Chapitre 26
Lyon. DCRI. Vendredi, 0 h 30.
Marc Pietri exultait. Ayant écrit dans un temps record une macro de filtrage sophistiquée, il lui avait fallu moins de quatre heures pour identifier avec certitude la BMW de Darlan, malgré sa fausse immatriculation, et la pister sur les autoroutes de France. Il s’était installé au poste de travail de Darlan, le seul qui possédait l’autorisation de Giraud pour les accès transverses à tous les systèmes. Il connaissait bien toutes les subtilités que Darlan avait mises en place et il n’avait pas hésité à utiliser les ressources partagées des ordinateurs de tous les centres régionaux pour trier les millions d’images que lui déversaient les disques de stockage des caméras de surveillance des péages et des stations-service. Depuis près d’une heure, les images et la géolocalisation de la BMW s’affichaient sur un écran à part. La liste des points ne cessait de grandir et leur affichage décrivait maintenant assez précisément, sur une carte de la France, l’itinéraire qu’ils avaient emprunté. Pietri décida qu’il pouvait maintenant en informer sa hiérarchie. En fait, il aurait déjà pu le faire depuis une demi-heure, dès qu’il avait eu une information précise sur la destination. Mais il voulait peaufiner sa présentation, comme l’aurait fait Darlan, mieux que lui peut-être. Une seule chose tempérait sa joie au moment de livrer ses informations : le fait que le commissaire Giraud ne soit plus là pour assister à son triomphe.
Ce dernier avait fini par se résoudre à rentrer chez lui pour se reposer après avoir assuré la permanence pendant presque trente-six heures d’affilée. Son adjoint, le commandant Patrick Brune, avait pris le relais et supervisait les travaux de la petite équipe encore présente dans la grande salle.
Marc Pietri ne l’appréciait pas. Il le trouvait trop « lisse », trop gentil et trop consensuel. L’analyste pensait que seuls les forts et les ambitieux méritaient de progresser, et de faire progresser ceux qui les aidaient précisément à atteindre leurs objectifs. Brune ne semblait animé d’aucune ambition. Il se satisfaisait de son poste d’adjoint, et de sa capacité à traiter tout le monde avec égalité. Avec des notations à la hauteur, il aurait pu accéder au corps des commissaires par le biais du recrutement au choix, encore que le recrutement parallèle des commissaires se soit tari depuis quelques années. Depuis la création de la DCRI qui regroupait maintenant la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) et la Direction centrale des Renseignements Généraux (RG), l’ambiance se révélait souvent tendue entre les officiers et les commissaires des deux anciennes directions. Même si, après plusieurs années difficiles, la DCRI avait maintenant trouvé son rythme de croisière, la tension entre les deux anciens services n’avait pas encore complètement disparu. L’avancement n’était plus le même, surtout depuis l’allongement des limites d’âge. Pietri restait convaincu que s’il prouvait au commissaire que ses talents valaient ceux de Darlan, il obtiendrait la promotion qu’il convoitait.
L’analyste afficha le résultat synthétique des points de passages de la voiture de Darlan sur l’écran principal. Il se redressa sur sa chaise dans laquelle il peinait à faire tenir ses cent dix kilos, puis fit signe à Brune :
– Commandant, je les ai localisés, vous pouvez venir voir ?
Brune se positionna à côté du gros informaticien et observa avec attention les informations restituées sur l’écran. Il visualisa ainsi le parcours de Darlan et Alexandra sur la carte de France. Sur l’image, des petits drapeaux étaient affichés à chaque endroit où la voiture avait été formellement identifiée. En bas à droite, plusieurs photos présentaient la BMW et, sur l’une d’entre elles, le visage très reconnaissable du policier, sortant apparemment du magasin d’une station-service de l’autoroute. Une photo qui ne venait pas de la sous-direction de Clermont-Ferrand, mais que Pietri avait récupérée par lui-même.
– Très bien, le commissaire va être content, nous avons enfin une piste. Bon travail. J’ignorais qu’on pouvait faire ça. Ces machines ne cesseront jamais de m’impressionner. Vous avez déterminé leur destination finale ?
– En fait, cette fonction n’existait pas, intervint l’informaticien, sans répondre à la dernière question. Pour tracer la voiture de Darlan, j’ai modifié une macro existante que nous utilisons sur les caméras de quartier et j’y ai ajouté des filtres pour…
– Désolé, Pietri, le coupa Patrick Brune, mais je n’ai pas trop de temps pour les détails, vous savez où ils sont ?
Piétri rongea son frein de ne pouvoir faire pleinement comprendre à son chef la difficulté de ce qu’il venait d’accomplir dans un temps record. Il en vint un instant à regretter l’absence de Darlan, certainement le seul qui aurait pu apprécier à sa juste valeur son travail. Mais Darlan était passé à l’ennemi maintenant.
– Leur piste s’arrête à Guérande, en Bretagne, répondit-il. La voiture n’est pas réapparue sur une caméra depuis 14 h 58. Pour moi, ça veut dire qu’ils y sont toujours. Nous devrions peut-être envoyer une équipe là-bas, hasarda-t-il. On a du monde à Nantes, ce n’est pas loin.
– Guérande ? Que vont-ils faire là-bas ? Que cherchent-ils ? questionna Brune sans répondre à la suggestion de Pietri.
– Peut-être une nouvelle connexion avec l’ETA. Nous n’avons pas eu de mouvement dans la région depuis l’arrestation de deux membres de l’ETA à Carnac en 2009.
– Je ne pense pas, répondit le commandant distraitement en écartant l’informaticien.
Il s’installa devant la console et zooma sur la région de destination. Toute la presqu’île s’affichait maintenant, depuis La Baule jusqu’au Croisic, mettant en évidence, en son centre, l’étendue des marais salants. Il chercha un moment, essayant de deviner ce qui, sur cette carte, pouvait les avoir conduits dans la région.
– Ne faites rien pour l’instant. Vous avez fait du très bon travail, Pietri. Vous pouvez rentrer chez vous vous reposer maintenant. Passez les consignes à Pelletier, afin qu’il puisse réagir s’ils se remettent à bouger.
– Vous n’en informez pas le commissaire ?
– Le commissaire est resté trente-six heures en poste, je ne l’appellerai que si la situation l’exige. Pour l’instant rien ne presse. Nous maîtrisons la situation. Nous aurons tout le temps de monter une opération demain. Vous êtes ici depuis déjà trop longtemps, vous avez besoin de repos comme tout le monde et je veux pouvoir compter sur vous en cas de besoin.
– Mais nous savons dans quelle région ils se trouvent, nous pourrions au moins mettre une surveillance en place pour éviter qu’ils ne se déplacent ?
– Écoutez, Pietri, votre travail, c’est de fournir des informations, et je dois reconnaître que dans ce domaine vous êtes très fort, sans doute autant que Darlan. Pour le reste, vous n’êtes pas celui qui prend les décisions, simplement parce que vous n’avez pas tous les éléments, pas toutes les informations. Ce rôle de décisionnaire, voyez-vous, c’est celui du commissaire, et le mien en tant qu’adjoint. Est-ce que vous me comprenez ? C’est ce qu’on appelle un ordre ! Ça vous pose problème ?
Marc Pietri faillit se lever de sa chaise pour manifester son mécontentement. Devant l’air déterminé de son supérieur, il resta assis et essaya la méthode douce en faisant valoir ses mérites :
– Je devrais peut-être rester quand même, je ne suis pas fatigué et je me connais, je n’arriverai pas à dormir.
Il jeta un coup d’œil à ses deux camarades encore présents sur les consoles, quelques mètres plus loin, et reprit, en parlant suffisamment bas pour qu’ils n’entendent pas :
– Avec Darlan, je suis le meilleur analyste. Je connais toutes ses techniques et je sais comment il pense. Par ailleurs, il n’a plus accès à tous ces joujoux ici donc j’ai l’avantage. Je ne veux pas dénigrer mes collègues, mais ils n’ont absolument pas le même niveau.
– Le commissaire sait déjà tout ça. Pas d’inquiétude, l’équipe de garde suffira amplement pour le reste de la nuit. Rentrez chez vous et reposez-vous, nous aurons besoin de vous demain en pleine forme. Il ne se passera plus rien ce soir.
Marc Pietri sentait confusément qu’il venait d’être écarté du plus important, mais il se plia à la décision de son supérieur. Si une qualité lui manquait incontestablement, c’était bien le courage.