Chapitre 2
Lyon. Mercredi, 17 h.
Alexandra Decaze lisait un quotidien, attablée à la terrasse du café Bellecour, sans vraiment parvenir à s’intéresser aux articles. En ce début de mai, la célèbre place lyonnaise croulait sous la chaleur. Depuis presque deux semaines, le thermomètre flirtait avec les trente degrés. Les prévisions météo n’annonçaient pas la moindre pluie sur le pays avant au moins une semaine. Les plus pessimistes parlaient déjà de canicule pour l’été à venir, peut-être même plus torride encore que celle de 2003.
Le café Bellecour se situait à l’extrémité ouest de la place, derrière une ligne d’érables imposants, un peu à l’écart de l’agitation des rues commerçantes. La terrasse affichait complet. Les clients, beaucoup d’étudiants, sirotaient des jus de fruits et savouraient des glaces, en profitant de cette fin d’après-midi.
La jeune femme referma son journal, qu’elle n’avait parcouru que très superficiellement, ne s’attachant qu’aux gros titres, les mêmes d’ailleurs depuis près de deux semaines et aux résultats du premier tour de l’élection présidentielle : la montée du parti d’extrême droite s’était confirmée, renouvelant le scénario de 2002. En dépit de sondages très défavorables, le président au pouvoir avait réussi à conserver de justesse la majorité relative au premier tour. Le quotidien, comme la plupart des autres médias, continuait à publier des résultats de sondages alors même qu’ils s’étaient tous lourdement trompés pour les estimations du premier tour, annonçant tous la défaite de la majorité.
L’autre gros titre s’attachait à diaboliser la montée de l’extrémisme et à véhiculer des hypothèses effrayantes en cas de victoire du parti nationaliste. De jour en jour, et avec la crainte de voir le pays basculer à l’extrême droite, tous les médias publiaient des enquêtes sur les risques que ce choix allait faire courir au pays.
Partagée entre son intérêt pour le débat politique et l’impatience de voir enfin l’actualité parler d’autre chose, tant la bataille avait fait rage depuis près d’un an, Alexandra Decaze attendait impatiemment le deuxième tour des élections présidentielles qui allait se dérouler ce dimanche. Même le chapitre du terrorisme ne trouvait sa place qu’en page quatre, bien qu’une nouvelle fusillade, la semaine passée, ait opposé les forces de l’ordre et des terroristes, causant la mort de l’un d’entre eux. Depuis l’attentat du TGV 6299 et le renforcement du dispositif Vigipirate, il ne se passait pas une semaine sans que des actions antiterroristes soient menées à grand renfort de publicité. Cette dernière actualité servant sans conteste les intérêts du président sortant, qui militait pour une augmentation de la sécurité sur le territoire. Elle lui avait permis de revenir sur ses adversaires après avoir marqué plus de huit points de retard.
Alexandra, qui consultait régulièrement les sondages « en ligne » de blogueurs indépendants, s’était persuadée que leur analyse était la bonne et que le parti nationaliste pouvait gagner. Se basant sur les résultats du premier tour, elle était convaincue que beaucoup de Français allaient voter contre le maintien au pouvoir de l’actuel président. Plus que jamais, les sondages allaient se tromper. La plupart des électeurs sondés n’avouaient pas qu’ils allaient voter pour l’extrême droite, de peur d’être jugés, pesant ainsi sur la valeur des enquêtes d’opinion. Mais qui fallait-il croire ? Les sondages « officiels » basés sur un échantillon restreint de population ou ceux, plus populaires, en ligne, dont on pouvait douter de la valeur en l’absence de tout contrôle ?
Elle regarda sa montre pour la troisième fois en dix minutes : 17 h. Son mystérieux rendez-vous était en retard. Le peu d’ombre que lui procurait le store déployé s’échappait avec la course du soleil, et elle avait déjà déplacé son siège autant que la politesse le lui permettait sans empiéter sur la table voisine. L’ombre reculait inexorablement.
Alex dévisagea les passants, espérant croiser dans un regard la confirmation que son contact était enfin arrivé. Mais les hommes qu’elle dévisageait, et qui lui adressaient parfois un sourire, voyaient en elle une femme séduisante, âgée d’environ trente-cinq ans, aux cheveux bruns mi-longs tirés en arrière et aux yeux clairs. Vêtue d’un pantalon de flanelle grise à pinces et d’une veste stricte sur un chemisier crème, avec des boucles d’oreilles discrètes, une montre Guess, deux bagues dont une sertie d’un rubis à l’éclat très pur, mais pas d’alliance. Elle véhiculait l’image d’une femme accomplie dans sa vie et dans son travail. Les traits réguliers, les pommettes bien marquées, sa meilleure amie lui trouvait un air de Marion Cotillard « surtout quand elle souriait ». Elle considérait la ressemblance douteuse, ayant toujours eu les plus grandes difficultés à accepter l’image qu’elle renvoyait au monde.
Elle commençait à s’impatienter, et regrettait de ne pas s’être habillée plus légèrement. Alex devait retourner à son travail avant la fin de l’après-midi pour y remettre un article avant le bouclage du numéro du lendemain et se voyait mal revenir au journal en nage. Elle repensa à cette petite robe légère qu’elle avait essayée ce matin avant de partir au travail, choisissant en fin de compte (et contre sa propre envie) une toilette plus en accord avec l’image qu’elle imaginait devoir donner au bureau pour être respectée : « Classe et pro ! » disait-elle à sa meilleure amie.
Alexandra Decaze était reporter rédacteur, pour le quotidien lyonnais Jour de Lyon. Sa rédactrice en chef et amie Françoise Eynac lui avait confié, six mois auparavant, (à sa demande), les pages « société » du quotidien. Ainsi, au gré de l’actualité et de ses enquêtes, elle était amenée à aborder des thèmes écologistes, à rédiger des articles sur les nouvelles technologies développées par des entreprises régionales ou même à traiter des sujets relatifs à des faits divers ou des anecdotes surprenantes.
Depuis sa nomination, elle n’avait eu de cesse de montrer à Françoise ses capacités d’initiative et d’innovation. Étant depuis toujours très critique sur les visions « alternatives » de l’actualité que l’on trouve sur Internet notamment, elle avait proposé à sa rédactrice en chef une série d’articles sur les légendes urbaines et autres théories du complot. Françoise avait accepté bien volontiers, autant parce que le thème lui plaisait que pour s’assurer que son amie ne viendrait pas se plaindre du manque d’intérêt des sujets qu’elle lui donnait à traiter.
Alexandra avait ainsi travaillé sur des articles très variés dont le contenu traitait d’une conviction populaire de l’existence de divers complots, des « légendes contemporaines », comme elle avait titré. Dans l’idée de beaucoup, ces fameux « complots » seraient fomentés par les puissants de ce monde, afin d’asseoir et de conserver leur pouvoir sans partage. Certains semblaient penser que, pour parvenir à leurs fins, des hommes et des femmes de l’ombre disposaient de pouvoirs et de moyens sans limites, pouvant au besoin faire disparaître des témoins gênants ou manipuler l’information par le biais d’images truquées. La dernière tendance visait l’économie mondiale, et la croyance qu’une poignée d’hommes avait fait main basse sur l’économie européenne en organisant la crise de la dette.
Son travail l’avait amenée à aborder des thèmes aussi différents que les attentats du 11 Septembre, Roswell, et même l’Opus Dei ou la franc-maçonnerie, redevenus des thèmes à la mode depuis le début de la vague « Dan Brown ». Elle s’était investie dans ses articles, tentant de faire objectivement le tri entre les théories farfelues et le point de vue, sinon crédible, du moins documenté, de certains blogueurs. Elle s’amusait de constater que, présentées sous un certain jour, beaucoup de théories du complot pouvaient apparaître fondées. Que dire de ceux qui affirmaient que l’homme n’a jamais mis le pied sur la Lune et que les fameuses images du 20 juillet 1969 ont été réalisées en studio ; que les attentats du 11 Septembre n’ont jamais été perpétrés par Al-Qaida ; que le virus du sida serait en fait une création de laboratoire par manipulation génétique visant à réduire l’expansion du genre humain ; ou enfin que les nouveaux dirigeants des pays du sud de l’Europe étaient mis en place par des banques ? Tout était bon pour étayer ces théories, et souvent par des arguments plus ou moins scientifiques qui, s’ils n’étaient jamais vraiment vérifiables, ne manquaient pas d’intriguer par leur pertinence.
Elle produisait ainsi une enquête de fond chaque vendredi, en plus des brèves plus orientées sur l’actualité chaque jour.
L’article qu’elle préparait pour la fin de la semaine portait sur l’augmentation des prix qui ne correspond pas à la perception des gens. Elle n’avait pas été surprise de constater que la grande majorité des Français était persuadée que les indices de prix étaient manipulés pour minimiser l’inflation. Même en présence de preuves chiffrées, beaucoup restaient sur leurs positions. Elle-même, en tant que simple consommatrice, se posait régulièrement la question, son enquête auprès de l’INSEE l’ayant laissée perplexe.
Elle travaillait avec acharnement pour produire des articles de qualité, sans pour autant être récompensée par les critiques favorables des lecteurs. Tant que durerait la campagne électorale des présidentielles, elle ne se faisait aucune illusion sur l’intérêt des lecteurs pour ses articles. Ils ne seraient très certainement pas lus ou passeraient inaperçus. Les Français avaient cette particularité de se passionner essentiellement pour les élections présidentielles, autant que pour la coupe du monde de foot, mais assez peu pour les scrutins intermédiaires. Durant cette période, ils occultaient bien souvent le reste de l’actualité, et oubliaient complètement de lire ses articles, toujours placés après les pages sport. Heureusement, Françoise, sa chef, évitait de lui faire la moindre remarque à ce sujet. Alexandra ne parvenait pas à savoir si c’était par amitié ou si elle admettait effectivement que le calendrier ne lui était pas favorable.
Elle porta à ses lèvres sa tasse de café déjà vide, et se demanda s’il était raisonnable d’en reprendre un, ou d’opter pour quelque chose de plus rafraîchissant.
La journaliste regarda à nouveau sa montre et parcourut du regard le paysage autour d’elle. Du côté de la place, une ligne d’érables, dont certaines branches descendaient presque jusqu’au sol, masquait partiellement la vue. Elle ignorait de quel côté son contact allait se présenter. Elle espérait le voir arriver pour bénéficier des quelques secondes nécessaires pour se faire une première impression. Elle croyait beaucoup en la première impression et se trompait rarement. Elle se demanda si elle allait le reconnaître, la seule photo qu’elle avait trouvée de lui sur Internet n’était pas récente et de mauvaise qualité.
Alexandra repensa à ce coup de téléphone reçu le matin même à son bureau, et qui l’avait conduite à cette terrasse. Pour l’heure, elle n’imaginait pas que cette communication anodine allait bouleverser sa vie.