Chapitre 59
Batz-sur-Mer. Dimanche, 19 h 50. Cinq semaines plus tard, mi-juin.
L’épisode pluvieux et froid qui avait succédé à la canicule du mois de mai n’était déjà plus qu’un souvenir. Le soleil avait repris ses droits, et la chaleur était à présent de saison.
Attablés face à l’océan sur la terrasse du restaurant La Roche Mathieu, Alexandra Decaze et Philippe Darlan avaient choisi le menu « Chemin côtier » et finissaient de déguster un bar rôti, beurre de coquillages à la coriandre. Deux autres couples seulement partageaient avec eux la vue imprenable sur les falaises de la côte sauvage et l’océan, éclairés par la lumière chaude du soleil qui commençait à baisser sur l’horizon.
Fred et Marie n’avaient pas eu à insister longtemps pour convaincre leurs amis d’accepter leur hospitalité pour la durée de leur convalescence. Étant à présent à peu près remis, tant physiquement que moralement, Alex et Darlan avaient décidé de rentrer à Lyon le lendemain, presque six semaines après en être partis précipitamment. Ils en avaient souvent parlé ces derniers jours, pourtant ni l’un ni l’autre ne souhaitait vraiment revenir à sa vie d’avant.
Ces cinq semaines passées ensemble, après leur « renaissance » comme ils disaient entre eux, s’étaient déroulées avec une lenteur et une douceur en total contraste avec la semaine de folie qui avait précédé. Lorsqu’ils étaient descendus de la voiture, Marie n’avait pas mis trente secondes à deviner le lien qui, à présent, les unissait. Elle s’en était réjouie. Darlan avait été obligé d’admettre qu’elle avait eu raison à leur sujet. Leur amour, après être né dans la peur, se nourrissait et grandissait chaque jour de leur joie, du partage de tous les bons moments.
Alexandra observa avec attention l’homme qu’elle aimait, se demandant comment elle avait pu le trouver quelconque le premier jour :
– Pourquoi suis-je une nouvelle fois terrifiée à l’idée de retourner dans mon appartement, ne serait-ce qu’une nuit ? de retrouver mes habitudes ? demanda-t-elle.
Darlan posa sa fourchette et lui tendit la main à travers la table. Leurs doigts s’effleurèrent, une caresse ténue et sensuelle :
– Rien ne t’oblige à reprendre tes habitudes. Les propositions qui nous ont été faites nous laissent le choix. Nous pouvons monter tous les deux en région parisienne, toi à l’Élysée, en tant que chargée de communication et moi à la maison mère de la DCRI à Levallois, en tant que responsable recherche et développement du département intelligence informatique… Ça sonne plutôt bien non ?
– Mais tu sais très bien que les propositions de l’Élysée ne sont valables que s’ils obtiennent la majorité aux législatives, seule possibilité pour qu’ils restent en place. Ce qui est à peu près impossible, tous les sondages les donnant largement perdants. S’ils obtiennent trente pour cent des sièges, ce sera déjà un miracle. Alors, ne rêvons pas sur ces postes mirifiques…
– Les résultats tomberont dans dix minutes. Nous serons vite fixés, mais je suis d’accord avec toi, ils n’ont aucune chance. Tu n’as pas répondu à ma question… Paris, ça te plairait ? Et l’idée de vivre avec moi par la même occasion ?
– Sans ordinateur dans le salon ?
– Je vais voir ce que je peux faire, rigola Darlan.
– Dans ce cas, monsieur le policier… je vais étudier la proposition.
– Trêve de plaisanterie, je suis prêt à te suivre partout…
Alexandra s’apprêta à répondre, cherchant ses mots pour exprimer ce qu’elle ressentait, lorsque ses traits marquèrent la surprise.
Darlan se retourna et vit arriver, par la porte extérieure de la terrasse qui donnait sur le parking, le commissaire Pierre-Étienne Giraud. Il avait laissé au placard ses costumes stricts, simplement vêtu d’un pantalon de toile crème et d’un polo à manches courtes. Il était bien la dernière personne qu’ils s’attendaient à voir à Batz-sur-Mer, dans ce petit restaurant.
Contrairement à la description que Darlan lui en avait faite, Alex l’avait, dès leur rencontre, trouvé charmant et patient. Après leur entretien à l’Élysée avec la Présidente puis avec son père, qui les avait à son tour chaleureusement remerciés pour leur activité de « résistants » et promis à Darlan une médaille pour service rendu au pays, Giraud les avaient pris en main et avait répondu à leurs questions. Les pans d’ombre avaient enfin été éclaircis. Ils avaient ainsi appris que l’intervention des hélicoptères et des forces conjointes DCRI et forces spéciales avait été organisée par le commissaire, sans en référer à qui que ce soit de sa hiérarchie. Les investigations de l’équipe de Lyon lui avaient permis de comprendre la nature du complot des machines à voter. Il avait décidé de soutenir la croisade que Darlan et la journaliste avaient entreprise. L’émetteur d’Allouis n’était qu’une possibilité. Il en avait eu la confirmation lorsque des agents avaient pu les suivre depuis Montmeyran jusque dans le Cher. Ses troupes avaient subi des pertes, mais tous les mercenaires avaient été tués, sauf Brune, grièvement blessé, toujours dans le coma. Il espérait toujours le faire parler, notamment pour avoir les noms de certains de ses commanditaires, même si, à ce sujet, les pistes étaient sérieuses. Le dénommé Max manquait également à l’appel. Sans doute n’avait-il pas participé à l’action. Il était activement recherché. Brune avait été touché quelques secondes après avoir tiré sur Angelo. De l’équipe de ce dernier, seul Salvatore avait survécu.
Giraud se dirigea directement vers eux. Ils se levèrent et, spontanément, Alexandra lui fit la bise :
– Vous ne cesserez jamais de nous surprendre, commissaire, comment nous avez-vous trouvés ?
Il donna une solide poignée de main à Darlan en souriant :
– Je peux me joindre à vous un instant ?
– Bien sûr.
– Vous êtes faciles à trouver… enfin, maintenant, dit-il en s’installant à leur table. Et vous devez savoir que les services vous surveillent discrètement, pour prévenir toute tentative de vengeance des commanditaires que nous n’avons pas encore arrêtés.
– Vous voulez dire que le gars au bar qui est devant le même café à jouer avec son téléphone depuis notre arrivée n’est pas un client ordinaire ?
– Tu avais remarqué que nous étions surveillés ?
– Disons que je m’en doutais. Je ne voulais pas t’effrayer.
– Alors, ce n’est pas encore fini, s’inquiéta Alex, perdant son sourire.
– Malheureusement non et je crains bien que le problème ne se soit déplacé. Il se pencha sur la table, s’approcha d’eux et s’assura de ne pouvoir être entendu par les autres clients du restaurant. Il avait lui aussi perdu son sourire :
– Vous allez apprendre dans dix minutes que la présidente a gagné les législatives. Vous savez comme moi que c’est impossible. Ils n’ont que peu de sièges d’écart, mais cela suffit.
Les yeux de Darlan brillèrent :
– Ils ont gagné ? Je ne peux pas le croire. Avec la proportionnelle, tout le monde disait que c’était impossible.
– Vous avez raison… Il n’y a donc qu’une seule explication.
– Devons-nous penser que l’émetteur d’Allouis a de nouveau été utilisé par la nouvelle équipe ? hasarda Alexandra, sans vraiment penser les mots qu’elle prononçait.
– Effectivement, j’en ai bien peur. Quand j’ai posé la question concernant l’utilisation des machines pour les législatives, rappelez-vous la réponse du père de la Présidente : « Nous ne pouvons nous permettre de laisser les électeurs dans le doute concernant l’utilisation de ces machines, et nous n’avons pas le temps matériel de revenir à la méthode traditionnelle. »
Il continua après un instant :
– Nous leur avons servi sur un plateau ce dont ils avaient besoin pour asseoir leur pouvoir. Je suis certain que beaucoup d’électeurs ont voté pour l’extrême droite aux présidentielles, en se disant que l’électrochoc secouerait la classe politique, et qu’il serait toujours temps de voter différemment aux législatives.
– Je ne peux pas croire que c’est grâce à nous que ce régime va prendre le pouvoir.
– J’ai bien peur que si, termina Giraud, l’air sombre.
– Que devenons-nous dans cette nouvelle donne ? demanda Darlan.
– Le père de la Présidente nous a dit que la nation saurait nous récompenser. Vous êtes nommé commandant et je viens d’être nommé préfet.
– Félicitations ! s’enflamma Alex. Ils tiennent leur parole, c’est déjà ça.
– Merci… Encore que je ne sais pas si nous devons nous en réjouir. Le message est aussi très clair. Je suis nommé à la Réunion. On ne veut plus me voir en métropole. Si vous acceptez les postes que l’on vous a proposés, soyez certains que vous serez surveillés de près. Je pense même qu’on vous les a proposés pour mieux vous contrôler.
– Que devons-nous faire ?
– Si ce régime a d’emblée décidé de tricher avec le peuple, ça en dit long sur ses intentions. J’ai bien peur que leurs vieux démons extrémistes ne soient encore bien présents, et que toute la campagne n’ait été qu’une façade. C’est clairement le père de la Présidente qui dirige désormais le pays dans l’ombre. Les décrets signés au lendemain des attentats sont toujours valides. À travers ces textes, le gouvernement et la Présidente ont un pouvoir que vous n’imaginez pas. Les précédents en ont profité et j’ai vraiment peur de ce que ceux-ci pourraient en faire.
– Vous me faites peur, souffla Alexandra.
À mesure des révélations de Giraud, l’endroit perdait de sa beauté, de sa magie à ses yeux. Elle regarda son assiette qu’elle ne finirait pas. L’appétit avait fui avec les images sombres qui traversaient son esprit. Seule la présence de Darlan la rassérénait.
– Que pouvons-nous faire ? répéta Darlan.
– Alerter l’opinion, les médias, tant que nous le pouvons encore. Les outils de filtrage d’Internet et du téléphone sont déjà en place à travers la Loppsi 2, mais pas encore utilisés... Ça ne durera pas. La précédente majorité avait tout prévu, sauf qu’un flic et une journaliste parviendraient à faire échouer leur plan, et que le pouvoir et ses outils tomberaient dans les mains de l’extrême droite.
– J’imagine que ce ne sera pas sans risques.
– C’est certain. Vous êtes sous protection de mes services jusqu’à mon départ dans une semaine. Après ça, je ne pourrais plus vous protéger.
Une jolie serveuse s’approcha de la table et demanda au nouveau venu s’il voulait dîner également.
– Non, je n’ai pas vraiment le temps, je dois repartir très vite, mais je boirais volontiers un verre de vin avec mes amis.
La serveuse lui servit un verre de muscadet avant de s’éloigner. Giraud dégusta une gorgée de vin. Ils restèrent tous les trois plongés dans leurs pensées. Le bruit des fourchettes, la voix des clients et le murmure de la légère brise remplirent le silence. Une mouette se posa sur le petit muret qui séparait la terrasse de la falaise, fit quelques pas puis s’envola en émettant un cri strident.
Alexandra rompit la trêve en premier, s’adressant à Darlan.
– Je me sens mal, Philippe. Toute cette aventure nous a amenés exactement à faire ce que nous voulions éviter. Je ne pourrai pas vivre si nous n’essayons pas de réparer notre erreur. J’étais tellement persuadée que nous étions dans le vrai en agissant ainsi.
Darlan la regarda intensément :
– Tu sais que tu es vraiment quelqu’un de bien, ma chérie, répondit-il avec un grand sourire. Nous pourrions vivre tranquilles, en nous souciant juste de notre bonheur, et tu te préoccupes à nouveau du sort du pays, des gens, de la démocratie…
Elle vit dans son regard l’admiration, l’amour qu’il lui portait, sans pour autant avoir jamais été capable d’en prononcer les mots. Elle s’en moquait, les mots comptent moins que les actions. L’amour qu’il avait pour elle était si évident.
Giraud les regarda en souriant :
– Je vais devoir vous quitter… Philippe (il appelait pour la première fois Darlan par son prénom), je vous confie cette clé USB. Vous pourrez utiliser ce qu’elle contient pour me contacter dès que j’aurai rejoint mon poste. Je sais qu’avec vos talents, vous arriverez facilement à comprendre. Quelle que soit votre décision à tous les deux, je ferai tout mon possible pour vous aider. Je pense que, dans un premier temps, je vais rentrer dans le rang, c’est le seul moyen de conserver un peu de liberté d’action. J’espère que j’aurai le plaisir de vous revoir bientôt… et si un tour sur l’île de la Réunion vous tente, n’hésitez pas.
– Que va devenir le pays ? demanda Alex.
– Je l’ignore. Si la Présidente se contente d’appliquer son programme, cela va déjà bouleverser le pays. La France sortira de l’Europe et refermera ses frontières. Nous assisterons à une campagne d’expulsion des sans-papiers et des clandestins sans précédent… à la mise en place de mesures discriminatoires dans plein de domaines… Si le gouvernement décide d’aller plus loin, pas grand-chose ne pourra l’arrêter. Mais ça se fera sur plusieurs années. C’est peut-être le plus grave, les gens ne verront rien venir… termina-t-il en se levant.
– Merci, commissaire, pour ce que vous avez fait. Nous vous devons la vie, souffla Alex en l’étreignant. Nous n’oublierons pas.
– Je vous souhaite beaucoup de bonheur à tous les deux. Évitez quand même de vous remettre trop vite dans de sales draps.
Alexandra et Darlan le regardèrent s’éloigner vers le parking.
Le bonheur qu’ils avaient ressenti en partageant ce dîner, dans cet endroit idyllique, avait perdu de son éclat.
Lorsque le commissaire eut disparu de leur vue, Darlan prit sa compagne par la main et ils firent quelques pas vers le muret qui séparait la terrasse de la falaise.
Face à l’océan, Alex se serra contre lui.