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Verkan Vall reposa le briquet sur le bureau, retira la cigarette de ses lèvres et souffla un nuage de fumée.

« C'est ce que je n'arrête pas de répéter, chef. Il faut faire quelque chose. » Il ajouta dans son for intérieur : après le jour du Bout de l'An, je ferai quelque chose. « Nous connaissons l'origine du phénomène ; l'interpénétration de deux convoyeurs en cours de transposition. Il faut en finir avec ces incidents. »

Tortha Karf s'esclaffa et entreprit d'expliquer à son subordonné le motif de son hilarité. « Je ris parce que j'ai dit la même chose, il y a environ cent cinquante ans, au vieux Zarvan Tharg quand j'ai pris sa succession. Et il m'a ri au nez comme je suis en train de vous rire au nez parce qu'il avait tenu exactement les mêmes propos à son ancien chef lorsque celui-ci avait pris sa retraite. Avez-vous déjà vu une carte globale des lignes tempos ? »

Verkan Vall était incapable de se le rappeler. Il chassa toutes les autres pensées de son esprit et se concentra de toutes ses forces.

« Non, jamais. »

« Je l'aurais juré. Sur les cartes les plus détaillées et en employant les points les plus fins, toutes les zones habitées formeraient encore des amas indistincts Chaque seconde de chaque minute de chaque jour, il y a une interpénétration de convoyeurs. C'est que nous avons une belle extension, voyez-vous ? » ajouta-t-il d'une voix douce.

« Nous pouvons réduire le risque. » Il ne pouvait pas ne pas y avoir quelque chose à faire ! « En planifiant mieux les déplacements, peut-être ? »

« Peut-être. Mais parlez-moi donc un peu de cette affaire à laquelle vous vous intéressez. »

« Eh bien, nous avons eu de la chance. Nous sommes déjà installés sur la ligne temporelle où s'est produit le ramassage. Un de nos correspondants travaillant pour un journal de Philadelphie nous a contactés le soir même. Il nous a prévenus que les agences de presse sont au courant de l'histoire et qu'il n'y a rien à faire. »

« Que s'est il passé au juste ? »

« Le personnage en question, Morrison, et trois autres officiers de la police d'État cernaient une maison ou un malfaiteur s'était retranché. Ce devait être un dangereux criminel : on ne se livre pas à un pareil déploiement de forces pour arrêter un voleur de poules. Morrison et l'un des agents marchaient en tête, suivis par les deux autres. Le premier s'est détaché, couvert par son collègue. Celui-ci est le seul témoin si l'on peut dire mais il surveillait la maison et ne prêtait que peu d'attention à Morrison. Selon ses déclarations il a entendu les deux autres policiers frapper à la porté de derrière et ordonner au forcené d'ouvrir. Ce dernier a alors surgi par la porte de devant, un fusil à la main. Le témoin Stracey lui a crié de jeter son arme à terre et de lever les bras. Au lieu d'obtempérer, l'autre a fait mine d'épauler. Stracey a tiré et l'a étendu raide mort C'est alors qu'il s'est aperçu que Morrison s'était volatilisé. »

« Il a appelé sans obtenir de réponse, inutile de le préciser et les trois hommes ont cherché partout. En vain, cela va sans dire. Ils ont transporté le corps au siège du comté. Les formalités ont été longues et ce n'est qu'à la nuit tombée qu'ils ont regagné le poste auquel ils étaient rattachés. Il se trouvait qu'un reporter était là ; il a appris l'histoire et a téléphoné à son journal La nouvelle est ensuite parvenue aux agences de presse. Maintenant, la police d'État refuse de commenter la disparition de Morrison. Elle essaie même de nier qu'il y ait eu disparition. Les autorités croient que les nerfs de Morrison ont lâché, qu'il a paniqué s'est enfui et a honte de revenir. Elles n'ont pas envie que cela se sache et s'efforcent d'étouffer l'affaire. »

« Peut-on exploiter cette attitude ? »

« Oui Grâce au chapeau qu'il a perdu dans le convoyeur et sur lequel son nom est marqué. Nous le déposerons à un mille de l'endroit, puis nous mettrons la main sur un indigène, un garçon d'une douzaine d'années de préférence, à qui nous suggérerons par narcopnose de le retrouver, d'aller le remettre au commissariat et nous informerons le reporter à l'origine de la divulgation par un coup de téléphone anonyme. Après, il y aura les rumeurs habituelles prétendant que Morrisson a été vu dans des localités diverses et variées. »

« Et sa famille ? »

« Là encore, nous avons de la chance. Il est célibataire, son père et sa mère sont morts et il n'a pas de proches parents. »

Le chef acquiesça. « Bonne chose ! En général, on a sur le dos des nuées de parents proches qui se mettent à hurler, surtout dans les secteurs où des lois sur l'héritage sont en vigueur. Avez-vous localisé la ligne temporelle d'émergence ? »

« En gros. Elle se situe quelque part dans le secteur aryano-transpacifique. Mais il est impossible de déterminer le moment précis où il s'est libéré du champ. Toutefois, nous avons un indice positif sur lequel travailler. »

Le chef sourit.

« Je parie que c'est la douille vide. »

« En effet. Les armes utilisées par la police d'État n'ont pas d'éjection automatique. Morrison devait ouvrir le magasin et retirer manuellement la cartouche brûlée. Et c'est exactement ce qu'il a fait dès qu'il s'est retrouvé hors du convoyeur et qu'il n'y avait plus de danger immédiat : il a fait basculer le barillet et a extrait la douille pour la remplacer par une cartouche. J'en suis aussi sûr que si je l'avais vu. Nous ne retrouverons peut-être jamais cette douille mais, si nous la récupérons, ce sera une preuve irréfutable. »