Chapitre 4
Lyon. Place Bellecour. Mercredi, 17 h 03.
Alexandra trompait l’ennui en regardant attentivement les passants dans la rue en face d’elle, cherchant à deviner, dans les visages et les silhouettes, si l’homme avec qui elle avait rendez-vous se trouvait parmi eux. Elle penchait parfois la tête pour tenter de voir derrière les gros érables à l’abondant feuillage qui bordaient la rue et lui cachaient partiellement la vue sur la place. Une camionnette blanche s’arrêta brièvement devant le café avant de continuer sa route. Alex suivit le véhicule du regard lorsqu’il redémarra, puis reporta son regard sur la place. Elle remarqua à ce moment l’homme qui marchait dans sa direction, de l’autre côté de la rue, venant vraisemblablement de la place Bellecour. Quelque chose dans son attitude avait attiré son attention. Sans doute cette façon de se retourner deux fois de suite et d’avoir l’air de s’éloigner des autres passants. Il semblait inquiet. Il s’arrêta sur le trottoir en face du café, devant le passage piéton, balayant du regard la vingtaine de personnes attablées en terrasse.
La journaliste l’examina un instant, pas certaine de le reconnaître. La petite cinquantaine, le front dégarni et le reste de la chevelure grisonnante, petites lunettes aux montures fines, il se tenait droit dans son costume gris sombre. La chemise fermée jusqu’au dernier bouton, mais sans cravate, il tenait à la main une serviette mince. Tout, dans son allure, rappelait le cadre qu’il était certainement.
La photo qu’elle avait vue de son contact représentait un homme plus jeune, sans lunettes et avec tous ses cheveux. Aussi hésitait-elle encore à admettre qu’il puisse s’agir de son mystérieux correspondant. Dès qu’elle croisa son regard, ses doutes s’effacèrent. Elle vit son visage s’éclairer et un sourire se dessiner sur ses lèvres. Son dernier mail précisait qu’il la reconnaîtrait.
L’homme, à dix mètres d’elle, lui adressa un petit signe de la main, c’était bien Patrick Fallière. Alex sentit un frisson d’impatience. Ses propos avaient piqué sa curiosité. Il l’avait intriguée et depuis le matin, elle n’avait pas pu se concentrer sur autre chose dans l’attente de ce rendez-vous. Peut-être allait-il lui fournir des informations grâce auxquelles elle pourrait enfin écrire un article qui sortirait du cadre de son hebdo. Peut-être même un scoop qui lui donnerait enfin sa chance, titrer une première page... Elle allait enfin savoir.
Fallière posa un pied sur la chaussée puis se ravisa, il aurait largement eu le temps de traverser, mais préféra attendre le passage des trois voitures qui approchaient. Il regarda à nouveau à droite, à gauche, et même derrière lui, toujours avec cette pointe d’inquiétude dans le regard. Il se décida enfin.
Alexandra vécut les instants qui suivirent comme dans un film au ralenti et il lui faudrait plusieurs jours pour être capable de s’en rappeler tous les détails. Au moment où l’homme s’engageait sur le passage piéton, elle perçut un bruit de moteur puissant venant de sa droite. Une moto de trial tourna de la rue faisant l’angle du café, à quelques mètres d’elle. Le pilote, tout habillé et casqué de noir, mania son engin avec dextérité. Fallière se tourna vers lui, alerté par le vrombissement de l’engin qui accélérait vers lui, sans être capable d’une autre réaction. Le pilote fit déraper la moto en contrôlant l’accélération et en bloquant la roue avant. Ajustant la rotation, il faucha Fallière avec la roue arrière sous les regards affolés des autres passants. L’ingénieur chuta lourdement sur l’asphalte en étouffant un cri, sans lâcher sa serviette. La moto bougea encore un peu et s’immobilisa à quelques centimètres de lui.
Alexandra ressentit une violente décharge d’adrénaline qui la submergea et la cloua sur son siège. Elle assista à la scène sans bouger, comme un spectateur dans une salle de cinéma, qui sait que l’action se déroule sur une toile et qu’elle ne le concerne pas.
L’homme sur la moto, dont le visage était entièrement masqué par un casque intégral à la visière fumée, passa sa main gantée dans son blouson et sortit un pistolet automatique allongé d’un silencieux. Au sol, Fallière s’agita, essaya de reculer sans parvenir à se relever, terrorisé par la vision de ce canon qui le visait, ce trou si petit, si noir, convaincu qu’il allait mourir. Le motard appuya calmement deux fois sur la détente. La détonation, étouffée par le silencieux, ne fit pas plus de bruit qu’un bouchon tiré d’une bouteille. Il remit en place son arme sans précipitation.
Fallière ne bougeait plus. Le tueur se pencha et s’empara de la serviette qu’il cala sur le réservoir. Il fit demi-tour sur place en bloquant une nouvelle fois la roue avant puis, évitant de justesse le corps de celui qu’il venait d’abattre de sang-froid, il démarra en trombe faisant vrombir sa machine. Il accéléra sur cinquante mètres puis s’engouffra sur la rampe d’accès du parking souterrain de la place Bellecour. Le bruit de la moto disparut aussitôt.
Autour d’Alexandra, la panique s’installa. Des gens couraient en tous sens, renversant des chaises, se bousculant pour échapper à une menace invisible. D’autres criaient, mais restaient sur place. Une jeune femme avait pris son téléphone et semblait manifestement filmer la scène. La journaliste n’avait toujours pas bougé. Les clients en terrasse avaient disparu autour d’elle, les tables étaient renversées, les verres cassés, mais elle ne s’en était pas aperçue. Son regard était rivé sur l’homme allongé dans une position grotesque au milieu de la rue. Une tache sombre commençait à s’étendre autour de lui. Alex tremblait de tous ses membres. Son cerveau lui ordonna dans le plus grand désordre de se lever, de courir, de s’enfuir, d’appeler les secours, de prendre des notes, de prendre une photo, d’aider l’homme. Toutes ses pensées s’entrechoquaient sans qu’elle parvienne à décider quoi que ce soit. Quelqu’un cria : « Appelez les secours ! ». Deux personnes s’approchèrent du corps. À ce moment, Fallière bougea une main et ouvrit les yeux. Il la chercha du regard et tendit le bras vers elle. Son regard était suppliant.
Ce regard pénétra au plus profond de sa conscience, et lui permit de reprendre le contrôle de la vague d’émotions qui l’envahissait. Alexandra recouvra sa liberté de mouvement, sa liberté de décision. Elle se leva et s’approcha du blessé, sans savoir quoi faire pour l’aider. Elle se pencha sur lui et découvrit deux impacts de balles dont un dans la zone du cœur.
Dans un effort qui le fit grimacer, Fallière l’agrippa par le bras et se redressa un peu. Il souhaitait lui parler. Il toussa en grimaçant de douleur, du sang coula sur ses lèvres. Alex mit un genou à terre et lui soutint la tête.
Il reprit son souffle et ferma les yeux une seconde, comme pour se concentrer. Dans un murmure à peine audible dans le bruit ambiant, il parvint à articuler :
– Prenez ma ceinture, trouvez les preuves, chez moi…
– Restez calme, les secours vont arriver, gardez vos forces.
Mais l’homme reprit, resserrant sa prise sur le bras de la journaliste :
– Ne les laissez pas faire, dimanche…
Le reste de sa phrase se perdit dans un gargouillis de sang qu’il recracha par la bouche. Il souffla dans un ultime effort :
– Les élections…
Alex le pencha sur le côté pour lui permettre d’évacuer le sang, mais le corps qu’elle tenait lui sembla d’un seul coup perdre de son tonus. Elle chercha le pouls sur la carotide, mais ne perçut rien. Patrick Fallière était mort sous ses yeux.
Elle resta un instant sans bouger, deux autres personnes se tenaient à côté du corps, cherchant du regard des secours qui n’arrivaient pas. Alexandra se décida dès qu’elle entendit une sirène qui se rapprochait rapidement – comment la police pouvait-elle déjà être là, moins d’une minute après le meurtre ? Sans réfléchir davantage, elle écarta les pans de la veste pour découvrir que Fallière portait à la taille une ceinture portefeuille. Elle la dégrafa rapidement et s’en saisit. Un homme remarqua son geste et la regarda d’un air sidéré :
– Mais que faites-vous ?
Alex s’apprêta à répondre puis se ravisa. Il n’y avait rien à expliquer. Personne ne pourrait comprendre, elle n’avait plus le temps. Elle s’éloigna rapidement vers la rampe d’accès au parking souterrain.
Elle passa sous la barrière destinée aux véhicules et marcha d’un bon pas vers sa voiture garée au fond du parking. Elle avançait sans réfléchir, juste motivée par le fait de se retrouver dans un univers connu : sa voiture, son appartement. Elle s’arrêta soudain. Son cerveau venait juste de lui rappeler une information vitale : elle avait vu le tueur entrer dans ce parking souterrain, il y était peut-être encore. Elle regarda autour d’elle. Quelques personnes allaient et venaient, une voiture sortait de son emplacement. Pas de moto, pas d’homme en combinaison de cuir en vue, pas même le bruit sourd du moteur de l’engin. Instinctivement, Alexandra quitta le milieu de l’allée pour progresser le long de la rangée de voitures garées, avançant par bonds en courant aussi vite que le lui permettaient ses talons hauts qui résonnaient sur le sol.
Elle aperçut enfin sa Peugeot iOn et allongea le pas. La journaliste franchit les derniers mètres d’un seul élan. Elle constata qu’elle avait retenu sa respiration pendant les dernières secondes qui la séparaient de sa voiture. Elle ne se sentit rassérénée qu’au moment où le son mat de la porte qu’elle venait de fermer lui donna l’illusion d’être en sécurité.
« Où aller, maintenant ? » se demanda-t-elle. La police ? Elle regarda la ceinture portefeuille que Fallière lui avait confiée. Elle ne pouvait pas se contenter de la donner à la police et d’oublier le reste. Fallière aurait pu le faire lui-même. Et pourquoi avait-il préféré lui en parler à elle, lui demander son aide ? Elle décida de se donner le temps de réfléchir, d’examiner le contenu de la ceinture, dès qu’elle aurait à nouveau la certitude d’être en sécurité. Pour l’instant, une seule priorité : fuir cet endroit.
Au moment où elle enclencha la marche arrière, elle sut que sa seule option était de traiter cette affaire en professionnelle de l’information. Elle devait retourner au journal.
Elle remonta l’allée principale du parking, un peu trop vite sans doute, suivant les panneaux « SORTIE », soulagée de fuir cet endroit. Une silhouette passa dans son champ de vision et elle freina in extremis pour éviter un homme qui venait traverser juste devant son véhicule. Son cœur s’emballa.
L’homme se tourna vers elle et la dévisagea. La trentaine, des yeux clairs, chauve, la mâchoire carrée, les traits réguliers, il portait un imper beige boutonné jusqu’au cou. Rassurée, Alexandra soutint son regard et fit un petit geste d’excuse de la main en affichant un sourire de circonstance. « Une belle gueule » se dit-elle troublée, s’en voulant instantanément de se laisser aller à une telle pensée alors qu’elle venait d’assister à un meurtre.
L’homme sourit à son tour puis continua son chemin, suivi des yeux par la journaliste qui se disait que quelque chose clochait sur ce type, sans parvenir à savoir quoi. Il disparut de son champ de vision alors qu’il passait la porte de sortie qui menait à la place Bellecour. Elle appuya sur l’accélérateur et quitta le parking.