Chapitre 56
Centre TDF d’Allouis. Dimanche, 7 h 20.
Les deux voitures franchirent sans encombre le portail qui fermait l’accès à la route privée reliant la départementale 2076 à l’entrée principale du centre.
Avant de quitter le domicile de Martineau, Salvatore s’était montré très efficace pour récupérer les informations sur la protection du site. Ils avaient ainsi appris que les deux gardiens veilleurs, qui formaient le service de sécurité de nuit, terminaient leur service à sept heures, ne laissant sur place le week-end qu’un technicien de permanence.
Darlan avait mis à profit ce temps pour rechercher toutes les informations disponibles sur Internet et imprimer des cartes. Ainsi, il connaissait relativement bien la disposition des lieux et ne fut pas surpris de ce qu’il découvrait.
Le grand bâtiment principal, construit au milieu d’un vaste terrain nu ceinturé d’une double clôture, présentait une forme parallélépipédique de quatre-vingts mètres de long sur vingt mètres de haut. Cet édifice de quatre étages aux vastes panneaux de fenêtres verticales abritait notamment les émetteurs et les moyens techniques. Ce qui caractérisait le site restait sans conteste les deux antennes géantes, constituées d’un treillis métallique peint alternativement en rouge et en blanc. Positionnées à cinq cents mètres l’une de l’autre et maintenues en équilibre sur leur base par toute une série de haubans répartis tous les cent vingt degrés, les antennes affichaient une hauteur de trois cent cinquante mètres : plus hautes que la tour Eiffel.
L’entrée principale du centre TDF présentait plus de similitudes avec le poste de garde d’une base militaire stratégique qu’avec celui d’un bâtiment industriel classique. Pour pénétrer dans les lieux, les deux voitures durent franchir deux portails séparés par un no man’s land d’une dizaine de mètres. Peu habituée à un tel degré de protection, Alexandra se demanda si un simple émetteur radio méritait des dispositifs de défense aussi importants, ou si elle avait devant elle un bel exemple de gaspillage d’argent public. « À moins que le site ne cache autre chose de beaucoup plus confidentiel que de simples antennes ». Elle ignorait qu’à l’époque où les installations avaient été reconstruites après la guerre, le site avait vraiment fait l’objet d’un intérêt stratégique. Les grands émetteurs français, qu’ils soient en grandes ondes ou en ondes courtes, étaient à l’époque le seul moyen de porter la voix de la France dans les coins les plus reculés du pays, mais également par-delà les frontières et outre-mer.
François Martineau sortit de la Mercedes et s’approcha de l’enceinte. Il déclencha l’ouverture du premier portail en passant son badge devant la borne. Un petit gyrophare s’alluma, puis le portail s’effaça lentement. Le chef du centre releva la tête vers un des piliers métalliques qui soutenaient le portail et esquissait un geste vers la caméra de surveillance lorsque Salvatore intervint :
– Si j’étais à ta place, je ferais pas de signe à mes copains à l’intérieur.
– Mais je n’avais pas l’intention de faire de signes, bredouilla Martineau, décidément peu à l’aise avec les menaces ; d’un côté incapable d’imaginer que Philippe Darlan et son équipe puissent s’en prendre physiquement à lui, mais paniqué à l’idée que ça puisse être le cas. Il avait choisi de ne prendre aucun risque. Il avait bien tenté de questionner l’Italien dans la voiture, mais il avait vite renoncé, l’homme ne semblant pas d’humeur à discuter.
Les deux voitures franchirent sans encombre le premier portail. Martineau attendit qu’il soit complètement refermé avant d’actionner l’ouverture du second. Dès qu’ils furent à l’intérieur, il les guida vers les places de parking, vingt mètres plus loin. Il aperçut la voiture de la société de sécurité. Les gardiens auraient dû être partis depuis déjà une demi-heure. Le chef du centre décida de garder cette information pour lui, sans conviction, juste pour garder un avantage.
Deux guérites formaient des excroissances de part et d’autre de l’escalier qui menait à l’entrée principale du bâtiment. Darlan ne distingua aucun mouvement à l’intérieur.
Dès qu’ils descendirent des voitures climatisées, la chaleur de ce début de matinée reprit ses droits. La température n’était pas descendue en dessous de vingt degrés durant la nuit et le soleil déjà haut l’avait fait remonter rapidement. Alexandra se mit à regretter de s’être habillée en jeans et tee-shirt noir assez moulant alors qu’elle avait laissé dans son sac cette jolie robe légère achetée la veille dans une boutique de Valence. La tâche qu’ils avaient à accomplir avait guidé son choix vestimentaire.
Dehors, ils furent accueillis par un concert de grillons présents dans les champs de fourrage entourant le bâtiment. Pas même le claquement sourd des portières ne les interrompit. L’odeur de la paille fraîchement coupée et compactée en gros rouleaux disséminés dans toute l’enceinte dominait les autres effluves. Darlan se tourna vers le bâtiment imposant aux vastes surfaces vitrées verticales.
– Combien de personnes à l’intérieur ? demanda-t-il.
– Il n’y a que le permanent du week-end. Il sera relevé à sept heures demain matin.
– Et la voiture de la société de sécurité, là ?
– Martineau s’empourpra :
– Heu ! peut-être que les deux gardiens veilleurs sont encore là. D’habitude, ils s’en vont dès leur fin de service, ils ne sont pas du genre à traîner… Je ne sais pas pourquoi ils sont encore là.
– Dis, t’essaierais pas de nous rouler, j’espère ? intervint Salvatore.
– Non, bien sûr que non.
– Actuellement, le permanent est où ?
– En principe dans la salle de contrôle, ou dans la salle de repos.
– Et les gardiens ?
– Quand ils ne font pas leur ronde, ils sont dans la salle de garde à gauche en entrant.
– Vous nous amenez directement jusqu’à eux et nous ferons le reste, c’est entendu ?
– Promettez-moi seulement que vous ne blesserez personne.
– Pas d’inquiétude de ce côté-là tant que tu fais tout ce que le patron te demande, intervint Salvatore en le poussant doucement à avancer.
À ses côtés, Angelo avait perdu son sourire charmeur. Avec une kalachnikov à la main, Alexandra le trouvait même plutôt inquiétant. Le Polonais suivait Salvatore comme son ombre et ne manquait pas une occasion d’afficher un sourire carnassier qui amplifiait l’aspect déjà sinistre du personnage. L’autre petit Italien restait quant à lui toujours en retrait et regardait en tout sens, comme un chasseur cherchant des traces de son gibier. Comment le policier pouvait-il compter cette bande de malfrats parmi ses amis ?
Darlan se posa devant le chef du centre qui hésitait à suivre le mouvement :
– Martineau, si vous voulez que ça se passe bien, vous allez nous expliquer comment on arrête l’émetteur et comment on l’empêche de fonctionner au moins jusqu’à la fin de la journée. Je suis quelqu’un de plutôt gentil, mais nous ne pouvons échouer si près du but, c’est clair ?
– Je… je ne peux pas faire ça, vous n’imaginez pas les conséquences, répondit-il, ayant espéré jusque-là que ces hommes allaient renoncer à leur sinistre projet.
Salvatore le prit par le col de sa chemise et le poussa sans ménagement :
– Là, je crois que t’as pas compris, t’as pas le choix, alors tu te bouges… et vite !
Ils montèrent rapidement les marches. Sur le palier, Martineau tira vers lui un des deux battants de la grande porte vitrée. Comme tout le bâtiment, elle semblait avoir été conçue pour laisser entrer des géants de quatre mètres de haut. Angelo et ses deux hommes se précipitèrent vers la salle de garde, les armes prêtes à servir. Il en ressortit quelques instants plus tard :
– C’est clair pour la salle. Mais il reste quelques affaires, je parie que les gardes sont encore quelque part ici. Va falloir faire gaffe, ils nous ont peut-être vus arriver.
Darlan examina le panneau, juste après l’entrée, qui listait les différents services qui cohabitaient dans le bâtiment. Il découvrit notamment qu’en plus des services de diffusion de TDF, le site accueillait également une horloge atomique utilisée par le CNES et une antenne de Météo France.
– Où se trouve la salle des émetteurs ?
– Au deuxième étage, répondit Martineau. Il faut prendre l’escalier, là.
La salle principale du deuxième étage abritait les émetteurs, dissimulés dans une structure ressemblant à un grand container posé sur le sol. Le tout paraissait un peu perdu dans l’immensité des lieux. La salle, haute de dix mètres, bénéficiait de l’éclairage naturel grâce aux immenses panneaux vitrés qui montaient du sol au plafond. Au fond, on distinguait les consoles de contrôle derrière des baies, sur un étage en mezzanine. Le bruit étouffé d’une machinerie, certainement confinée dans une pièce annexe, se mélangeait au bourdonnement sourd et continu des gros transformateurs électriques qui alimentaient les émetteurs. Les imposantes bouches de climatisation peinaient à évacuer la chaleur produite.
Darlan fut le premier à manifester sa surprise devant l’apparente simplicité de ce qu’il découvrait :
– Je m’attendais à quelque chose de plus imposant, commença-t-il.
Dans son élément, François Martineau se détendit et esquissa même un sourire, plus à son aise dans le rôle du guide :
– C’est toujours l’effet que ça fait aux rares visiteurs qui pénètrent ici. Pourtant, je vous assure que ces émetteurs sont capables de délivrer les deux mégawatts de puissance. Mais tout cela est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.
– C’est super intéressant, mais je ne suis pas certaine qu’on ait le temps de discuter ou de faire la visite, intervint Alexandra.
– Très juste, compléta Darlan. Et si vous nous montriez comment on éteint tout ce bazar ?
Salvatore se planta à quelques centimètres de Martineau et se contenta de le regarder en affichant son sourire le plus sinistre. Le chef du centre capitula :
– Montons dans la salle de contrôle, on peut tout faire de là. Mon collègue de permanence doit y être en principe.
Une voix derrière eux les fit se retourner.
– Votre collègue n’est pas là haut, il est confortablement enfermé avec les autres ! Merci d’être à l’heure. Nous vous attendions !
Brune, accompagné de Thomas et de sa compagne Ahn, sortait d’une petite pièce annexe. Darlan compta quatre armes pointées sur eux.
***
Patrick Brune et son équipe avaient pris position près du centre émetteur vers trois heures du matin. Ils avaient repéré une entrée annexe sur le périmètre sécurisé qui leur donnait un accès par un petit chemin depuis la départementale 79. À quatre heures précises, ils avaient pénétré dans l’enceinte par le grillage extérieur. Les protections et les alarmes n’avaient posé aucun problème au commando, habitué à investir des endroits beaucoup mieux sécurisés. Brune et ses quatre hommes, tous équipés de jumelles de vision nocturne, s’étaient ensuite chargés des deux gardiens veilleurs alors qu’ils effectuaient une ronde. Neutralisés en douceur en quelques secondes, ils étaient depuis soigneusement attachés et enfermés dans une pièce annexe du bâtiment. Toute l’opération n’avait duré que dix minutes. Depuis, ils s’étaient dispersés sur plusieurs points stratégiques du bâtiment. Max, qui ne pouvait se déplacer, assurait une couverture depuis la voiture garée à cinq cents mètres de là. Maîtriser le technicien et l’enfermer avec les gardes n’avait été qu’une formalité.
Brune avait pris le temps de rendre compte à ses commanditaires à Paris. Le haut fonctionnaire avait fait préciser ses ordres par le général : s’assurer que Martineau transmettrait le message à l’ouverture et à la fermeture des bureaux de vote. Supprimer Darlan et la journaliste et faire croire à une tentative d’attentat. Brune comprit que la seule façon d’y parvenir était de supprimer également les témoins, à savoir les gardiens et les techniciens du centre. Bien qu’il n’en ait pas fait état auprès de ses mercenaires, il savait qu’il aurait beaucoup de mal à exécuter cet ordre.
Les deux hommes qu’il avait placés sur le toit du bâtiment l’avaient prévenu de l’arrivée de deux voitures. Darlan arrivait juste à l’heure, prévisible.
***
– Pas de conneries, jetez vos armes.
Darlan dévisagea son ancien collègue et ami qui venait de sortir d’une petite pièce attenante à la grande salle. Il avait attendu tranquillement qu’ils se jettent dans la gueule du loup :
– Patrick, je n’arrive pas à croire que tu sois complice de ça. Putain, j’ai toujours cru que tu servais ton pays !
– C’est ce que je fais, c’est le gouvernement qui m’emploie, et qui me paie grassement avec de l’argent public. Pour moi, pas de problème.
Ahn s’approcha rapidement de l’équipe et entreprit de désarmer les hommes. Habillée d’un treillis près du corps, elle paraissait si fine et inoffensive que Salvatore crut bon de résister lorsqu’elle empoigna son fusil automatique. En un éclair, elle lui asséna plusieurs coups dans les côtes flottantes, lui arracha son arme et d’un mouvement rotatif lui porta un coup de pied qui lui fit perdre l’équilibre. L’instant d’après, il était étendu sur le dos, le canon du fusil à deux centimètres de son visage.
– Putain, mais c’est qui cette gonzesse ? lâcha-t-il, furieux de s’être laissé désarmé, et par une femme en plus.
Thomas, habillé tout en noir, s’approcha doucement en pointant alternativement son arme sur chacun des membres de l’équipe et, s’attardant sur Salvatore :
– Je te conseille de ne pas parler comme ça à ma copine, elle aime faire souffrir, et je ne pense pas que tu sois prêt à ça. Tu n’imagines pas de quoi elle est capable. Maintenant, assez rigolé, posez vos armes par terre et reculez.
Pour ponctuer ces mots, il fit jouer la culasse de son pistolet mitrailleur Uzi et leva la sécurité.
– Faites ce qu’il dit, capitula Darlan.
Tous déposèrent leurs armes et reculèrent de quelques pas. Brune s’adressa au chef du centre :
– C’est toi, Martineau ?
– Heu ! oui. Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’avez-vous fait des gardiens veilleurs et du technicien de permanence ?
– C’est moi qui pose les questions et toi tu réponds. Tu es censé passer le message à huit heures cinq, alors tu vas aller préparer la transmission, sans discuter, pendant que nous nous occupons de tes nouveaux amis.
Martineau eut conscience des regards de Darlan et Alex qui pesaient sur lui et fut gêné de répondre. Il ne chercha pas à comprendre comment cet homme pouvait être au courant de sa mission. Darlan s’approcha de lui et lui agrippa le col :
– Alors, c’est vous qui envoyez ce putain de signal pour les machines à voter !
– Il n’a jamais été question de machines à voter. Vous racontez n’importe quoi. Sachez que nos émetteurs véhiculent bon nombre de messages et de tops synchro. Sans nos antennes, le réseau de téléphones mobiles et bien d’autres choses encore marcherait beaucoup moins bien. Pour le signal de ce dimanche, je prends mes ordres du ministère de l’Intérieur et je peux vous assurer que ça n’a rien à voir avec les élections.
– Bien sûr, et les gars dehors qui viennent de nous tirer dessus, ils sont là pour quoi d’après vous ? bluffa Darlan.
Brune les sépara et s’apprêta à répliquer lorsque le talkie-walkie de Thomas émit un bip. La voix d’un de ses hommes en poste sur le toit retentit :
– Y a des emmerdes qui arrivent !
– Tu peux préciser ?
– Quatre hélicos qui arrivent directement sur nous. Attends… Y a trois EC 145 de la gendarmerie et un Caracal de l’armée de l’air, certainement des forces spéciales. Faut pas qu’on reste là…
Brune prit la radio des mains de Thomas qui tardait à répondre :
– Planquez-vous tous les deux, mais restez sur le toit. Tu nous renseignes en temps réel sur leur activité.
– O.K., mais je sens que ça va être chaud.
Alexandra fut la première à percevoir un mélange de sons sourds et stridents qui se rapprochaient. Elle se tourna vers la source du bruit et distingua à travers les immenses panneaux vitrés la silhouette de plusieurs hélicoptères qui approchaient rapidement. Les machines, jusque-là en formation de patrouille, prirent des trajectoires différentes. La silhouette massive du plus gros des hélicoptères passa rapidement devant les ouvertures, projetant son ombre à l’intérieur, le vrombissement du rotor faisant vibrer les baies.
Il ne fallut que quelques secondes à Brune pour retrouver ses réflexes de chef de mission :
– On bouge, montez tous dans la salle de contrôle. Martineau, vous envoyez votre signal immédiatement. Ahn, tu t’assures qu’il fait ça et rien d’autre. Thomas, tu vois avec Max ce qu’il peut faire, il nous faut une diversion pour sortir de ce traquenard.
La fin de sa phrase fut couverte par une rafale d’arme automatique et une explosion lointaine.
Thomas parla rapidement à la radio avec Max resté dans la voiture, juste en bordure de périmètre, afin de coordonner les actions des membres du commando :
– On en est on ?
– Tirez-vous de là dès que vous pouvez. Les hélicos se posent à l’intérieur du périmètre sauf le gros qui reste en couverture et qui continue à tourner. Je crois qu’il vient d’ouvrir le feu. Nos gars ont lancé des fumigènes pour se couvrir, faut qu’ils évacuent. Dès que tu me donnes le go, je descends le gros, ça devrait vous laisser le temps de vous tirer par-derrière.
Un des autres membres du commando intervint :
– On quitte le toit, nous avons été repérés par le Caracal, c’est plus tenable.
– O.K., redescendez vers le deuxième.
Thomas et Brune écoutaient avec attention les comptes rendus de leurs hommes et réfléchissaient aux options qui leur restaient pour mener à bien la mission et surtout pour réussir à s’échapper.
– Je vais essayer de joindre nos commanditaires, commença Brune. Ils ont le bras suffisamment long pour obliger les hélicos à quitter les lieux.
– Oui, sauf si tes petits camarades sont là précisément pour nous, à la demande de tes commanditaires, répliqua Thomas.
– J’y ai pensé, mais je suis certain que ce n’est pas le cas. Ils auraient attendu huit heures cinq, heure prévue pour que Martineau envoie le message. J’ai dans l’idée que c’est un coup de Giraud. Je ne sais pas comment il a fait, mais il a réussi à pister Darlan et la journaliste, il nous envoie un commando de la DCRI et un renfort des forces spéciales air, l’enfoiré !
Quelques mètres plus loin, le policier et son équipe montaient l’escalier de la salle de contrôle, sous la menace du pistolet-mitrailleur de Ahn. Salvatore, dernier de la file, rata une marche de l’escalier métallique et perdit l’équilibre. Ahn, surprise, recula d’un pas et se tint à la rambarde pour éviter d’être entraînée par la chute du gros Italien. Sans que quiconque ait pu l’anticiper, Salvatore stoppa sa chute en s’agrippant à la rampe en même temps qu’il s’écrasait sur Ahn dans un mouvement de rotation. Elle étouffa un cri sous le choc. À une vitesse surprenante, il réagit et décocha un coup de coude dans la gorge de la jeune femme puis lui arracha son arme. Avant qu’elle n’ait pu réagir, il lui passa le bras autour du cou, serra d’un coup sec et lui planta le canon du pistolet-mitrailleur sur la tempe. Angelo redescendit deux marches pour aider son oncle. Il dépouilla la jeune Asiatique des deux armes de poing dont elle les avait dépossédés ainsi que de plusieurs chargeurs.
– Bougez pas ou je la descends, commença Salvatore en remontant l’escalier à l’envers.
Puis, s’adressant à Ahn, en affichant un rictus de contentement :
– Tu la ramènes moins, maintenant, pétasse !
La jeune femme subissait l’étranglement de l’Italien sans pouvoir bouger. Le souffle court et le teint cireux, elle semblait prête à s’évanouir.
En bas, Brune et Thomas eurent le même réflexe en s’écartant l’un de l’autre et en braquant leurs armes sur le groupe. Alexandra, déjà arrivée sur la plate-forme, fut poussée dans la salle de contrôle par Darlan qui la suivait. Martineau s’engagea derrière eux.
Angelo et Czesław se partagèrent les armes et avaient déjà pris pied sur la plate-forme lorsque la jeune Asiatique effectua un mouvement rapide en se cabrant tout en s’appuyant sur la rambarde. Son mouvement brusque obligea Salvatore à lâcher prise. Elle se retourna et, déviant l’arme de sa main, lui infligea un coup violent dans le plexus. L’Italien tomba assis dans les marches. Alors qu’elle armait un coup de pied destiné à tuer, une détonation claqua. Ahn prit la balle en pleine poitrine et fut projetée en arrière. L’instant qui suivit, l’enfer se déchaîna dans la grande salle des émetteurs.
Le Polonais, qui avait fait feu sur la jeune Asiatique, doubla le tir puis déplaça son arme vers le bas. Brune et Thomas, en professionnels, se déplacèrent rapidement en tirant en rafales pour se couvrir. Le commandant parvint à atteindre le premier l’abri des structures abritant les émetteurs. Il aligna soigneusement sa ligne de visée. Tireur d’élite au début de sa période sous les drapeaux, ses tirs touchèrent par deux fois le Polonais puis le petit Italien.
La succession des détonations, le claquement sec des balles qui rebondissaient sur le métal, l’odeur de la poudre, avaient transformé la grande salle en champ de bataille.
Salvatore, étendu sur les marches, fut sauvé d’une rafale de kalachnikov par le corps de Czesław qui s’écroula sur lui en prenant les impacts à sa place. Une balle le toucha néanmoins dans le bras. Le choc lui fit perdre connaissance. En quelques secondes de combat, le bilan était déjà lourd. Avant d’être abattu, le petit Italien avait touché mortellement Thomas qui gisait dans une mare de sang à quelques mètres de Brune. Seul Angelo, allongé sur la plate-forme qui le protégeait des tirs, s’en tirait sans dommages.
À l’intérieur de la salle de contrôle, Alexandra, Darlan et Martineau avaient rampé sur le sol pour se mettre à l’abri. Ils reçurent pourtant une multitude d’éclats de verre. Alexandra saignait du cuir chevelu et Darlan dut enlever deux morceaux plantés dans son avant-bras.
L’orage de détonations s’arrêta aussi vite qu’il avait commencé. Brune avait réussi à quitter la pièce où plusieurs panneaux de verre avaient explosé, en restant protégé par les blocs abritant les émetteurs. Le silence retomba.
Darlan fut le premier à se relever. Ses oreilles sifflaient encore. L’air, saturé par l’odeur de poudre, rendait la respiration difficile. Il vit Alexandra encore allongée sur le sol, le visage et les cheveux pleins de sang. Une boule d’angoisse se noua dans sa gorge. Il se précipita et s’agenouilla devant elle. Elle tremblait de tous ses membres. Elle plongea son regard dans le sien, désirant plus que tout y lire que ce cauchemar était fini. Elle avait eu le temps de voir le sang du Polonais se répandre contre les vitres au moment où il avait été touché. Sortant un mouchoir blanc de sa poche, Darlan épongea doucement le front de la jeune femme. Un éclat de verre lui avait entamé le cuir chevelu.
– Ça va aller, ça va aller, dit-il doucement.
Elle se redressa, attira le policier contre elle et enfouit sa tête dans son épaule. La tension retomba, les larmes coulèrent sur ses joues sans même qu’elle s’en aperçoive. L’instant dura… L’étreinte se desserra. Les regards se croisèrent. Philippe écarta doucement une mèche de cheveux, essuya comme une caresse une larme qui venait de mourir à la commissure des lèvres de la jeune femme. Il déposa un baiser là où la larme avait fini son parcours. Elle bougea légèrement la tête. Les lèvres se joignirent… pendant un bref instant.
Angelo entra dans la pièce. Son visage affichait une expression de haine et de souffrance. Il s’adressa à Darlan qui se releva rapidement pour lui faire face :
– Putain, c’est quoi ce traquenard ? C’est qui ces mecs ?
Il bougeait sans cesse, comme s’il marchait sur des braises, pointant son arme dans toutes les directions.
– Calme-toi, Angelo. Ce sont eux qui ont déjà essayé de nous buter en Bretagne. Je t’avais dit que nous courions le risque de croiser leur chemin en venant ici.
– Oui, tu l’as dit… Mais pas ça, putain !
– Salvatore, il est… ?
– J’en sais rien, faudrait sortir pour aller jusqu’à lui.
– Écoute, Angelo, les hélicos dehors, ce sont des flics, et des bons. Ils vont nous sortir de là. On va certainement passer un peu de temps derrière les barreaux, mais on va s’en sortir. La seule chose que nous devons faire maintenant est de terminer ce pour quoi nous sommes venus.
Martineau, caché derrière une console de contrôle, entendit le policier.
La pièce, de cinquante mètres carrés au plus, abritait deux consoles informatiques et une armoire électrique. Depuis cet endroit, Martineau pouvait selon son gré augmenter ou diminuer la puissance des émetteurs, ou même les couper complètement. Il contrôlait également la modulation. Le système lui permettait de diffuser ou de couper la transmission du programme officiel de Radio France, ou de le remplacer. Autrefois, l’endroit abritait un studio radio complet, capable de se substituer en cas de besoin à celui de la maison de la Radio.
Martineau se releva, s’assit sur une chaise de bureau et contempla un instant les écrans. Ses mains tremblaient encore. Il s’en sortait sans une égratignure, mais il avait conscience qu’il venait de risquer sa vie dans cette fusillade. Il hésitait, ne sachant plus à qui il devait se fier. Il avait toujours suivi les ordres de TDF et depuis quelques mois, les ordres directs du ministère. Il ne pouvait admettre cette histoire de machine à voter. Il regarda sa montre : 7 h 40. Il était censé envoyer sur la modulation le signal présent sur le fichier de la clé USB qu’il portait autour du cou. Il l’avait reçue, par transporteur, deux jours auparavant, comme la première fois, assortie d’une note précisant la démarche à suivre, l’heure à laquelle les messages devaient être transmis, le matin à 8 h 05 et le soir à 17 h 55… Précisément à l’heure d’ouverture et de fermeture des bureaux de vote. Il ne pouvait se résoudre à croire l’histoire de Darlan. Pourtant, la coïncidence des heures était troublante. Il prit la clé USB et l’inséra dans le logement de la console. Il n’avait qu’à copier le fichier et le coller dans la liste des messages « sub » à diffuser. Il pouvait même programmer à la seconde près l’heure de diffusion. Il choisit donc de préparer la machine à diffuser le message. Il aurait toujours le temps de revenir sur sa décision avant 8 h 05. Darlan tourna la tête vers lui à l’instant où il plaçait le fichier dans la liste de diffusion. En quelques clics, il ajusta l’heure d’envoi.
Le policier fut sur lui en quelques pas. D’un regard, Darlan comprit que le chef du centre accomplissait l’action commandée. Il le bouscula de sa chaise et l’accompagna dans sa chute entre les deux consoles. Un genou à terre, penché au-dessus de lui, il le prit par le col de sa chemise et serra brusquement :
– Bordel, mais t’es bouché ou quoi ? T’as pas compris que tu es en train d’envoyer le signal de triche aux machines à voter ?
Il vit dans les yeux de Martineau qu’il ne céderait pas, il n’avait pas peur de lui, il avait compris qu’il n’avait pas affaire à un homme capable de tirer de sang-froid.
Darlan pointa son arme sur l’épaule du directeur du centre.
– Tu vois, j’ai plusieurs amis blessés ou tués, qui se sont battus pour notre cause, alors je ne vais plus discuter.
***
Brune venait de rejoindre les deux derniers membres de son commando, en bas de l’escalier menant au toit.
– C’est plus tenable là-haut. Le Caracal nous allume chaque fois que nous sortons à découvert. Je ne sais pas ce que Thomas veut faire, mais c’est maintenant.
– Thomas est mort, Ahn également. L’équipe de Darlan a réussi à retourner la situation.
– J’avais raison, déclara le deuxième homme avec un accent des pays de l’Est. Nous aurions dû les buter tous et discuter après.
– Je sais, mais notre mission est aussi de nous assurer que le signal va être transmis.
– Je regrette, on n’a plus le temps. J’ai vu le commando qui se dirigeait vers la porte principale.
– J’ai peut-être une solution. Donnez-moi un instant.
Il n’avait que quelques minutes pour retourner la situation, et une seule solution. Il appela le numéro spécial, rue des Saussaies à Paris…
***
– Monsieur, j’ai besoin de votre intervention immédiate. Nous subissons l’assaut de troupes de la DCRI, je croyais que vous les maîtrisiez ?
– La DCRI ? Rien n’est parvenu jusqu’à moi. Avez-vous réalisé votre mission ?
– Partiellement, Darlan et la journaliste sont toujours actifs.
– Je m’occupe de la DCRI. Mais finissez ce que vous avez commencé.
– Ne tardez pas, nous ne tiendrons pas plus de quelques minutes et j’ai déjà deux hommes à terre.
– Je m’en occupe. Assurez-vous que le message est transmis, c’est votre priorité absolue.
***
Lorsqu’il avait pris la décision d’intervenir, le commissaire Giraud avait choisi de commander lui-même l’opération, organisée et déclenchée dans le plus grand secret. Il était parvenu à éviter de rendre compte au ministère. Les pouvoirs étendus que lui conférait le décret n’allaient pas jusque-là, sans pour autant préciser clairement les limites de ses responsabilités. Assis à l’arrière d’un des EC 145 de la gendarmerie, il coordonnait les actions des commandos de la DCRI et des agents des forces spéciales en protection dans le Caracal. Il demeurait le seul et unique décideur, ce qui, selon lui, offrait l’avantage évident de la réactivité. Le responsable transmission de la gendarmerie qui lui faisait face, agita la main pour attirer son attention.
– Commissaire, j’ai une communication sur la ligne sécurisée, quelqu’un du ministère qui vous demande.
– Il s’est identifié ?
– Oui monsieur, j’ai procédé aux identifications d’usage. Je vous passe la communication ?
Il avait espéré un répit jusqu’à la fin du raid. Comment avaient-ils su ? Sa décision était prise depuis la veille. Ce qu’il avait découvert dépassait tout ce qu’il avait imaginé. Sa droiture légendaire n’était pas une posture, mais le reflet de ses convictions profondes. Convaincu que quelqu’un au ministère couvrait des activités illégales, il hésita à répondre. Il savait que quoi qu’il arrive, il continuerait la mission qu’il s’était fixée.
– O.K.., passez-moi la communication.
Le policier appuya sur une touche et la voix du correspondant résonna dans son casque :
– Commissaire, vous savez qui je suis ?
– Oui monsieur, vous avez passé le protocole d’identification.
– Votre opération est la bienvenue… Néanmoins, je pense que vous auriez été avisé de nous en faire part.
– J’ai été amené à décider dans l’urgence. En quoi puis-je vous être utile ? Je ne vous cache pas que nous sommes en pleine opération de contre-terrorisme, alors si vous pouviez être bref…
Si l’homme au bout du fil n’apprécia pas la remarque, le ton de sa voix resta pour autant égal.
– Je vous demande juste de geler votre intervention pendant cinq minutes. Nous avons également une opération en cours, de la plus haute importance, que votre action trop rapide risque de mettre en péril. Attendez que je vous donne le go pour continuer.
L’homme marqua une pause puis reprit :
– Et n’exposez pas inutilement vos hommes. Éliminez-moi ces salopards.
– Je suis désolé, mais mes hommes sont pris à partie, nous ne pouvons pas arrêter une intervention comme cela. J’ai pris bonne note de vos conseils. Je dois vous quitter. Nous vous recontacterons à la fin de l’opération.
– Commissaire, insista le correspondant. Ce n’était pas une suggestion. Par mon intermédiaire, le ministre vous donne l’ordre de suspendre l’opération.
Giraud ne répondit pas. Il lâcha l’alternat de communication et s’adressa au policier en face de lui :
– Quittez la fréquence et placez le poste sur arrêt.
– Sur arrêt ?
– Si je dois tout répéter deux fois, ça risque d’être beaucoup plus long. Oui, coupez ce poste et ne prenez plus aucune communication autre que celle du groupe d’intervention.
– Bien, commissaire.
***
Brune et ses deux hommes progressèrent dans la salle de l’émetteur, le commandant convaincu que les troupes de la DCRI allaient lui offrir les cinq minutes de répit qui lui étaient nécessaires pour terminer ce qu’il devait faire. Ses deux hommes se munirent de grenades aveuglantes, et, au top, les lancèrent avec précision à travers la porte de la salle de contrôle. Ils comptèrent trois secondes puis s’élancèrent dans l’escalier au moment où les grenades explosaient.
Alexandra venait de rejoindre Darlan. Elle lui prit le bras et écarta doucement l’arme avec laquelle il menaçait Martineau. Elle s’agenouilla à côté de lui :
– Philippe, ne fais pas ça. Nous ne vaudrions pas mieux que ceux qui nous pourchassent.
Martineau ne bougea pas, trop heureux d’échapper à cet homme qui le menaçait et qu’il n’arrivait pas à cerner.
Darlan laissa son bras retomber. Leurs regards se croisèrent. Il lut de la détresse dans celui d’Alexandra, et d’autres choses encore, une complicité, une fusion. Ils ne pouvaient pas gagner en ignorant ça. Il ressentit comme un débordement de tendresse. Il l’enlaça doucement et s’apprêtait à lui murmurer ce qu’il ressentait lorsqu’il perçut le bruit métallique des grenades heurtant le plancher.
– Des grenades, planquez-vous ! hurla Angelo.
L’instant d’après, deux détonations sèches les sonnèrent en même temps qu’ils furent aveuglés par une lumière plus forte que toutes celles auxquelles ils avaient déjà été confrontés.
Les trois mercenaires furent accueillis par une rafale en arrivant en haut de l’escalier. Angelo tirait au jugé, mais ne parvint qu’à faire exploser les deux derniers panneaux vitrés encore intacts.
Il appuya une nouvelle fois sur la détente au moment où il recevait deux balles en plein cœur. Il s’effondra, la main toujours crispée sur sa kalachnikov. Le recul de l’arme modifia la trajectoire des balles qui arrosèrent l’intérieur de la salle de contrôle.
Alexandra cria lorsque Darlan s’écroula, projeté sur elle par les impacts. Elle ressentit un choc d’une violence inouïe. Elle ne voyait plus rien, n’entendait plus rien. Elle sentait pourtant le liquide chaud qui coulait sur son tee-shirt sans savoir dire s’il s’agissait de son sang ou de celui du policier… ou des deux. Elle sentit sa conscience s’effacer et se laissa absorber par ce trou noir.