DIX
L'état-major général disposait d'une vaste salle de conférence située sous la voûte d'entrée du donjon. La carte en relief était terminée et elle y trônait. L'état-major général était une nouveauté absolue pour tous, y compris Morrison, qui avait quand même une vague idée de ce que pouvait être le rôle d'un état major général, ce qui lui donnait une certaine supériorité sur les autres. Xentos était en train de faire un rapport sur ce qui se passait en pays nostori, rapport fondé sur les renseignements fournis par sa cinquième colonne.
« Les boulangeries fonctionnent nuit et jour. On ne trouve plus de lait, même en y mettant le prix. Il est entièrement transformé en fromages. Et presque toute la viande est convertie en saucisses fumées.
» Des vivres qu'un soldat pouvait porter dans un sac à dos et manger sans avoir à les faire cuire… des rations de campagne, quoi ! Et tout cela, même le pain pouvait être stocké. Xentos signalait aussi que l'on réquisitionnait les chariots et les bœufs, et que les paysans étaient mobilisés de force comme conducteurs. Une telle mesure ne se prend pas bien longtemps à l'avance. »
« Donc, Gormoth ne va pas attendre que les récoltes soient rentrées, » dit Ptosphès. « L'offensive ne tardera guère. La prise de Tarr-Dombra ne l'a pas arrêté. »
« Elle l'a retardé, prince, » corrigea Chartiphon. « Autrement, si nous n'avions pas enlevé la forteresse, ses mercenaires se rueraient déjà en direction d'Hostigos par la vallée des Sept Collines. »
« Je n'en disconviens pas. » Un sourire flottait sur les lèvres de Ptosphès. Il avait réappris à sourire depuis que les poudreries tournaient à plein et surtout depuis la chute de Tarr-Dombra. « Il faudra nous tenir prêts un peu plus tôt que je ne l'avais prévu, c'est tout. »
« Quelles seront ses forces, à ton avis ? » lui demanda Rylla.
Ce fut Harmakros qui répondit : « Il est en train de modifier son dispositif. Apparemment il déplace tous ses mercenaires vers l'est et regroupe toutes les troupes nostori à l'ouest. »
« Le gué de Marax, » suggéra Ptosphès. « Il lancera d'abord les mercenaires contre nous. »
Ce n'était pas le point de vue de Chartiphon : « Oh non, prince ! Contourner les montagnes et faire toute l'ascension de la province est ? Certainement pas ! Voici ce qu'il envisage…»
Il sortit sa longue rapière – foin de ces espèces de tisonnier dans le vent ! – la tapota sur sa paume pour trouver la bonne prise et la pointa sur la carte au confluent de la Listra et de l'Athan.
« Là ! L'embouchure de la Listra. Toute son armée peut la remonter en deçà de la frontière. Il forcera le passage ici – si nous le laissons faire – et s'emparera de toute la vallée de la Listra jusqu'à la frontière seski. C'est là que sont implantés nos ateliers sidérurgiques. »
Chartiphon faisait des progrès ! Il n'y avait pas encore si longtemps, une arme était simplement pour lui quelque chose qui servait à se battre ; il ne se posait pas de questions. À présent, il se rendait compte que, les armes, il fallait les fabriquer.
Ses propos déclenchèrent un débat. Quelqu'un émit l'hypothèse que Gormoth tenterait de passer par un col. Pas celui de Dombra, qui était trop bien fortifié. Peut-être le défilé de Vryllos.
« Je vais vous dire où il attaquera, » fit Rylla. « Là où nous ne l'attendons pas ! »
« Ce qui signifie que nous devons l'attendre partout. »
« Grand Galzar ! » rugit Ptosphès en tirant sa rapière du fourreau. « Cela signifie que nous devons l'attendre entre ce point… (la pointe de son épée se posa sur l'embouchure de la Listra)… et celui-là. » Le second site correspondait approximativement à l'emplacement de la Lewisburg du monde de Calvin Morrison. « Cela signifie que, avec des effectifs réduits de moitié, nous devrons être plus forts que lui d'un bout à l'autre de cette ligne. »
« Dans ce cas, il va falloir déployer plus rapidement les gens dont nous disposons ! » s'exclama la princesse Rylla.
Bravo ! Elle avait vu ce qui avait échappé à tous les autres, ce à quoi Kalvan réfléchissait depuis la veille : la mobilité pouvait compenser l'infériorité numérique.
« Oui, » approuva-t-il. « Harmakros, combien de fantassins peux-tu mettre à cheval ? Il est inutile de leur donner d'excellentes montures, il suffira qu'elles les conduisent sur le lieu du combat. Ils se battront à pied. »
Harmakros parut scandalisé. Des soldats montés, c'étaient des cavaliers ! Des cavaliers ! Tout le monde savait que former un cavalier demandait des années, Monter à cheval était pratiquement un don inné. Chartiphon était tout aussi scandalisé : les fantassins étaient des soldats à pied. Ils n'avaient rien à faire avec les chevaux.
Kalvan continua : « Quand l'action s'engagera, il y aura donc un soldat sur quatre qui devra s'occuper des chevaux des autres mais ceux-là pourront être engagés avant la fin de la bataille et ils pourront aussi avoir des armures plus lourdes. Combien de chevaux sera-t-il possible de mettre à la disposition de l'infanterie ? »
Harmakros le dévisagea. Le seigneur Kalvan était incontestablement sérieux. Il réfléchit quelques instants, puis un sourire fendit son visage. Il lui fallait toujours un moment pour récupérer du choc d'une idée neuve, mais il se relevait immanquablement avant le coup de gong !
« Une minute… Je vais voir. »
Il prit à part l'officier de remonte. Rylla rejoignit les deux hommes avec une ardoise et un morceau de craie. Entre autres choses, elle était la mathématicienne de l'équipe. Elle avait appris la numération arabe et avait même compris pour quelle raison un symbole pour rien était nécessaire. Si en tête de la liste mentale de Kalvan figurait la rubrique : J'aime Rylla – chercher pour quel motif, c'était parce qu'elle possédait des cellules grises et n'avait pas peur de les utiliser.
Se tournant vers Chartiphon, Morrison se mit discuter des défenses de l'embouchure de la Listra. Ils étaient encore en train d'en parler quand Rylla et Harmakros revinrent.
« Deux mille, » annonça la jeune fille. « Tous ont quatre pattes et ils étaient apparemment encore vivants hier soir. »
« Dix-huit cents » marchanda Harmakros. « Nous aurons besoin de bêtes pour transporter le matériel et pour servir de réserve. »
« Disons seize cents, » trancha Kalvan. « Huit cents lanciers armés de piques et non d'épieux ou d'engins à lames de faux, et huit cents arquebusiers avec des arquebuses et non des armes de chasse à tirer le lapin. C'est possible, Chartiphon ? »
C'était possible. Kalvan aurait tous les hommes qu'il demandait – à condition qu'ils ne tombent pas de cheval en chemin, bien sûr !
La force mobile mise à part, il resterait douze cents lanciers dont deux cents équipés d'armes à feu. Naturellement, il y avait la milice : deux mille recrues paysannes, tous ceux qui pouvaient faire une marche d'entraînement d'une heure sans tomber raides morts, dotés d'un armement disparate. Ils se battraient maladroitement mais avec vaillance. Beaucoup d'entre eux ne reviendraient pas.
Et, selon les évaluations les plus fines du renseignement, Gormoth pouvait aligner six mille mercenaires dont quatre mille à cheval, et quatre mille de ses propres sujets dans la force de l'âge, possédant autre chose que des outils aratoires ou des arbalètes. Kalvan se pencha de nouveau sur la carte. Gormoth attaquerait là où il pourrait tirer le meilleur parti de sa supériorité en unités montées, l'embouchure de la Listra ou le gué de Marax.
« Bien ! Et que tous les voltigeurs… (ils étaient cinquante !) aient les meilleurs chevaux, il leur faudra être partout et tout de suite. Plus cinq cents cavaliers réguliers. »
Tout le monde hurla en entendant cela. On était loin du compte ! Les épées scintillaient au-dessus de la carte. On se lançait à la tête des arguments contradictoires. Un de ces jours, quelqu'un finirait par se servir de sa flamberge pour faire autre chose que de la stratégie au cours d'une de ces disputes. Finalement après s'être chicanés, on réussit à dénicher cinq cents hommes pour la force mobile.
« Et je veux qu'ils remettent tous leurs mousquetons et leurs lances, » insista Kalvan. « Les lances sont meilleures que les piques de la moitié de nos piquiers et les mousquetons sont presque aussi bons que les arquebuses. Pas question que la cavalerie ploie sous le poids d'armes d'infanterie quand l'infanterie en a aussi désespérément besoin qu'elle. »
Harmakros voulut savoir comment la cavalerie se battrait.
« À l'épée et au pistolet, La mission de la cavalerie est d'opérer des reconnaissances, de collecter des informations, de neutraliser la cavalerie ennemie, de gêner ses mouvements, de harceler ses communications et de poursuivre les fuyards. Son rôle n'est ni de combattre à pied – c'est pour cela que nous organisons une infanterie montée – ni de se suicider en attaquant des rassemblements de piquiers. Les lances et les mousquetons seront répartis entre les fantassins. Les armes de chasse et les engins à lame de faux qu'ils remplaceront pourront être distribués à la milice. »
« Poursuivons ! Harmakros, tu prendras le commandement de la force mobile. Tu te déchargeras sur Xentos de toutes tes tâches concernant le renseignement. Le prince Ptosphès et moi-même l'aiderons. Tu disposeras des quatre canons de quatre livres, et des deux qui sont en cours de fabrication dès qu'ils seront prêts. Tu prendras les quatre anciennes pièces de huit livres les plus légères. Tu auras pour base la vallée des Sept Collines. Je veux que tu te tiennes prêt à te diriger soit à l'est, soit à l'ouest, dès que tu en recevras l'ordre. »
« Encore une chose : les cris de guerre. » Il fallait les hurler constamment pour éviter de tuer des soldats alliés. « Outre « Ptosphès ! » et « Hostigos ! » nous crierons : « À bas Styphon ! »
L'accord fut unanime sur ce point. Ils savaient tous quel était leur véritable ennemi.