Chapitre 49
Lyon. DCRI. Vendredi, 23 h 30.
Dans la salle de crise, l’effervescence n’était pas retombée depuis l’annonce de la disparition du blessé à l’hôpital de Saint-Nazaire. Furieux de ne pas parvenir à maîtriser la situation, le commissaire aboyait ses ordres. Une heure plus tôt, il avait rappelé l’équipe qui venait déjà d’effectuer dix heures de travail consécutives. Giraud passait d’un agent à l’autre, écoutant brièvement et donnant de nouvelles directives à réaliser dans un délai impossible. Il se sentait acculer à trouver des explications à toutes les questions qu’il se posait. Pourquoi Darlan s’était-il lancé dans cette action avec la journaliste ? Le commissaire avait maintenant la conviction que ce n’était pas lié au terrorisme. Qui était cet homme, manifestement un tueur à gages, que l’équipe de Nantes avait retrouvé blessé dans la maison des Berthoin et qui venait de s’évader de façon rocambolesque de l’hôpital ? Où était passé Brune ? D’après l’agent qui l’accompagnait, il avait dû être enlevé lorsque le tueur s’était évadé. Mais comment peut-on enlever quelqu’un comme Brune, rompu à toutes les techniques de combat, de jour, dans un hôpital bondé ?
Le commissaire monta sur la troisième marche de l’escalier qui menait aux locaux techniques climatisés, abritant notamment les batteries d’ordinateurs surpuissants avec lesquels son « armée » obtenait d’ordinaire d’excellents résultats. Il contempla la salle. Tous s’agitaient comme dans une ruche ou tentaient de se concentrer pour retoucher un code permettant d’optimiser les recherches dans les bases de données gigantesques auxquelles ils avaient accès.
Étrangement, le génie de Darlan lui manquait. Il aurait certainement eu une idée brillante pour remonter jusqu’aux informations que le ministère possédait forcément. On lui cachait quelque chose et il était persuadé que c’était la raison de cette succession d’échecs. Deux heures plus tôt, il avait reçu une communication, sur un réseau sécurisé, d’un grand ponte du ministère de l’Intérieur. On lui ordonnait de laisser tomber l’affaire et de passer la main à la direction centrale de Levallois-Perret. Son interlocuteur lui avait même précisé qu’il prenait les choses en main personnellement. Après avoir hésité un moment, Giraud avait appelé un collègue de promotion à la direction centrale, pour vérifier, mais apparemment personne ne travaillait sur l’affaire.
Depuis lors, il avait ordonné à la moitié de son équipe de concentrer ses efforts, pour retrouver Darlan et pour localiser le fameux Max. Ce mystérieux personnage devait se trouver au même endroit que Brune, sauf si ce dernier ne lui était plus d’aucune utilité.
Il avait confié une mission particulière à l’autre moitié de son équipe, aux meilleurs en fait : oublier l’idée d’un Darlan aidant un groupe terroriste. Tout reprendre à zéro pour comprendre quel but il poursuivait. Quel était le rapport entre lui et la journaliste ? Pourquoi l’assassinat de Fallière avait-il été le déclencheur de sa défection ? Qu’avait-il découvert qui justifie qu’il fiche sa carrière en l’air ? Tout devait être considéré. Le fait que Darlan avait toujours affiché des façons de penser un peu idéalistes, le fait qu’il s’efforçait toujours de faire le bien autour de lui, même au mépris des règles et du droit. Il fallait que ses hommes trouvent le lien qui lui permettrait de répondre à ces questions.
Il ne supportait pas de rester sec, de ne pas comprendre. Depuis sa jeunesse, pendant ses études, Giraud avait toujours brillé par son sens inné de la déduction. Mais depuis le début de cette affaire, il lui semblait être dépossédé de ce don qui lui avait valu plus d’une fois les félicitations de sa hiérarchie. Il se rendait compte maintenant qu’il avait oublié, c’était un comble, un des principes fondamentaux du métier d’enquêteur : conserver une attitude critique quelle que soit l’évidence des faits. Ne pas hésiter à tout revoir, encore et encore, avec un point de vue différent, pour ne pas passer à côté de la vérité.
Il passa sa main sur ses cheveux prématurément blanchis, coupés impeccablement en brosse, les effleurant juste, appréciant leur alignement parfait. Son regard fut attiré par la main de Pietri qui s’agitait dans sa direction : il avait peut-être enfin du nouveau.
Le temps qu’il le rejoigne, le gros policier s’était levé avec difficulté de sa chaise et se dirigeait vers lui :
– Je peux vous parler à part, monsieur ?
Même s’il fut surpris, Pierre-Etienne Giraud n’en montra rien. Il espérait juste qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle manœuvre de l’ informaticien pour se faire mousser :
– Venez dans mon bureau.
Pietri le suivit jusqu’au bureau généreusement aménagé, accessible par quelques marches, d’où le commissaire pouvait garder un œil sur la salle principale. Giraud referma la porte derrière lui et alla s’appuyer négligemment contre un meuble bas, ce qui ne lui ressemblait pas :
– Je vous écoute.
Marc Pietri avala sa salive et prit une seconde pour rassembler ses idées avant de parler :
– J’ai peut-être trouvé la connexion que vous cherchez, le point commun si vous voulez, mais c’est tellement énorme que je ne sais pas quoi en penser :
– Si vous me disiez de quoi il s’agit plutôt que de tourner autour du pot.
– Oui, oui. En fait, je pense que Darlan et la journaliste enquêtent sur les machines à voter.
– Les… machines à voter ? Qu’y a-t-il dans ces machines qui mérite qu’il ruine sa carrière, et à cause desquelles il a un tueur à gages aux trousses ? termina-t-il, comme pour lui-même. Ça n’a pas de sens.
– J’ai recoupé des informations et j’ai mouliné tout ça pour trouver des points communs. Après ça, j’ai procédé à une analyse inverse à partir des mots clés. Le résultat est plus que probable, c’est le point commun.
Giraud se releva et alla s’asseoir à son bureau, prit un bloc, choisit un stylo de marque sur le présentoir :
– Asseyez-vous et expliquez-moi tout en détail.
Pietri reçut cette faveur comme une marque d’attention, le commissaire ayant pour habitude de laisser debout ceux qu’il convoquait ou qui se risquaient à franchir la porte de son bureau. Il s’installa aussi confortablement que sa stature le lui permettait, sortit son bloc-notes de la poche intérieure de la veste à carreaux qu’il portait quotidiennement dans l’atmosphère climatisée de la salle principale, parcourut un instant ses notes comme pour les lire, mais il n’en avait pas besoin, il savait ce qu’il allait dire : il répétait ces mots dans sa tête depuis une demi-heure :
– Je suis parti de Fallière. Cet ingénieur a déposé un brevet concernant un composant électronique particulier qui permet, entre autres, d’être reprogrammé à la volée, et à distance si nécessaire. L’armée s’y est intéressée, mais n’a pas donné suite. Celui qui a cosigné une partie du développement est Samir Majri, l’ingénieur qui travaillait chez ArG et qui a été tué la semaine dernière, lors de notre intervention.
– Quel rapport avec les machines à voter ?
– J’y viens. Je me suis renseigné également sur Eltrosys, à Guérande. Ce n’est pas une information publique, mais cette société fabrique les cartes mères des machines à voter, et un de leurs fournisseurs est ArG. C’est là que j’ai commencé à voir les connexions et à bâtir une hypothèse.
– Laissez-moi conclure. Vous pensez que ArG utilisait des composants fabriqués selon le brevet de Fallière et que ces composants font partie intégrante des machines à voter, c’est bien ça ?
– Oui monsieur, mais…
– Je ne vois pas en quoi cela peut avoir motivé des meurtres et la croisade de Darlan, le coupa Giraud.
– C’est ce que je me suis dit également, alors j’ai cherché à savoir ce que pouvait faire exactement ce composant. J’ai fini par contacter l’ingénieur militaire qui a été chargé d’étudier le potentiel de l’invention de Fallière.
– Venez-en au fait !
– Ce composant peut être reprogrammé à la volée avec un logiciel caché, ce qui permet de changer le comportement des systèmes dans lesquels il est intégré. En théorie, il est donc capable de modifier le fonctionnement des machines à voter de façon complètement indécelable puisqu’il peut revenir à la programmation initiale après coup.
L’évidence submergea le commissaire qui resta un instant sans voix.
– Vous voulez dire que quelqu’un pourrait utiliser ce dispositif pour modifier les résultats des votes ?
– C’est plus que probable, monsieur.
– Très beau travail, Pietri. Pour l’instant, sortez et attendez dehors, je dois réfléchir. Et n’en parlez absolument à personne.
Pietri s’extirpa de son fauteuil et sortit de la pièce en inclinant la tête en guise de salut. Il ne savait quoi penser. En allant voir le commissaire pour lui faire part de sa découverte, il était certain qu’il allait lui confier la suite des opérations, qu’il allait l’associer aux décisions, comme il le faisait parfois avec Darlan. Au lieu de cela, il avait pris ses informations sans rien lui demander de plus. Il resta un peu en retrait de la porte du bureau, conscient que ses collègues l’observaient. Il sortit son téléphone de sa poche pour se donner une contenance, regardant ses mails, ses messages, la météo…, tout en conservant une attitude très concentrée.
Le commissaire Giraud écrivait sur son bloc les idées, les postulats, les réponses, les hypothèses, sans les trier. Il vidait son cerveau sur le papier, comme il l’expliquait parfois pendant ses interventions lors des conférences internes. Un bon moyen selon lui de laisser celui-ci lui délivrer ses idées conscientes et inconscientes.
Au bout de quelques minutes, il relut ses notes et les tria. Sur une autre feuille, il bâtit alors la synthèse de ses réflexions et posa les questions auxquelles il devait trouver des réponses :
• L’invention de Fallière est utilisée dans la fabrication des machines à voter.
• Le composant de Fallière permet de modifier le comportement des machines à voter et de changer le résultat des élections.
• Fallière et Majri ont été tués parce qu’ils l’avaient découvert.
• Darlan et la journaliste ont découvert le complot et se battent pour faire éclater la vérité.
• Qui a intérêt à truquer les élections ? Tous les partis susceptibles de gagner.
• Qui a le pouvoir de modifier les machines et de gérer cette gigantesque entreprise de fraude électorale ?
En face de cette dernière question, il n’avait pu se résoudre à écrire la réponse. Si elle était évidente, il ne pouvait admettre que ce soit le cas. Fervent admirateur du président actuel et ami de plusieurs personnages politiques de son parti, il lui semblait inconcevable que l’actuelle majorité ait pu se lancer dans une telle entreprise. Il hésitait sur la décision à prendre.
Il nota :
Actions possibles :
• Respecter les ordres reçus et ne plus intervenir.
• Informer la direction centrale de la tentative en cours de fraude électorale.
• Aider Darlan et la journaliste dans leur entreprise.
• Prévenir la presse, faire éclater toute l’affaire et en laisser d’autres s’en occuper.
Il hésitait. Lui qui d’habitude savait toujours prendre ses décisions rapidement, il doutait. Son honnêteté et son intégrité, dont il se vantait souvent, n’étaient pas feintes, mais issues de profondes convictions, ancrées en lui depuis sa plus tendre enfance. Son père, ancien militaire, fervent gaulliste, lui avait transmis son goût pour la justice, le droit et l’honneur. Son sens des valeurs lui dictait de tout faire pour éviter une fraude électorale. Il savait aussi que s’il intervenait, s’il ne respectait pas les ordres reçus, c’en était fini de sa carrière, il pourrait oublier son ambition de devenir préfet.
Il desserra son nœud de cravate. Action vaine censée diminuer la pression qu’il sentait dans sa gorge. Il reprit son stylo de marque et inscrivit le résultat de sa décision, puis il la souligna et l’entoura d’un cercle.
Le commissaire Giraud rappela Pietri, qui entra à nouveau aussitôt dans le bureau sans oser s’asseoir.
– Vous avez fait du bon travail, Pietri. Voici maintenant ce que je vous demande de faire...