personnage, d'où il venait et avec qui il avait été en contact avant d'apparaître – le choix qu'avait fait Vyblos de ce mot l'intriguait – au pays d'Hostigos. Peut-être arrivait-il d'un pays lointain où l'on produisait couramment la semence de feu. Jamais Sesklos n'avait entendu parler d'un tel pays mais le monde pouvait fort bien être plus vaste qu'il ne l'imaginait.

À moins qu'il n'existât d'autres mondes ? C'était là une idée qu'il lui était parfois arrivé de caresser distraitement.