ONZE
Le palais d'un noble nostori, chassé de la vallée des Sept Collines après la prise de Tarr-Dombra servait de quartier général à la force mobile. Kalvan avait été acclamé quand il était entré au galop dans le village bourré de troupes, à la lueur des torches. Harmakros et quelques-uns de ses officiers l'accueillirent devant la porte.
« Kalvan ! » lança-t-il avec un rire tonitruant. « Par Dralm ! Ne me dis pas que tu as réussi à faire pousser des ailes aux chevaux ! Il n'y a qu'une heure que nos estafettes sont parties. »
« En effet, je les ai rencontrées au défilé de Vryllos. » Ils traversèrent le vestibule et entrèrent dans la pièce du fond. « La nouvelle est arrivée à Tarr-Hostigos juste à la tombée de la nuit. As-tu appris quelque chose depuis ? »
Cinquante chandelles, au moins, brillaient dans le candélabre central. Manifestement, la cavalerie était arrivée avant les paysans le jour de Dombra et le pillage n'avait pas été trop dévastateur. Harmakros le conduisit jusqu'à une table de marqueterie sur laquelle était déployée une carte dessinée à l'aide d'aiguilles rougies au feu sur une peau de daim blanche.
« Nous avons les rapports de toutes les tours de guet qui surveillent les montagnes. Ils sont trop loin de la rivière pour que l'on puisse voir autre chose que la poussière qu'ils soulèvent. Mais la colonne a bien trois milles de long. En tête marche la cavalerie puis l'infanterie, puis les canons et les chariots. Derrière, d'autres unités d'infanterie et quelques détachements montés. Au crépuscule, ils ont fait halte à Nirfé et allumé des centaines de feux de bivouac. Se remettront-ils en marche à la faveur de la nuit en les laissant brûler ? Nous n'en savons rien, nous ne savons pas non plus à quelle distance se trouve présentement la cavalerie. Nous les attendons à l'aube au gué de Marax. »
« Nous possédons des renseignements plus précis. Le prêtre de Dralm à Nostor a envoyé un courrier un peu après midi, mais son émissaire n'a pu franchir la rivière avant la tombée de la nuit. La colonne en question est sous les ordres de Klestréus, le général des mercenaires. Tous les mercenaires de Gormoth, quatre mille cavaliers et deux mille fantassins, plus un millier de fantassins nostori, quinze canons – notre homme n'a pas précisé de quel calibre – et un convoi de chariots qui doivent purement et simplement craquer sous le poids des approvisionnements… Simultanément, Netzigon fait mouvement vers l'ouest en direction de l'embouchure de la Listra avec une armée exclusivement nostori. C'est parce qu'il a été obligé de l'éviter que le messager est arrivé aussi tard. Chartiphon est sur place avec tous les effectifs qu'il a pu grappiller ici et là et Ptosphès attend au défilé de Vryllos avec un petit contingent. »
« C'est bien ce qui était prévu, » fit Harmakros. « Une attaque sur deux fronts, mais celle venant de l'est sera la plus puissante. Nous ne pouvons rien faire pour aider Chartiphon, n'est-ce pas ? »
« Tout ce que nous pouvons faire, c'est d'écraser Klestréus aussi brutalement que possible. » Kalvan avait sorti sa pipe. À peine l'eut-il bourrée qu'un des officiers d'état-major s'avança pour la lui allumer. Encore une autre constante universelle… « Merci. Qu'as-tu fait jusqu'à présent. ? »
« J'ai donné l'ordre à mes chariots et à mon artillerie de faire mouvement vers l'est en suivant la route principale. Ils s'arrêteront à l'ouest de Fitra… ici. » Harmakros désigna sur la carte un petit hameau. « Dés que le regroupement aura été effectué… là… je foncerai sur l'axe détourné qui coupe la route à la hauteur de Fitra. Les unités lourdes me suivront immédiatement. J'ai deux cents miliciens – les habituels paysans dont la moitié sont armés d'arbalètes – pour escorter mes chariots. »
« C'est bien conçu. »
Kalvan revint à la carte. La petite route, valable pour la cavalerie et l'artillerie légère, était inapte au passage des véhicules et des grosses pièces ; elle longeait la montagne, puis bifurquait vers le sud pour rejoindre l'axe principal traversant la vallée. Les détachements lourds d'Harmakros ouvraient la marche, et il ne serait pas gêné par eux. Il attendrait que tous ses effectifs soient regroupés au lieu de les sacrifier par petits paquets.
« Où as-tu choisi d'engager la bataille ? »
« Sur l'Athan, bien sûr ! » La question surprenait l'officier. « Une partie des cavaliers de Klestréus l'aura traversé avant que nous soyons arrivés, mais nous ne pouvons l'empêcher. Nous les massacrerons ou leur ferons rebrousser chemin. Ensuite, nous défendrons la voie d'eau. »
« Non ! » L'extrémité du tuyau de la bouffarde de Kalvan se posa sur l'intersection de Fitra. « C'est là que nous livrerons bataille. »
« Mais, seigneur Kalvan, c'est en plein territoire hostigi ! » protesta un autre officier. Peut-être l'objecteur possédait-il une propriété par-là ? « Nous ne pouvons pas les laisser s'enfoncer aussi profondément. »
« Seigneur Kalvan…» commença Harmakros sur un ton gourmé. Il était à deux doigts de l'acte d'insubordination autrement, il n'aurait pas pris la peine d'insister sur le titre honorifique. « Il n'est pas question de leur permettre de poser le pied en territoire hostigi. L'honneur d'Hostigos nous l'interdit. »
Le Moyen Âge ! Morrison croyait entendre son professeur d'Histoire énumérer les batailles perdues au nom de l'honneur. Surtout par les Français, d'ailleurs, encore qu'ils n'eussent pas été les seuls. Il décida que la meilleure tactique était encore le coup de gueule :
« Ce sont des histoires bonnes pour Styphon ! » hurla-t-il en martelant la table à coups de poing. « Nous ne nous battons ni pour l'honneur ni pour protéger des domaines privés. Si nous faisons la guerre, c'est pour survivre, Dralm m'en est témoin ! Et le seul moyen de vaincre est de tuer le plus grand nombre de ces damnés Nostori en nous arrangeant pour faire tuer le moins de gens possible dans nos rangs ! »
Cet accès de fureur ayant eu les résultats escomptés, il poursuivit plus calmement : « Ce terrain est le meilleur. Tu le connais. Klestréus traversera la rivière au gué de Marax. Il lancera la fine fleur de sa cavalerie en avant, puis, après avoir organisé la défense du gué, il remontera la vallée. Ses cavaliers voudront prendre le maximum de butin avant l'arrivée des troupes à pied. Quand l'infanterie sera sur place, les lignes ennemies s'étireront dans toute la province orientale. À ce moment, ses hommes seront fatigués et les chevaux aussi, ce qui est encore plus important. Nous, nous serons tous regroupés à Fitra avant la fin du jour. Lorsque l'adversaire commencera à avancer, notre position sera solidement établie, nos chevaux seront frais et nos hommes auront tous eu au moins une heure de sommeil et un repas chaud. Crois-tu que cela ne fera pas une différence ? Qu'avons-nous à l'est en fait d'effectifs ? »
Il y avait une centaine de cavaliers le long de la rivière, cent cinquante hommes de l'infanterie régulière et deux fois autant de miliciens. Plus cinq cents miliciens et quelques réguliers montant la garde aux cols.
« Parfait… Que les cavaliers mettent immédiatement pied à terre. Cela m'étonnerait qu'il y en ait qui protestent ! Donne l'ordre aux unités postées sur la rivière de reculer. L'infanterie se déplacera à marche forcée et la cavalerie précédera légèrement les Nostori. Qu'on n'essaie pas de retarder l'ennemi. Si l'avant-garde ralentit, le gros des forces la rattrapera, ce qu'il faut éviter à tout prix. »
Harmakros, penché sur la carte, considéra la tactique. Il hocha la tête.
« La province orientale sera le tombeau des Nostori, » déclara-t-il.
Avec cela, l'honneur d'Hostigos était sauf.
« Venons-en aux mercenaires d'Hos-Agrys et d'Hos-Ktemnos. Et d'abord, qui les a engagés ? Gormoth ou la Maison de Styphon ? »
« Gormoth, bien sur ! La Maison de Styphon a fourni l'argent mais les chefs des mercenaires ont passé contrat avec Gormoth. »
« Ce qui prouve la stupidité de Styphon. Je vais te dire pourquoi je t'ai posé la question. Le révérend je-ne-sais-trop-quoi a joint à son message quelques ragots qui ne manquent pas d'intérêt. Il paraît que, ce matin, Gormoth a fait exécuter un de ses sous-intendants. On lui a enfoncé un entonnoir dans la bouche et on lui a fait avaler un demi-fût de vin. Un vin de qualité inférieure qui avait été servi à un prisonnier, ou prétendu tel, bénéficiant d'un régime de faveur, sur l'ordre de Gormoth. »
L'un des officiers fit une grimace. « C'est bien de lui ! » Un autre éclata de rire et cita le nom de deux fournisseurs de la cité d'Hostigos qui eussent mérité le même sort. Harmakros demanda qui était ce prisonnier si choyé.
« Tu le connais. C'est Skranga, le maquignon agrysi. »
« Oui, il nous a vendu d'excellents chevaux. J'en ai réservé un pour moi. Dis donc ! il travaillait à la fabrique de semence de feu. Ne penses-tu pas qu'il en fasse pour le compte de Gormoth, à présent ? »
« Je l'espère bien. C'étaient mes instructions. » Ces paroles provoquèrent un beau charivari. Même Harmakros dévisagea Kalvan en écarquillant les yeux. « Si Gormoth se lance dans la production de semence de feu, » enchaîna Kalvan, « la Maison de Styphon le découvrira et vous savez ce qui se passera alors. C'est pour cela que je me demandais qui serait capable d'utiliser ces mercenaires – et contre qui. C'est un autre problème. Nous ne pouvons pas nous encombrer de prisonniers nostori. Mais nous laisserons la vie sauve à tous les mercenaires qui se rendront. Nous aurons besoin d'eux quand viendra le tour de Sarrask. »