CINQ
Après cette conversation, Morrison nota un subtil changement d'attitude à son égard. Parfois, il surprenait Rylla en train de le regarder avec un respect mêlé de compassion. Chartiphon se contenta de lui serrer la main en affirmant : « Vous vous plairez ici, seigneur Kalvan. » Et Morrison trouvait amusant d'accepter qu'on lui donnât ce titre comme s'il le portait de naissance. Le prince Ptosphès lui dit négligemment : « Xentos m'a fait part de certaines choses dont tu ne désires pas parler. Personne ne t'importunera avec cela. Nous sommes tous heureux de ta présence parmi nous et souhaitons que tu ne nous quittes jamais. »
Les autres le traitaient avec une profonde déférence. Selon la version officielle, il avait été prince d'un pays lointain situé par-delà l'océan Occidental, à proximité des Terres Froides, et il avait été chassé de son trône par trahison, c'était l'ancien pays miraculeux oublié, c'était la Demeure des Dieux, Et Xentos avait confié à Mytron, qui l'avait répété à tout un chacun, que le seigneur Kalvan avait été envoyé en Hostigos par Dralm.
Dès qu'il fut à nouveau sur pied, Calvin fut installé dans un vaste appartement et l'on mit des serviteurs à sa disposition, on lui donna des vêtements – plus qu'il n'en avait jamais possédé – et de bonnes armes. Rylla lui fit personnellement cadeau de ses propres pistolets ; ils mesuraient soixante centimètres de long mais ne pesaient pas plus que son 38 spécial et leur canon s'effilait pour n'être guère plus épais qu'une feuille de papier au niveau de la gueule. La platine fonctionnait comme un briquet à amadou : il y avait un silex qui s'appuyait avec force sur une molette mobile comme dans les systèmes à rouet, mais le mécanisme était plus simple et plus efficace.
« C'est avec l'un d'eux que j'ai tiré sur toi, » lui dit-elle.
« Si tu ne m'avais pas blessé, j'aurais poursuivi ma route après la bataille et je ne serais jamais venu à Tarr-Hostigos. »
« Peut-être cela aurait-il mieux valu pour toi ? »
« Non, Rylla. C'est la chose la plus merveilleuse qui me soit jamais arrivée. »
Elle rougit légèrement et se tut. Il jugea préférable d'en rester là pour le moment.
Quand il fut en état de marcher, il sortit pour regarder les soldats faire l'exercice, ils ne portaient rien qui ressemblât à un uniforme en dehors d'une cravate ou d'une écharpe bleu et rouge, couleurs du prince de Ptosphès. Les armes d'Hostigos étaient un fer de hallebarde d'azur sur champ de gueules. Les fantassins avaient des casaques de grosse toile garnies de plaques de métal, des brigandines, voire, mais plus rarement, des cottes de mailles, et leurs casques n'étaient pas tellement différents de celui que Morrison avait eu en Corée. Si quelques-uns semblaient être des militaires de métier, la plupart étaient des recrues paysannes dont l'armement se composait de longues piques ou, le plus souvent, de hallebardes, d'épieux, de lames de faux à la soie redressée emmanchées à une hampe de deux mètres cinquante de long, ou de cognées.
Il y avait à peu près une arme à feu pour trois armes d'hast : d'énormes mousquets d'un mètre cinquante à un mètre quatre-vingts, de 6 à 8 de calibre, fonctionnant posés sur une petite fourche ; des arquebuses de 16 à 20 pouces, à peu prés de la même taille et du même poids que le M- l Garrand ; et des pétrinaux ayant sensiblement les dimensions du Brown Bess de la guerre de Sécession ou du fusil des campagnes napoléoniennes. Tous étaient équipés de la même curieuse platine à pierre à rétroaction et Morrison se demandait si elle avait inspiré le briquet à amadou ou bien si c'était l'inverse. L'infanterie comprenait également pas mal d'arbalétriers.
Les cavaliers portaient des casques à haut cimier et des cuirasses ; ils étaient armés d'épées et de pistolets – une paire dans les fontes et, fréquemment une autre paire dans les bottes. Presque tous avaient en outre un court mousqueton ou une lance. Apparemment, c'étaient uniquement des réguliers. Une chose ne manquait pas d'intriguer Morrison : alors que les arbalétriers s'entraînaient constamment, il ne voyait jamais tirer une arme à feu sur cible. Peut-être la pénurie de poudre était-elle l'un des soucis de ces gens.
Quant à l'artillerie, elle était dérisoire, au XVIe siècle de son propre temps, elle eût été démodée depuis longtemps. Les canons étaient faits de lames de fer forgé soudées ensemble et renforcées par des colliers métalliques serrés à retrait. Ils n'étaient même pas équipés de tourillons, de toute évidence, c'était une idée qui n'était jamais venue à l'esprit de personne, ici. Ce qui équivalait à l'artillerie de campagne se réduisait à quelques pièces fixées à de longues poutres, sortes d'affûts démesures, et que l'on halait sur des chariots à quatre roues, tirant des projectiles allant de quatre à douze livres. Les canons de forteresse constituant les défenses du château étaient plus gros ; il y avait d'énormes bombardes qui lançaient des boulets de pierre de cinquante, cent et même cent cinquante livres.
Du matériel du XVe siècle. Le même que celui avec lequel Henry V avait pris Hartleur. Et l'artillerie que John Bedford avait à Orléans était sans doute meilleure. Morrison décida d'avoir une conversation là dessus avec Chartiphon.
Il apporta la colichemarde qu'il s'était appropriée au soir de son arrivée au forgeron du château, lui demandant de la meuler pour en faire une rapière. Le forgeron crut avoir affaire à un fou. Ensuite, il dénicha deux épées d'exercice en bois et fit un assaut de démonstration avec un lieutenant de cavalerie qui, convaincu, exigea aussitôt une rapière, lui aussi ; le forgeron leur promit de leur en façonner à chacun une conforme aux spécifications de Morrison. Celle de ce dernier fut prête le lendemain. Le forgeron était déjà débordé de commandes : tout le monde voulait sa rapière.
Presque tous les objets de première nécessité pouvaient être fabriqués dans les ateliers du château ou de la cité et un compte illimité lui était apparemment ouvert auprès des artisans. Aussi commença-t-il à se demander si c'était seulement de l'hospitalité envers l'étranger prétendument venu de la Demeure des Dieux ou si ses hôtes n'attendaient pas quelque chose de lui en retour. Mais personne n'en parlait. Peut-être était-ce lui qui était censé soulever la question le premier.
Il la posa un soir alors qu'il prenait le digestif dans le cabinet de travail du prince en compagnie de celui-ci, de Rylla, de Xentos et de Chartiphon.
« Vous êtes coincés entre deux ennemis – Gormoth de Nostor et Sarrask de Sask – ce qui est inconfortable. Vous m'avez accueilli et adopté. Que puis-je faire pour vous aider contre eux ? »
« Ce serait plutôt à toi de nous le dire, » répondit Ptosphès. « Nous ne voulons pas évoquer certains sujets qui te sont pénibles mais ton peuple était sans nul doute fort savant, Kalvan. Tu nous as déjà enseigné diverses choses. La technique de l'estoc…» Ptosphès jeta un coup d'œil admiratif à sa nouvelle rapière qu'il avait posée à côté de lui «…l'art de monter les canons que tu as montré à Chartiphon. Que peux tu nous apprendre d'autre ? »
Beaucoup de choses, songea Morrison in petto. À Princeton, son professeur favori – dont il était l'élève préféré – était celui d'Histoire. Et c'était un professeur hors du commun. Au milieu du XXe siècle, la plupart des universitaires avaient envers la guerre la même attitude que leurs homologues victoriens envers la sexualité : c'était une de ces tristes réalités dont les gens bien élevés ne parlaient pas et, si l'on en détournait les yeux, peut-être que cette horreur disparaîtrait toute seule. Ledit professeur n'était pas de cet avis. Ce qui se passait dans les cloîtres, les hôtels de ville, les Parlements et les conseils des Grands avait son importance mais n'entrait jamais en vigueur qu'après avoir été ratifié sur le champ de bataille. Et il mettait l'accent sur l'aspect militaire de l'Histoire. Aussi un jeune étudiant pennsylvanien du nom de Morrison qui se préparait, chose plaisante, à embrasser la carrière ecclésiastique, s'était-il plongé dans la lecture de l'Art de la Guerre de Sir Charles Oman au lieu de piocher les traités d'éloquence sacrée, d'exégèse biblique et les directives sur les méthodes d'organisation des mouvements de jeunesse.
« Je ne peux pas vous dire comment fabriquer des armes comme mon revolver à six coups, ni comment confectionner les munitions qu'il utilise, » commença-t-il avant d'essayer d'expliquer en termes aussi simples que possible ce qu'était la production en série et l'industrie mécanisée. Ses interlocuteurs l'écoutaient avec autant d'incompréhension que de stupéfaction. « Néanmoins, je pourrai vous faire voir différentes choses que vous serez à même de réaliser avec ce dont vous disposez. Par exemple, nous traçons des sillons en spirale à l'intérieur des âmes de canon pour que le projectile soit animé d'un mouvement de rotation. Les canons ainsi traités sont plus puissants, tirent plus droit et ont une portée plus grande que les canons à âme lisse. Je pourrai aussi vous apprendre à construire des canons plus mobiles que ceux que vous avez, se chargeant et faisant feu beaucoup plus rapidement. »
Morrison s'interrompit pour ajouter qu'il n'avait jamais vu d'exercices de tir. « Sans doute est-ce parce que vous avez très peu de poudre – de semence de feu, comme vous l'appelez – n'est-ce pas ? »
« Il n'y a pas assez de semence de feu dans tout le pays d'Hostigos pour une seule salve de toutes les pièces du château, » répondit Chartiphon. « Et il n'est pas possible d'en obtenir davantage. Les prêtres de Styphon ont décrété le blocus et ne nous en fournissent pas alors qu'ils expédient convoi sur convoi à Nostor. »
« Est-ce à dire que vous dépendez d'eux ? Vous êtes incapables de fabriquer de la poudre par vous-mêmes ? »
Ils le dévisagèrent comme s'ils avaient affaire à un crétin congénital.
« Personne ne peut fabriquer la semence de feu en dehors des prêtres de Styphon, » lui expliqua Xentos. « C'était à cela que je pensais quand je t'ai dit que la Maison de Styphon détient un grand pouvoir. Avec son aide, ses adorateurs, seuls capables de produire la semence, dominent les Grands Rois eux-mêmes. »
« Que Dralm me damne ! »
La Maison de Styphon suscitait en lui le respect que tout bon policier accorde à son corps défendant à un truand de haute volée. C'était un racket d'un excellent rapport ! Rien d'étonnant à ce que le territoire fût divisé en cinq Grands Royaumes qui étaient chacun un panier de crabes où s'affrontaient princes belliqueux et petits hobereaux ! La Maison de Styphon voulait qu'il en fût ainsi : c'était bon pour le commerce. Bien des choses commençaient à devenir claires. Si la Maison de Styphon, par exemple, avait le monopole de l'armement comme elle avait celui de la production des poudres, cela pouvait expliquer la perfection des armes portatives ; elle veillait à ce que ceux qui manquaient de semence de feu n'aient pas l'ombre d'une chance face à ceux qui en avaient. Mais dans le même temps, elle freinait les progrès en matière d'artillerie : la Maison de Styphon était contre les guerres sanglantes et destructrices, néfastes pour le commerce. Elle voulait seulement des guerres où l'on brûlait beaucoup de poudre. C'était sans doute le pourquoi de toutes ces bombardes, grosses dévoreuses de semence de feu.
Et rien d'étonnant non plus si les gens d'Hostigos se faisaient du mauvais sang : ils se savaient sous la menace d'une guerre d'extermination où ils ne seraient pas les plus forts.
Morrison reposa sa coupe et éclata de rire.
« Vous croyez que personne, en dehors des prêtres de Styphon, n'est capable de fabriquer de la semence de feu ? » Tous ceux qui étaient présents connaissaient la version confidentielle de son origine supposée. « Dans mon époque, les enfants eux-mêmes savaient comment s'y prendre. » (Ceux, tout au moins, qui avaient fait de la chimie au lycée, un jour, Morrison avait failli être renvoyé du sien…) « Je peux en fabriquer sous vos yeux, sans bouger de cette pièce. » Il remplit à nouveau sa coupe.
« Mais ce serait un miracle ! » s'exclama Xentos. « Seule la puissance de Styphon…»
Morrison le coupa : « Ton Styphon n'est qu'un imposteur ! Un faux dieu ! Et ses prêtres sont des filous et des menteurs ! »
Ces paroles scandalisèrent Xentos : bon ou mauvais, un dieu était un dieu et on ne devait pas parler d'un dieu sur ce ton.
Morrison continua : « Voulez-vous une démonstration ? Mytron a tout ce dont j'ai besoin dans son infirmerie. Il me faut du soufre et du salpêtre. » Mytron lui avait prescrit du soufre et du miel (la mélasse était inconnue, ici) et le salpêtre était censé rafraîchir le sang. « Et puis du charbon de bois, un mortier et un pilon de cuivre, un tamis à farine avec un récipient idoine et une balance. » Il prit un gobelet inutilisé. « Cela ira pour faire le mélange. »
À présent, ils le regardaient comme s'il avait trois têtes et une couronne d'or sur chacune.
« Vite ! Que l'on apporte tout cela ! » ordonna Ptosphès à Xentos. Et, renversant la tête en arrière, le prince éclata de rire. Un rire où perçait peut-être une pointe d'hystérie, mais c'était la première fois que Morrison l'entendait rire.
Chartiphon asséna un coup de poing sur la table. « Ah ! ah ! Gormoth ! Maintenant, on va voir qui aura raison de qui ! »
Xentos sortit. Morrison demanda un pistolet et Ptosphès en prit un dans une petite armoire. Il était chargé. Morrison ouvrit le bassinet, le vida sur une feuille de parchemin et approcha un tison de la poudre. Celle-ci, en se consumant, roussit le parchemin, ce qu'elle n'aurait pas dû faire, et laissa beaucoup de résidus noirs. Styphon n'était pas un fournisseur très honnête : pour abaisser le prix de revient de son produit, il mettait une trop grande quantité de charbon de bois et pas assez de salpêtre. Morrison porta sa coupe à ses lèvres. Soixante-quinze pour cent de salpêtre, quinze pour cent de charbon, dix pour cent de soufre…
Xentos réapparut en compagnie de Mytron avec un seau de charbon de bois, deux vases en terre et divers autres articles. Il avait l'air un peu pris de vertige. Quant à Mytron, il avait peur et se faisait un point d'honneur d'essayer de ne pas le montrer. Morrison lui ordonna de broyer du salpêtre dans le mortier. Le soufre était déjà réduit en poudre. À la fin de l'opération, il eut à peu près la valeur d'un quart de litre de mélange.
Chartiphon protesta : « Mais c'est seulement de la poussière ! »
« Oui. Il faut la mouiller, en faire une pâte que l'on presse pour la transformer en pains qui, une fois secs, sont concassés. Il n'est pas possible de procéder à toutes les opérations ici. Mais le mélange va s'embraser. »
Jusqu'en 1500 environ, on ne connaissait la poudre que sous cette forme, le pulvérin. On l'utilisait encore pour les canons longtemps après que l'on eut commencé à employer de la poudre en grains pour les armes légères. En 1588, le duc de Medina-Sidonia avait été fort aise que la Grande Armada eût été dotée de poudre granulée pour arquebuses et non de pulvérin.
Morrison amorça le pistolet avec une pincée de mélange, visa une bûche à demi brûlée dans la cheminée et appuya sur la détente. Dehors, quelqu'un poussa un cri, des pas sonnèrent dans le hall et un hallebardier fit irruption dans la pièce.
« Le seigneur Kalvan nous montre quelque chose avec un pistolet, » lui expliqua Ptosphès. « Il y aura peut-être d'autres coups de feu. Que personne ne s'inquiète ! »
Le garde fit demi-tour et referma la porte.
« Bien, » reprit Morrison. « Maintenant, essayons de tirer. » Il introduisit dans l'arme une charge à blanc, se servant d'un bout de chiffon comme bourre, et la tendit à Rylla. « À toi l'honneur. Nous allons être témoins d'un grand moment de l'histoire d'Hostigos, du moins je l'espère. »
La jeune fille abaissa le percuteur, mit la pierre en place, braqua le pistolet sur l'âtre et fit jouer la détente. La détonation fut un peu moins forte que la première mais le coup partit. On fit ensuite un essai avec une balle, qui s'enfonça d'un centimètre dans la bûche. Tout le monde s'affirma enchanté de l'expérience. La pièce était pleine de fumée, chacun toussait à qui mieux mieux mais personne ne s'en souciait. Chartiphon alla ouvrir la porte pour ordonner qu'on apporte du vin.
Rylla jeta ses bras autour du cou de Morrison.
« Kalvan ! C'est vrai… tu as réussi ! »
« Mais vous n'avez pas dit de prières, » balbutia Mytron. « Vous avez juste fabriqué de la semence de feu. »
« Eh oui ! Et, bientôt, tout le monde en fera autant. C'est simple comme bonjour. » Et ce jour-là, songea-t-il, les prêtres de Styphon n'auront plus qu'à mendier dans la rue.
Chartiphon voulut savoir quand on serait prêt à marcher sur Nostor. « Pour cela, » lui répondit Ptosphès, « nous aurons besoin de plus de semence de feu que Kalvan peut en fabriquer sur cette table. Il nous faut du salpêtre, du soufre et du charbon. Nous allons devoir apprendre aux gens à trouver le soufre et le salpêtre, à les pulvériser et à les doser. Nous aurons besoin d'une foule de choses que nous n'avons pas et les outils pour les façonner. Or Kalvan est le seul à connaître tous ces procédés, et il n'y a qu'un Kalvan. »
Dieu soit loué ! Quelqu'un avait quand même tiré profit de ses conférences sur la production !
« Je crois que Mytron a quelques idées. » Morrison désigna du doigt les vases contenant le soufre et le salpêtre. « Où as-tu trouvé ces ingrédients ? »
Mytron avait avalé une première coupe de vin d'un trait. La seconde, il l'avait vidée en trois gorgées et il était à présent en train de s'expliquer avec la troisième. Il se remettait à vue d'œil de son émoi.
Ses propos confirmèrent à peu prés ce que Morrison pensait. Le salpêtre se trouvait en blocs grossiers sous les tas de fumier et on le raffinait ensuite. Le soufre était obtenu par évaporation des eaux des sources sulfureuses de la vallée du Loup. En entendant cela, Ptosphès se mit à abreuver la Maison de Styphon d'injures bien senties. Mytron utilisait les deux méthodes sur une petite échelle et il indiqua quelle quantité de matière première serait nécessaire.
« Mais cela demandera du temps, » objecta Chartiphon. « Et dès que Gormoth saura que nous fabriquons notre propre semence de feu, il se hâtera de nous attaquer. »
« Arrangez-vous pour qu'il ne l'apprenne pas, » rétorqua Morrison. « Il n'y a qu'à faire jouer à fond le dispositif de sécurité. » Force lui fut de s'expliquer en détail. Apparemment, le contre-espionnage était ici une notion inconnue. « Faites sillonner par des patrouilles montées toutes les routes quittant Hostigos Laissez entrer tout le monde mais ne laissez sortir personne. Pas seulement les voyageurs qui se rendent à Nostor, ceux qui veulent gagner Sask et Beshta aussi. « Il réfléchit quelques instants. « Encore une chose… Je serai obligé de donner certains ordres qui ne plairont pas à tout le monde. M'obéira-t-on ? »
« S'ils veulent garder leur tête sur leurs épaules les gens auront intérêt à t'obéir. Ce sera moi qui parlerai par ta bouche ! »
« Et moi aussi ! » s'écria Chartiphon en tendant son épée pour que Morrison en touche le pommeau. « Commande, seigneur Kalvan, commande et j'obéis ! »
Le lendemain, Morrison s'installa dans un réduit attenant au grand portail de la citadelle, face au poste de garde. Le sol en était dallé et il y régnait l'atmosphère indéfinissable mais parfaitement reconnaissable d'un poste de police. Il pourrait écrire et tracer des diagrammes au charbon sur les murs chaulés. Le papier était une denrée dont nul n'avait entendu parler. Il faudrait qu'il se souvienne de faire quelque chose à ce sujet mais, pour le moment, il n'avait pas le temps. Rylla se nomma de son propre chef son aide de camp et, plus généralement, son Vendredi et il s'assura les services de Mytron, du prêtre de Tranth, de tous les maîtres artisans de Tarr-Hostigos, de quelques membres de la guilde des ouvriers de la cité, de deux officiers de Chartiphon et d'une demi-douzaine de cavaliers promus au rang d'estafettes.
Le charbon de bois ne posait pas de problème, il y en avait en abondance, c'était le seul combustible utilisé par les ateliers sidérurgiques de la vallée de la Listra et on en brûlait énormément d'ailleurs. Il existait aussi des gisements superficiels de houille au nord et à l'ouest, on employait cette houille pour bien des choses mais sa teneur en soufre la rendait impropre pour les fonderies. Un de ces jours, il faudrait songer à fabriquer du coke. Le charbon entrant dans la composition de la poudre devait provenir du bois de peuplier ou d'aulne… ou quelque chose d'approchant. Là encore, il faudrait voir la question ultérieurement. Pour l'heure, on se débrouillerait avec les moyens du bord.
Pour obtenir de grosses quantités de soufre par évaporation, il aurait besoin de grandes bassines de fer et les feuilles de métal d'une taille supérieure à celle qui convenait pour fabriquer des poêlons et des plastrons de cuirasse n'existaient apparemment pas. Les ateliers sidérurgiques étaient de simples forges, pas des usines de laminage. La solution serait de confectionner par martelage des tôles de deux pieds carrés que l'on souderait ensuite les unes aux autres – comme de la marqueterie. Il se mit en devoir de préparer les plans des ateliers d'évaporation avec Mytron. Malheureusement, les dessins n'évoquaient pas grand-chose à l'esprit de ce dernier et les diagrammes le laissaient pantois.
On pouvait collecter du salpêtre un peu partout. La meilleure source en serait les tas de fumier, sans compter les caves, les étables et les égouts souterrains. Morrison mit sur pied une commission du salpêtre présidée par l'un des officiers prêtés par Chartiphon, habilitée à entrer dans toutes les demeures, à couper la tête de tous ceux de ses subordonnés qui commettraient des abus de pouvoir et d'exécuter de façon tout aussi sommaire toute personne qui ferait de l'obstruction ou résisterait. Des groupes mobiles, charrettes et chars à bœufs chargés de chaudrons, de bacs, d'outils et autres matériels lourds, commencèrent à faire la tournée des fermes. Réquisitionner les paysannes pour leur apprendre à extraire l'azote des sols et à purifier les nitrates. Fabriquer du matériel.
Broyeurs : l'énergie hydraulique ne manquait pas et, coup de chance pour Morrison, il n'avait pas besoin d'inventer la roue à aubes que l'on connaissait déjà ; le maitre moulinier comprit presque tout de suite comment procéder pour convertir un moulin à blé en moulin à semence de feu. Matériel de concassage spécialisé : à inventer. Tamis : de l'étoffe. Mélangeurs on se servirait de gros tonneaux à vin intérieurement garnis de palettes à rotation antagoniste. Des presses pour façonner la pâte en pains. Des meules pour pulvériser les pains de poudre. Morrison passa un temps considérable à élaborer un règlement agrémenté de menaces sanglantes pour empêcher que quiconque produise malencontreusement une étincelle à proximité des produits explosifs.
Dans la matinée, il pulvérisa ce qui restait du pain de poudre qu'il avait confectionné la veille après les premiers prélèvements expérimentaux et le passa dans un tamis à fin calibre. Environ six grammes de cette poudre firent pénétrer une balle de mousquet de 8 deux centimètres et demi plus profond dans un tronc de sapin-ciguë qu'une charge égale de la meilleure semence de feu de Styphon.
À midi, il avait la quasi-certitude que presque tous les membres de son comité pour la production de guerre comprenaient ce qu'il leur disait. L'après-midi, dans la cour extérieure, il rassembla un maximum de personnes affectées à la fabrication de la semence de feu. Xentos invoqua Dralm, Oncle Loup, Galzar, et le prêtre de Tranh, Tranth. Ptosphès prit la parole, précisant clairement que le seigneur Kalvan était investi d'une autorité discrétionnaire et qu'il serait appuyé en tout, si nécessaire, par l'exécuteur des hautes œuvres. Chartiphon prononça un discours dans lequel il dépeignit le chaos hurlant que serait bientôt le pays de Nostor (acclamations prolongées). Dans son intervention, Morrison insista sur le fait que la semence de feu n'avait absolument rien de surnaturel, il décrivit en détail les étapes de sa fabrication et essaya d'expliquer sommairement ce qui la faisait exploser. Puis les assistants se morcelèrent en petits groupes dont chacun devait recevoir des éclaircissements sur sa propre tâche. Morrison alla de l'un à l'autre, expliquant les choses aux chefs de chantier.
Un festin eut lieu le soir. À ce moment, Rylla et lui avaient établi un organigramme rudimentaire tracé au charbon sur les murs de son P.C.
Durant les quatre journées qui suivirent, il passa dix-huit heures par jour dans cette pièce et s'entretint avec six ou huit cents interlocuteurs, supportant certains avec patience sinon avec allégresse, tous s'attaquaient de leur mieux à un travail auquel ils n'avaient jamais été préparés. Quelques-uns lui posaient des problèmes. Les artisans de la guilde se querellaient quant à leurs attributions respectives et se plaignaient unanimement des paysans qui, selon eux, empiétaient sur leurs attributions ; les maîtres récriminaient parce que compagnons et apprentis devenaient indociles – autrement dit, parce qu'ils commençaient à penser par eux-mêmes, les paysans s'élevaient contre l'invasion de leurs étables : on retournait leur fumier et on leur faisait accomplir une tâche qui ne leur était pas familière. Les propriétaires fonciers, mécontents de voir leurs paysans déserter les champs, prédisaient la perte de la récolte de l'année, ce à quoi Morrison répondit : « Ne vous faites pas de soucis pour cela. Si nous gagnons nous aurons les récoltes de Gormoth. Et si nous perdons, nous serons tous trop morts pour manger. »
Et le « Rideau de Fer » tomba. Bientôt, la cité d'Hostigos fut envahie de colporteurs et de rouliers indignés immobilisés pour un temps indéterminé, qui protestaient avec véhémence, mais en vain. Tôt ou tard, Gormoth et Sarrask finiraient par s'étonner que personne ne sorte d'Hostigos et dépêcheraient des espions qui s'infiltreraient par les forêts pour savoir ce qui se passait. Organiser le contre-espionnage le plus rapidement possible. Quelques agents à envoyer en mission à Sask et à Nostor, Et mettre sur pied une cinquième colonne anti-Styphon dans les deux principautés. En discuter avec Xentos.
Le cinquième jour, l'usine de récupération du soufre de la vallée du Loup était prête à fonctionner et la production quotidienne de salpêtre était de l'ordre d'une dizaine de livres. Morrison confia Tarr-Hostigos à Mytron en espérant que le pire n'arriverait pas, endossa son armure toute neuve et prit la route de la trouée en compagnie de Rylla et de six cavaliers d'Harmakros. C'était la première fois qu'il sortait du château depuis qu'on l'y avait transporté inconscient attaché sur une litière.
Ce ne fut qu'une fois le col franchi, alors qu'ils se dirigeaient au petit trot vers la ville ceinturant la butte qui surplombait la grande source, qu'il se retourna pour regarder la forteresse. Quelque chose ne collait pas. Il ne savait pas quoi au juste, mais c'était indiscutable. Et puis, il comprit brusquement.
Il n'y avait pas la moindre trace des grandes carrières.
Elles auraient dû être là. Même si des millénaires et des millénaires s'étaient écoulés depuis qu'il était sorti du dôme luminescent qui l'avait arraché à son époque, il aurait du y en avoir au moins des vestiges. Il eût fallu non des milliers, mais des centaines de milliers d'années à l'érosion normale pour araser ces falaises nues créées par la main de l'homme et, à ce moment, la montagne tout entière aurait été rabotée de moitié. Il se remémora le petit piton inchangé au bas duquel Larry, Jack, Steve et lui avaient arrêté la voiture, il était toujours à sa place lorsque Calvin avait… émergé. Non, la montagne n'avait jamais été affouillée par des carriers, même dans un passé reculé.
Il n'était donc pas dans l'avenir, c'était certain. Et pas davantage dans le passé, à moins que tout ce que les historiens avaient écrit ou enseigné ne fût qu'un mensonge organisé – ce qui aurait quand même été un peu trop dur à avaler !
Rylla ramena son cheval au pas et s'arrêta à côté de lui. Les hommes d'escorte firent halte sans murmurer.
« Qu'y a-t-il, Kalvan ? »
« Je… je pensais à la dernière fois que j'ai vu ces lieux. »
« Il ne faut plus y songer. » Elle reprit après un silence : « Y a-t-il quelqu'un… quelqu'un que tu regrettes d'avoir quitté ? »
Il lui sourit. « Non, Rylla. La seule personne répondant à cette définition est celle qui se trouve précisément à ma droite pour le moment. »
Ils secouèrent leurs rênes et se remirent en route, tandis que, derrière eux, sonnaient les sabots des montures des six cavaliers.