2
La pluie cessa une heure après leur arrivée à Fyk, un petit village bourré de soldats, éclairé par la lueur des feux. La population civile avait totalement disparu dès que la fusillade avait commencé. Une pièce de quatre livres était pointée sur la route, au sud, et l'on distinguait vaguement dans l'obscurité la silhouette d'une barricade improvisée. De temps à autre, un coup de feu claquait au loin. Il était facile de faire la différence entre les détonations sèches de la poudre fabriquée en Hostigos et celles de la semence de feu à combustion lente de la Maison de Styphon. Peut-être l'Oncle Loup n'avait-il pas tort d'affirmer que c'était une guerre entre les vrais dieux et le faux dieu Styphon. C'était aussi une guerre entre deux marques de poudre concurrentes.
Kalvan découvrit Verkan en compagnie d'un commandant de la force mobile dans l'une des maisons. Le premier portait une tunique de toile brune à capuchon, un court sabre d'abattis se balançait à son ceinturon, une poire à poudre et un sac à balles pendaient à son épaule. L'armure du second était noircie et enduite de suif. Une carte d'état-major tracée au fer rouge sur une peau de daim était étalée devant les deux hommes. Inventer le papier. C'était la millième fois que Kalvan portait cette rubrique sur son agenda mental.
« Nous sommes tombés sur un escadron d'une cinquantaine de cavaliers, » disait Verkan. « Nous les avons tués ou repoussés. Une demi-heure plus tard, il en est arrivé deux cents autres. Nous les avons écrasés. C'est alors que j'ai envoyé les estafettes à l'arrière. Le commandant Leukestros n'a pas tardé à arriver avec ses hommes et un canon – juste à temps pour stopper un nouvel assaut. Nous avons quelques cavaliers et quelques arquebusiers montés en avant et en flanc-garde. D'où les coups de feu que vous entendez. Il y a environ mille hommes à cheval à Gour et probablement toute l'armée de Sarrask derrière. »
« Je crains fort que nous ne passions pas la nuit au sec, » fit Kalvan. « Il faut former dès à présent notre ligne de bataille. Nous ne pouvons pas prendre de risques. Nous ne savons pas ce que l'adversaire nous réserve. »
Il repoussa la carte et se mit à griffonner des diagrammes sur la table blanchie à force d'avoir été récurée. Les canons à l'arrière, en colonne sur une route latérale au nord du village les pièces de quatre livres devant. Ne pas détacher les chevaux mais leur donner à manger et les faire se reposer tout sellés, prêts au départ. L'infanterie alignée de part et d'autre de la route à un demi-mille du village. La force mobile, au centre, la cavalerie sur les flancs et l'infanterie montée à l'arrière. Cet ordre de bataille était susceptible de se convertir instantanément en ordre de marche s'il fallait faire mouvement le lendemain matin.
Pendant près d'une heure, le reste des troupes continua d'affluer par petits paquets. Les hommes se reconstituèrent en unités et prirent position des deux côtés de la route au sud du bourg. La température s'était nettement réchauffée. C'était de mauvais augure ; cela annonçait du brouillard et Kalvan avait besoin d'une bonne visibilité lorsque la bataille s'engagerait. Des cavaliers qui tiraillaient en enfants perdus commencèrent à se rabattre sur la place ; ils signalèrent que les forces adverses, en grand nombre, accentuaient leur pression.
Au bout d'une heure le dispositif était en place. Les hommes étaient allongés sur l'herbe mouillée, sur des couvertures, sur tous les matelas qu'ils avaient pu récupérer au village. Les Saski avançaient. Les armes légères parlèrent quand ils se heurtèrent aux tirailleurs, puis ils se replièrent et se mirent à préparer à leur tour leur ligne de bataille.
Quel sale pétrin ! songea Kalvan avec écœurement. Il était couché sur une paillasse que Ptosphès et Harmakros avaient volée dans quelque chaumière abandonnée. Deux armées aveugles séparées par un no mans land de moins de mille mètres et qui attendaient le jour. Et quand le jour se lèverait…
Un canon tonna, devant et à gauche. Une déflagration sourde et étouffée. Le temps de deux battements de cœur et quelque chose éclata en arrière des lignes. Kalvan se mit à quatre pattes et, scrutant l'obscurité, il compta les secondes. Au bout de deux minutes, une flamme orange jaillit à sa gauche. Deux secondes plus tard, il entendit le départ. Disons environ huit cents mètres, à cent mètres près.
« Ils tirent un peu long, » dit-il à voix basse aux quatre officiers blottis sous la couverture qui se trouvait à côté de lui. « Passez la consigne : que la ligne d'attaque avance de trois cents pas. Et pas de bruit, un coup de dague pour celui qui parlera plus haut qu'un soupir. Harmakros, place la cavalerie et l'infanterie montée de l'autre côté du village. Et fais le maximum de vacarme cinq cents mètres derrière nous. »
Les officiers disparurent. Ptosphès et Kalvan prirent la paillasse et avancèrent de trois cents pas avant de la reposer à terre. Les troupes opéraient la même manœuvre avec, heureusement, un minimum de bruit.
Les canons saski tiraient toujours. D'abord, des cris de terreur simulée retentirent. C'étaient Harmakros et ses hommes. Soudain, une pièce tira presque en face de Kalvan. Le boulet passa au-dessus de sa tête et atterrit derrière lui avec le sifflement d'une épée qui s'abat. Le projectile suivant atterrit très loin à gauche. Huit canons tirant à deux minutes d'intervalle. Disons quinze minutes pour les charger. Ce n'était pas mal dans le noir et compte tenu du matériel dont disposaient les Saski. Kalvan, détendu, se coucha à plat ventre, le menton dans les bras. Harmakros ne tarda pas à les rejoindre, Ptosphès et lui. La canonnade ne s'interrompit pas, c'était une lente procession balayant le terrain de gauche à droite, et cela recommençait. À un moment donné, il y eut un vif éclair au lieu d'une lueur estompée et la déflagration fut beaucoup plus sèche. Bravo ! Une pièce avait explosé. Dés lors, les salves ne furent plus que de sept coups. Plus tard, on entendit comme un craquement. Un boulet qui avait frappé un arbre. Le tir adverse était inoffensif.
Finalement, la canonnade cessa. Le duel intermittent qui opposait, là-bas, les deux châteaux d'Esdreth s'était également arrêté. Kalvan ferma les yeux et sombra dans le sommeil.
Ptosphès, qui remuait, réveilla Kalvan. Il était courbaturé et avait la bouche mauvaise, comme tout le monde, amis ou adversaires. Il faisait encore nuit mais les ténèbres n'étaient pas tout à fait aussi noires et il distinguait vaguement les silhouettes de ses compagnons. Le brouillard !
Le brouillard, par Dralm ! Quelle malchance ! Le brouillard, alors que l'armée saski se trouvait à moins de cinq cents mètres. Il réduisait à néant l'avantage conféré par la mobilité et la supériorité de l'artillerie. Pas moyen de bouger, pas de place pour manœuvrer, une visibilité inférieure à une portée de pistolet. La puissance de feu des pétrinaux à canon rayé était elle-même neutralisée. La journée s'annonçait mal pour Hostigos.
Ils avalèrent leurs rations – pain dur, porc froid et fromage – en se faisant passer une gourde dont le vin était remarquablement bon (ce qui était surprenant) tout en parlant à mi-voix. D'autres officiers les rejoignirent en rampant et, bientôt, il y eut près d'une vingtaine de personnes entassées autour de la paillasse d'état-major.
« Ne pouvons-nous pas reculer un peu ? » demanda Mnestros, le « capitaine » mercenaire – sa responsabilité équivalait approximativement au grade de commandant – qui commandait la milice. « Notre position est intenable. »
« Ils nous entendraient, » répondit Ptosphès, « et le bombardement reprendrait. Et, cette fois, ils sauraient où tirer. »
« Pourquoi ne pas faire venir l'artillerie et tirer les premiers ? » suggéra quelqu'un.
« Même objection, » rétorqua Kalvan sur un ton sec. « Ils nous entendraient et ouvriraient le feu avant nous. Pour l'amour de Dralm, ne parlez donc pas si fort ! Il faut foncer et les étriper. »
Mnestros était un soldat qui s'en tenait au manuel. Sur le moment, la proposition le laissa indécis, mais il finit par s'y rallier.
« Nous sommes sur notre dispositif d'attaque. Nous savons où est l'ennemi et l'ennemi ne sait pas où nous nous trouvons. Il se figure certainement que nous sommes dans le village à en juger par leur tir de cette nuit. » La cavalerie en flanc-garde ? Il n'était pas d'accord. Selon le manuel en vigueur dans ce monde, la cavalerie devait être déployée sur toute la ligne entre des appuis d'infanterie.
« Oui, » fit Kalvan. « La moitié des compagnies mercenaires à chaque extrémité et une solide ligne d'infanterie, deux rangs de piques, puis des arquebuses et des pétrinaux pour tirer par-dessus la tête des piquiers. Verkan, que tes hommes passent la consigne. Tout le monde doit rester en place et garder le silence jusqu'à ce que nous puissions faire un bond en avant. Fais armer tous les bassinets et que les silex soient prêts à fonctionner. Nous avancerons en bloc. Pas un cri tant que l'ennemi ne nous aura pas vus. Je serai à l'extrême droite. Prince Ptosphès, le mieux serait que vous preniez le commandement du centre. Mnestros sera à la tête du flanc gauche. Harmakros, replie-toi de cinq cents mètres avec la cavalerie régulière, celle de la force mobile et cinq cents fantassins de la mobile, également. Si les Saski cherchent à nous envelopper ou à opérer une percée frontale, tu interviendras. »
À présent, Kalvan distinguait clairement les visages de ceux qui l'entouraient mais, au-delà d'une vingtaine de mètres, le brouillard engloutissait tout. On amena les chevaux. Il changea l'amorce des pistolets qui se trouvaient dans ses fontes et se munit de deux autres qu'il glissa dans la tige de ses bottes. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête au bruit qui s'élevait de la ligne d'attaque mais il réalisa que les Saski faisaient trop de tapage de leur côté pour s'en rendre compte. Il souleva la manchette de sa cotte de mailles pour regarder l'heure. Cinq heures quarante-cinq. Le soleil se lèverait dans une demi-heure. Après avoir serré la main à tout le monde, il se dirigea au petit trot vers le front des troupes.
Les soldats se levaient, roulaient en boudin capes et couvertures qu'ils suspendaient ensuite à leurs épaules. Le sol était jonché d'édredons, de paillasses et autres objets hétéroclites. Il ne devait plus rester la moindre literie à Fyk. Quelques-uns priaient Dralm ou Galzar, mais, d'après leur attitude, la plupart avaient l'air de penser que les dieux agiraient comme bon leur semblerait sans avoir à tenir compte des impertinentes suggestions des hommes.
Kalvan s'arrêta tout à l'extrémité de la ligne, à droite de l'infanterie régulière – cinq cents hommes disposés comme les autres sur quatre rangs de profondeur : deux rangs de piques et deux rangs de pétrinaux. La cavalerie mercenaire arrivait de derrière, par la droite – vingt rangs de cinquante cavaliers. Les premiers, lourdement armés, les bras protégés par des brassards et des cubitières au lieu de mailles, munis d'épais plastrons de métal, de heaumes à visière, étaient montés sur de vrais chevaux de brasseurs. Ils s'immobilisèrent derrière lui. Kalvan leur donna pour consigne de surveiller leur gauche, puis il se mit à flatter l'encolure de son cheval en lui parlant doucement.
Bientôt, un frémissement parcourut la ligne d'attaque. Kalvan sortit un long pistolet de sa fonte de droite, l'arma et secoua ses rênes. Le front des troupes s'ébranla. Les hommes du premier rang avançaient, la pique à la hanche, ceux du second rang la pique à la hauteur de l'épaule. Derrière, les pétrinaux étaient verticaux. Les sabots des chevaux chuintaient en écrasant la boue. Des formes émergeaient du brouillard – pins sauvages, bouquets d'herbe haute, une roue de charrette pourrissante, un crâne de bœuf blanchi – mais, au bout de vingt mètres, tout se fondait dans un néant gris.
Soudain, Kalvan se remémora comment était mort Gustave-Adolphe. Il s'était fait tuer à Lutzon en chevauchant à la tête de l'armée dans un brouillard semblable.
Une arquebuse claqua à sa gauche. C'était une charge de la semence de feu de Styphon. Une demi-douzaine de détonations crépitèrent en réponse – il s'agissait, pour la plupart, de la poudre profane de son invention – et des cris retentirent : « À bas Styphon ! » et « Sarrask de Sask ! »
Les piquiers se raidirent. Quelques-uns perdirent la cadence et durent sautiller sur place pour la rattraper. Ils étaient penchés sur leurs hampes, et les tubes des pétrinaux se hérissaient obliquement maintenant. La fusillade était comme un toit d'ardoise glissant interminablement. Puis il y eut un tintamarre assourdissant semblable au vacarme d'une tôle dégringolant sur un tas de ferraille.
L'usine à cadavres de Fyk était en plein rendement.
Mais, devant, c'était le silence. Le voile du brouillard reculait lentement, révélant une prairie piquetée de conifères que brisaient de petites ravines charriant une eau jaunâtre. Des nappes de pluie s'abattaient en face.
Cela n'allait pas du tout ! Les Saski occupaient une hauteur sur laquelle ils s'étaient tapis pour échapper au tir des pièces de moyenne portée. Et, maintenant, la rumeur de la bataille n'était pas seulement à gauche, mais derrière. Kalvan brandit son pistolet incrusté d'or.
« Halte ! Consigne pour le flanc gauche ne pas reculer ! »
Il savait ce qui s'était passé. Les deux lignes avancées adverses qui s'étaient formées dans l'obscurité, s'étaient imbriquées sur leur gauche. Il enveloppait une aile de l'ennemi et Mnestros, de l'autre côté, était enveloppé.
Kalvan se tourna vers deux lieutenants. « Foncez jusqu'à la ligne de feu. Trouvez un bon point de pivotement et que l'un de vous reste sur place. Le second reviendra en transmettant à la ligne d'attaque la consigne d'opérer une conversion à gauche. Le mouvement démarrera d'ici. Et que quelqu'un aille expliquer à Harmakros ce qui s'est passé s'il ne l'a pas déjà compris, ce qui m'étonnerait. En ce qui le concerne, liberté de manœuvre. À lui de juger. »
Désormais, chacun devrait se fier à son propre jugement. Mais où en était Mnestros ? Kalvan doutait fort des capacités intellectuelles du mercenaire dans une situation qui n'était pas prévue au manuel. Des siècles s'écoulèrent avant le retour du lieutenant qui avait répercuté la consigne. Dés qu'il entendit le galop de son cheval, Kalvan lança l'ordre d'opérer la conversion.
Les piques horizontales et les pétrinaux obliques à sa gauche conservaient leur alignement. La cavalerie martelait le sol détrempé derrière. Le terrain s'inclina, puis s'éleva de nouveau, Enfin, il devint plat et un souffle d'air frais caressa la joue de Kalvan.
Au moment où il lançait un cri d'avertissement, le brouillard se déchira – une brèche de cent mètres de diamètre d'où jaillit une horde de fantassins arborant le vert et or de Sarrask. Kalvan tira sur les rênes, vida son pistolet, le remit dans la fonte et empoigna celui qu'il avait en réserve. L'officier commandant l'infanterie régulière souffla dans son sifflet et hurla d'une voix qui dominait le tumulte :
« Feu pour le dispositif frontal ! Uniquement les rangs impairs ! »
Les piquiers du premier rang s'accroupirent aussitôt comme si tous étaient pris d'une crise de colique. Ceux du second rang ployèrent le genou, l'arme abaissée. Les pétrinaux du troisième rang crachèrent le feu et les hommes se baissèrent pour que ceux qui étaient derrière eux eussent le champ libre. Immédiatement après la seconde salve, les piquiers se relevèrent et foncèrent sur l'avant-garde déjà éprouvée de l'infanterie saski au cri de « À bas Styphon ! »
À cette vue, Kalvan enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et s'élança en hurlant : « Chargez ! »
Les mercenaires lourdement armés se précipitèrent à grand bruit derrière lui, brandissant leurs longues épées, des pistolets presque aussi gros que de petites carabines et écrasèrent le flanc ennemi avant qu'il ait pu se reconstituer. Kalvan abattit d'un coup de pistolet un piquier qui prétendait arrêter son cheval et tira sa rapière.
Puis le brouillard retomba et l'on ne vit plus que des silhouettes indistinctes qui s'efforçaient d'éviter les chevaux. Un cavalier saski surgit devant lui, le tirant presque à bout portant. La balle passa à côté de la cible mais des grains de poudre brûlants s'enfoncèrent dans la joue de Kalvan. Me voilà tatoué comme un mineur, songea-t-il en plongeant la pointe de son épée entre les mailles du protège-gorge de l'imprudent. Hausse-cols blindés : en doter les troupes montées aussitôt qu'on pourra commencer d'en produire. Le poignet endolori, il dégagea la lame et le Saski glissa doucement à bas de sa selle.
« Continuez ! Ne laissez pas l'ennemi vous ralentir ! »
Dans une telle pagaille, une cavalerie qui s'enlise est une cavalerie perdue. Sa meilleure arme est l'élan du cheval au galop et, si l'on perd cet élan, il faut au moins trente mètres pour le reconquérir. Si seulement on pouvait croiser les chevaux avec des lièvres ! Mais il n'y avait rien à faire contre cet inconvénient. Les lanciers et les mousquets qui se trouvaient derrière les rangs lourds étaient bloqués par un hérissement de piques. Kalvan sortit rapidement sa monture de ce bourbier et se retrouva à l'extrémité d'une ligne d'infanterie de la force mobile. Les hommes avaient de courtes arquebuses et des lances de cavalerie à la place de piques. Il leur donna pour instructions d'aider leurs camarades à cheval à se dégager. Soudain, il se rendit compte qu'il avançait perpendiculairement à la route. Cela signifiait qu'il faisait face à l'est et non au sud – et que c'était là l'axe de la bataille puisque le bruit des combats venait de sa droite et de sa gauche. La cavalerie lourde mercenaire était à présent hors de vue.
Du brouillard émergea un cavalier qui, au cri de « À bas Styphon ! » fonça sur lui, l'épée levée. Il eut à peine le temps de faire dévier la lame et de crier à son tour : « Ptosphès ! »
Quelques instants plus tard, il répéta ce nom.
« Ptosphès ! Par Dralm, comment se fait-il que vous soyez là ? »
« Kalvan ! Je suis bien content que tu aies esquivé le coup ! Où sommes-nous ? »
« Tout ce foutu axe de bataille a pivoté de quatre-vingt-dix degrés. Le saviez-vous ? »
« Cela ne m'étonne pas. Notre aile gauche n'existe plus. Mnestros est mort. Je le sais par un officier qui a vu son cadavre. L'extrême gauche de l'infanterie a été balayée. Les survivants et ce qui reste des miliciens en appui-feu à l'arrière regroupés par Harmakros constituent à présent notre aile gauche. »
« L'aile gauche de l'ennemi n'est pas en meilleur état. J'ai opéré une diversion et je l'ai broyée. Qu'est il advenu des cavaliers qui se trouvaient à gauche ? »
« Dralm seul le sait ! Je suppose qu'ils s'en sont tirés. »
Ptosphès sortit un de ses pistolets et prit une poire à poudre fixée à son ceinturon. « Surveille mes arrières, Kalvan, veux-tu ? »
Il sortit l'un de ses deux pistolets d'arçon. « Apparemment, la bataille s'éloignait. De toutes parts, cependant, leur parvenaient des cris confus, des appels, des bruits métalliques. Soudain, un coup de canon retentit, le premier de la matinée. Kalvan estima que cela venait du village. C'était une pièce de huit livres et il s'agissait certainement de poudre made in Hostigos. Deux autres déflagrations succédèrent à la première. »
« Ce doit être Harmakros, » dit Ptosphès.
« J'espère qu'il sait sur quoi il tire. » Kalvan mit une amorce dans un pistolet, rangea celui-ci et se prépara à faire subir la même opération au second. « Où serons-nous le plus utiles ? »
Ptosphès avait terminé de charger ses armes d'arçon. Il prit un autre pistolet dans sa batte. « Essayons de récupérer quelques cavaliers et mettons-nous à la recherche de Sarrask. Je voudrais bien le tuer ou le capturer de mes mains. Alors, je pourrais valablement prétendre au trône de Sask. Si seulement ce maudit brouillard daignait se lever ! »
Un fracas retentit à droite, au sud de la route. On aurait dit une fabrique de chaudières qui se mettait au travail. Les coups de feu étaient rares – les armes étaient vides et nul n'avait le temps de les recharger. C'était seulement un froissement d'acier et une confuse rumeur de voix. Le vent, à présent, transformait le brouillard en charpie humide mais plus il chassait ces guenilles, plus la brume s'épaississait, Pourtant, il y avait un espoir, la tache jaune et brouillée du soleil cherchait à percer dans le ciel.
« Je t'en supplie, Lytris, dépêche-toi ! » s'exclama Kalvan, invoquant la déesse du temps. « Nettoie-moi tout çà ! Dans quel camp combats-tu ? »
Ptosphès finissait de charger le second de ses pistolets de réserve. Soudain, il lança à l'adresse de Kalvan : « Attention derrière ! » et faillit laisser tomber l'amorce. Il referma le bassinet et arma le ressort. C'étaient une vingtaine d'hommes de la cavalerie lourde. Le sergent qui les commandait ne savait pas où il était.
Kalvan ne le savait pas mieux que lui. Il glissa son pistolet dans la tige de sa botte et tira son épée. Toute la troupe se mit en marche en direction de la bataille.
Kalvan était persuadé qu'ils continuaient d'avancer vers l'est, mais, tout à coup, il s'aperçut que son cheval piétinait des édredons, des couvertures, les matelas dont les soldats avaient vidé les maisons du village la veille au soir. Il regarda à gauche, à droite. Ptosphès comprit et poussa un juron.
Le front avait pivoté de cent quatre-vingts degrés. Chacune des deux armées se trouvait sur les positions de départ de l'autre. Celle qui lâcherait pied s'enfoncerait en territoire ennemi quand sonnerait l'heure de la déroute. Galzar avait dû faire la grasse matinée, songea-t-il irrévérencieusement.
En tout cas, le brouillard était en train de se dissiper définitivement. Le soleil le baignait d'or ; les haillons de brume grisâtre qui voletaient encore à la ronde étaient de moins en moins nombreux, de plus en plus effilochés. La visibilité maintenant s'étendait au-delà de cent mètres.
Une ligne de bataille s'étirait à l'est de Fyk. Ils arrivèrent derrière un enchevêtrement de miliciens, de réguliers et de mobiles, confondus en un magma où toute trace d'organisation avait disparu. La cavalerie mobile arpentait le terrain en quête d'un éventuel point faible pour opérer une percée.
« Qui avez-vous devant vous ? » cria Kalvan à un officier à pied.
« Comment le saurais-je ? C'est la même pagaille que chez nous. »
Avant que Kalvan ait eu le temps de répondre, un vacarme assourdissant s'éleva à sa gauche. C'était comme si toutes les fabriques de chaudières de la création s'étaient mises en marche en même temps. Il échangea un regard avec Ptosphès et murmura : « On dirait qu'il y a du nouveau. Eh bien, allons voir ! »
Ils se mirent en route avec l'élément de la cavalerie lourde qu'ils avaient récupéré. Aux mots d'ordre de « À bas Styphon ! » et de « Ptosphès ! » se mêlait le nom de « Sarrask de Sask !… Et des Balthamés ! frappaient aussi leurs oreilles. Ce devait être la suite que le frère de Balthar, prince putatif de Sashta, avait dépêchée à Sask. D'après ce que savait Kalvan, elle représentait quelque deux cent cinquante hommes. Soudain, un nouveau cri fusa : « Trahison ! Trahison ! »
En voilà une chose à crier sur le champ de bataille ! Et dans le brouillard, de surcroît ! Kalvan se demandait qui était censé trahir qui lorsqu'il vit, lui barrant le chemin, l'infanterie hostigi. Elle lui tournait le dos, massée perpendiculairement à la ligne de front. Elle ne battait pas en retraite, quelque chose la refoulait, simplement. À travers les effilochures du brouillard, Kalvan distingua derrière les fantassins une troupe de cavaliers dont certains portaient par-dessus leur armure une tunique noir et jaune pâle. Ce devait être la cavalerie de Balthamès. Les Beshti tiraient indistinctement sur tout ce qu'ils avaient devant eux et maniaient l'épée sans discrimination. Des Saski, reconnaissables à leurs ornements vert et or, étaient mêlés à eux et ils décousaient du Beshti aussi bien que de l'Hostigi. Kalvan, Ptosphès et les mercenaires de leur escorte n'avaient qu'à rester tranquillement sur leurs chevaux et à les canarder à coups de pistolet par dessus la tête de l'infanterie.
Finalement, la percée – si c'en avait été une – fut stoppée. Les fantassins hostigi cernèrent la troupe, chargeant à la pique et à l'arquebuse. De nouveaux cris éclatèrent : « Nous nous rendons, camarades ! », « Gloire à Galzar ! » et « Camarades, épargnez les mercenaires ! »
« Est-ce qu'on les poursuit ? » demanda Ptosphès.
« Il vaut mieux pas. Ils vont dans la bonne direction. Qu'a-t-il bien pu se passer ? »
Ptosphès éclata de rire. « Comment le saurais-je ? Je me demande s'il y a effectivement eu trahison. »
« Eh bien, fonçons ! » Kalvan haussa la voix. « En avant ! Une brèche se présente, profitons-en ! »
D'un seul coup, le brouillard se dissipa totalement. Le soleil se mit à luire dans un ciel pur et le versant de la montagne, plus proche que Kalvan ne le croyait, brilla de toutes les couleurs de l'automne. Les bouffées cotonneuses et les traînées blanchâtres qui s'étiraient au sol étaient seulement des nuages de poudre. Tel un laager boer, le village de Fyk, à gauche, était ceinturé de chariots militaires hérissés d'arquebuses. C'était le point d'appui où Harmakros avait regroupé les épaves de l'aile gauche.
Les Hostigi avançaient, la piétaille marchant au pas de chasseur encadrée par la cavalerie et, devant, les lignes saski se désagrégeaient. Individuellement, par petits groupes ou par compagnies entières, les combattants tournaient les talons et se débandaient pour essayer de rejoindre leurs camarades qui, au nombre de deux ou trois mille, avaient formé le carré. Déjà, la cavalerie hostigi était à pied d'œuvre pour enfoncer ce hérisson sur lequel, d'autre part, tiraillaient les voltigeurs de Verkan. La cavalerie saski était invisible. Elle avait certainement profité de la trouée pour foncer vers le sud.
Trois canons de quatre livres, venus du village et tirés par des chevaux lancés au galop, apparurent, se mirent en position et commencèrent à cracher leur mitraille. Quand deux autres pièces de huit livres arrivèrent en renfort, un peu plus calmement, on vit s'agiter des casques à la pointe des épées et se lever les pétoires.
Le combat avait entièrement cessé derrière Kalvan. Les Hostigi, éparpillés au milieu des buissons et des blés piétinés, soignaient leurs blessés, s'assuraient des prisonniers, dépouillaient les cadavres, récupéraient les armes – bref, se livraient aux habituelles corvées d'après la bataille. Mais la bataille n'était pas encore finie. Kalvan se demandait avec inquiétude où avait bien pu passer la cavalerie saski. Il redoutait qu'elle ne se regroupe pour lancer une contre-attaque. Soudain, il aperçut une grosse colonne de cavaliers venant du sud. Il cria aux hommes qui se trouvaient le plus prés de lui d'abandonner ce qu'ils étaient en train de faire pour se préparer à mériter leur solde, quand il remarqua que les guidons des lances, les caparaçons et les écharpes des cavaliers étaient bleu et rouge.
Enlevant son cheval, il se porta à la rencontre des arrivants.
C'étaient des mercenaires et des réguliers hostigi encadrant un grand nombre de prisonniers vert et or dont le casque était accroché à l'arçon de la selle.
« Galzar soit loué ! Vous êtes vivant, seigneur Kalvan ! » s'écria à sa vue un capitaine qui chevauchait en tête. « Où est le prince ? »
« Au village, en train d'essayer de mettre un peu d'ordre dans cette pagaille. Jusqu'où êtes-vous allés ? »
« Presque jusqu'à Gour. Plus d'un millier d'ennemis se sont échappés. Ils ne s'arrêteront pas avant la cité de Sask. Ceux que nous avons capturés avaient des chevaux peu rapides. Il se peut que Sarrask se soit enfui. Balthamès, en tout cas, a pris la fuite. »
« Dralm, Galzar et tous les vrais dieux maudissent cette canaille de Beshti, » proféra un prisonnier.
« Que les diables dévorent éternellement son âme ! Sa stupidité nous a coûté la bataille et seul Galzar sait combien il y a de morts et d'estropiés. »
« Que s'est il passé ? J'ai entendu crier à la trahison. »
« Oui, et cela a été le signal qui a fait fondre sur nous toute une bande de démons, » dit le Saski. « Vous voulez savoir ce qui s'est produit ? Eh bien, voici : dans l'obscurité, quand elle s'est formée, notre aile droite s'est étendue beaucoup plus loin que votre aile gauche. À en juger par la suite des événements, j'imagine qu'il en a été de même de votre côté. Notre flanc droit a dispersé votre cavalerie et écrasé votre infanterie. Tout allait très bien. C'est alors que ce Beshti amateur de petits garçons – nous nous chargeons de nos ennemis mais que Galzar nous garde de nos alliés ! – s'est élancé avec ses hommes et pas loin d'un millier de nos mercenaires sur les talons de vos cavaliers. Une course à l'échalote qui l'a mené presque jusqu'à Esdreth. Vous savez ce qui s'est passé entre-temps. Notre aile droite a télescopé votre aile gauche votre aile droite, notre aile gauche et la ligne de bataille ont tourné comme une roue. Nous avons fait une volte-face complète. Alors, cet animal de Balthamès s'est rué sur nos arrières, persuadé d'être le héros du jour Comme si cela ne suffisait pas, cet abruti ne crie pas « Sarrask de Sask ! » comme il devrait le faire ! Non, il crie « Balthamès ! » Pour le flatter, ses hommes et les mercenaires ont repris la même chanson. Vous n'ignorez pas que personne ne peut avoir confiance dans un Beshti. Tout le monde a cru que le bougre avait retourné sa veste et quelqu'un a crié à la trahison. J'en ai fait autant, moi aussi, je ne le nie pas, après qu'un Beshti m'eut presque embroché de sa lance alors que je m'époumonais à brailler « Sarrask ! » Et cela a été la débandade. Au cours de la déroute, je suis tombé sur des mercenaires de Hos-Ktemnos. Nous avons presque atteint Gour, où nous avons essayé de nous accrocher, mais nous avons succombé sous le nombre et c'est ainsi que nous avons été faits prisonniers. »
« Sarrask s'est il échappé ? Galzar sait à quel point je désire le saigner, mais je tiens à le faire correctement. »
Le Saski l'ignorait. Au cours de la bataille, il ne s'était jamais trouvé à proximité des membres de la garde personnelle du prince de Sask, reconnaissables à leur armure d'argent.
« Au fond, il ne faut pas rejeter tout le blâme sur le duc Balthamès, » dit Kalvan. Il lança un coup d'œil à la ronde, une bonne vingtaine de Saski et de mercenaires prisonniers étaient à portée de sa voix. Si nous devons avoir une guerre de religion, autant commencer tout de suite, se dit-il. « Notre victoire est l'œuvre des vrais dieux ! Voyons ! Qui a fait venir le brouillard sinon Lytris, la déesse du temps ? Qui a semé la confusion dans l'esprit de vos capitaines en disposant nos lignes en ordre de bataille et qui a fait tirer vos artilleurs trop loin, de sorte que nous n'avons pas eu de pertes, sinon Galzar Tête de Loup, le Juge des Princes ? Et qui, sinon le Grand Dralm en personne ; a brouillé la cervelle de ce pauvre Balthamès, l'incitant à se lancer dans une folle poursuite, de sorte qu'il vous a finalement attaqués dans le dos ? Enfin, » conclut-il en haussant le ton, « enfin, les vrais dieux ont levé leurs bras puissants contre Styphon le menteur et contre les blasphémateurs de la Maison de Styphon ! »
Il y eut des « Ainsi soit-il ! » murmurés, dont certains qui sortaient de la bouche de Saski prisonniers. La cote de Styphon avait perdu pas mal de points. À présent, cela suffisait, que ceux qui avaient entendu cette péroraison rejoignent le reste des captifs et qu'ils parlent !