QUINZE

 

 

Sesklos posa ses coudes sur la table et cacha derrière ses mains ses yeux qui le piquaient. Autour de lui, ce n'étaient que grincements de plumes griffant le parchemin, claquements de tablettes. Il songea avec nostalgie au silence du Cercle-Intérieur, mais il y avait tant de choses à faire ! Et il lui fallait diriger personnellement les opérations.

Des lettres affolées affluaient de partout. Celle qu'il avait devant lui émanait de l'archiprêtre du Grand Temple d'Hos-Agrys. La nouvelle de la défaite de Gormoth se répandait rapidement, de même que les rumeurs selon lesquelles le prince Ptosphès, son vainqueur, produisait sa propre semence de feu. Des agents de l'Inquisition signalaient que l'on citait dans les conversations de tavernes la liste des ingrédients et même leur proportion il eût fallu une armée de sicaires pour liquider tous ceux qui paraissaient être au courant. Même une épidémie de peste serait incapable d'anéantir toutes les personnes qui connaissaient au moins une partie du secret. Chose curieuse, celui-ci était plus répandu dans la cité de Zygros, bien qu'elle fût située très au nord, qu'en n'importe quel autre lieu. Et tous ses correspondants voulaient que Sesklos leur dise comment empêcher les indiscrétions de prendre plus d'ampleur.

Qu'ils soient maudits ! Ces gens étaient-ils donc obligés de s'adresser à lui ? Ne pouvaient-ils penser par eux-mêmes ?

Sesklos rouvrit les yeux. Au fond, pourquoi ne pas reconnaître le fait ? Cela valait mieux que d'essayer de nier ce qui ne tarderait pas à se révéler partout comme la vérité. Que tous les affiliés de la Maison de Styphon, y compris les gardes laïques, soient mis au courant du secret dans son intégralité… Mais, à l'usage de l'extérieur et des quelques croyants internes, il conviendrait de bien préciser que des prières et des rites particuliers, connus seulement des prélats à robe jaune du Cercle intérieur, étaient indispensables.

Mais pourquoi ? Il serait bientôt notoire que la semence de feu préparée par des mains profanes explosait tout aussi bien et, à en juger par le précédent du prince Ptosphès, avec plus de force et moins de ratés.

Eh bien, il y avait les diables, les esprits malfaisants des régions infernales, nul ne l'ignorait ! Sesklos sourit en imaginant un pullulement de corps décharnés, d'ailes de chauve-souris, de barbes hérissées de griffes et de crocs. Les démons foisonnaient dans la semence de feu – c'étaient eux qui la faisaient exploser – et seules les prières des oints de Styphon pouvaient les anéantir. Si l'on fabriquait de la semence de feu sans l'aide de Styphon, les diables seraient libérés dès que celle-ci brûlerait et ils se déchaîneraient pour le plus grand malheur du monde des hommes. Et, bien entendu, la malédiction de Styphon retomberait sur tous ceux qui auraient eu la prétention impie de fabriquer de la semence de feu.

Fort bien. Mais Ptosphès en avait fabriqué, il avait pillé une ferme sacrée dont il avait sauvagement massacré les prêtres, puis il avait écrasé l'armée de Gormoth qui marchait cependant sous la bénédiction de Styphon. Que répondre à cela ?

Mais voilà ! Gormoth ne valait pas mieux que Ptosphès. Lui aussi avait fabriqué de la semence de feu – Krastoklès et Vyblos étaient tous deux catégoriques sur ce point. En outre, il avait blasphémé le nom de Styphon couvert d'opprobre la personne sacrée d'un archiprêtre et extorqué, les armes à la main, cent mille onces d'argent au temple de Nostor. Certes, la plupart de ces événements s'étaient produits après la bataille, mais, hors de Nostor, qui le savait ? Sesklos parvint à sa conclusion : Gormoth avait été battu en châtiment de ses péchés.

À présent, il souriait béatement, se demandant pourquoi il n'avait pas songé à cela plus tôt. Et, avant longtemps, ce que l'on savait à Nostor n'aurait guère plus d'importance que ce que l'on savait en Hostigos, les deux principautés étaient condamnées à une destruction totale.

Combien d'autres devraient être passées au fil de l'épée ? Pas des quantités : quelques exemples draconiens au début devraient suffire. Après Hostigos et Nostor, Sarrask de Sask et Balthar de Beshta pourraient bien voir leur sort réglé… Une idée commençait à prendre forme dans l'esprit de Sesklos. Il sourit de nouveau.

Le frère de Balthar, Balthamès, aspirait à coiffer la couronne princière. Une coupe empoisonnée ou la dague d'un assassin à gages suffirait à faire de lui le prince de Beshta. Balthar le savait. Il y avait longtemps qu'il aurait dû se débarrasser de son frère. Supposons que Sarrask cède un petit fragment de Sask et Balthar un petit fragment de Beshta. Deux territoires attenants, l'un et l'autre situés à la frontière d'Hostigos, qui constitueraient une nouvelle principauté. Appelons-la Sashta. À cela, on pourrait adjoindre toute la partie ouest d'Hostigos située au sud des montagnes. Quelle jolie principauté cela ferait pour un jeune couple ! Le sourire de Sesklos se fit bienveillant. Pour les récompenser de leur générosité, le frère du marié et le père de la mariée pourraient respectivement recevoir la vallée de la Listra, riche en fer, et la province orientale d'Hostigos, engraissée du sang des mercenaires de Gormoth.

Il fallait agir immédiatement, avant l'hiver qui mettrait un terme à la campagne, Et, au printemps, Sarrask, Balthar et Balthamès pourraient lancer leurs forces coalisées contre Nostor.

Entre-temps, il faudrait faire quelque chose au sujet de la semence de feu. Rendre partout publiques les révélations sur l'action des démons. Et convoquer le Grand Concile des archiprêtres, ici même, à Balph, non, à Harphax : au Grand Roi Kaïphranos d'en faire les frais ! – qui étudierait les mesures à prendre pour faire face à la menace que constituait la fabrication de la semence de feu par des mains profanes et envisagerait l'avenir. La Maison de Styphon, tout compte fait, avait peut-être encore une chance de survivre.