Chapitre 31
Guérande. Vendredi, 3 h 15.
Alexandra eut besoin de quelques secondes pour parvenir à insérer la clé dans la serrure de la porte du bureau du P-DG d’Eltrosys. Sa main tremblait. « Reprends-toi, ma fille, se dit-elle, ce n’est qu’une serrure à ouvrir ». Elle souffla, vidant ses poumons et inspira tout doucement, laissant le calme revenir, son pouls ralentir. Elle pensait jusqu’alors savoir maîtriser toutes les formes de stress, notamment celles liées à l’exercice des sports extrêmes. Elle venait de découvrir que la simple peur d’être arrêtée, d’accomplir un acte malveillant, pouvait la mettre facilement dans le même état.
Elle pénétra dans la pièce. La décoration du bureau du P-DG marquait nettement la position qu’il s’accordait dans la société. La surface avoisinait les quarante mètres carrés et le mobilier était résolument moderne. Presque au milieu était installé un magnifique bureau GDBDesign aux lignes pures sur lequel trônait le dernier iMac. Quelques dossiers soigneusement rangés, un humidificateur à cigares, une photo de famille dans un petit cadre design. Le fauteuil à lui seul en disait long sur le personnage : imposant, large, haut… « Un trône ? se demanda Alex. Un peu mégalo, le type ! » Sur le mur blanc, une toile de Pierre Fava, reconnaissable à son style dépouillé, essentiellement des monochromes noirs avec une touche de couleurs vives. Alexandra s’attarda un instant devant l’œuvre puis passa au reste de la décoration murale. Bon nombre de cadres présentant des photos. On y découvrait le visage de l’occupant des lieux : un homme assez petit, qui devait manifestement lutter au quotidien contre un début d’embonpoint, le Brushing soigné, les yeux gris bleu très clairs sous des sourcils fournis : un regard qui devait être difficile à soutenir. Ces photos le mettaient en scène avec des gens influents : ici, jouant au golf avec un ministre en activité, là, posant auprès de personnalités people avec une décontraction qui laissait à penser qu’il était leur intime. Un peu plus loin, une photo de lui avec l’actuel président de la République, manifestement pendant une remise de décorations, certainement la Légion d’honneur. Elle trouva même un cliché le présentant fusil à la main, posant le pied sur un ours mort. La légende situait la scène en Roumanie. La journaliste se demanda à quel titre un petit chef d’entreprise d’une PME de province pouvait paraître dans le gotha des gens influents. Qu’avait-il de commun avec ceux qui posaient à ses côtés en photo ?
Alexandra se tourna vers une armoire. La chance lui sourit, elle n’était pas fermée. Elle découvrit les dossiers soigneusement classés. Elle parcourut les titres, sortit quelques classeurs qu’elle feuilleta rapidement. Alors qu’elle remettait en place un des dossiers, elle aperçut, derrière la ligne de classeurs, le haut d’un dossier à la couverture rouge. Glissant la main, elle attrapa une chemise cartonnée sur laquelle la marque d’un tampon encreur retint son attention. Sur la tranche, était inscrite la mention : « Confidentiel ». Elle prit le dossier et s’installa au bureau du maître des lieux, déjà passionnée par les quelques mots qui figuraient sur la couverture : « Conseil national du Renseignement », à côté du logo de la République française présentant la Marianne de profil.
Elle approcha le fauteuil et commença à tourner les pages. Perdant la notion du lieu où elle se trouvait et des circonstances qui l’avaient amenée là, elle se plongea dans le texte.
Fred inspectait une zone de production située à l’écart de l’atelier principal ; zone qu’il avait d’abord prise pour une salle sous atmosphère contrôlée, permettant de réduire les impuretés susceptibles de perturber le procédé de fabrication de composants ou de cartes électroniques. Il comprit rapidement que cette zone était physiquement séparée des autres pour des raisons bien différentes. Il s’agissait d’une chaîne de productions de cartes électroniques réparties sur quatre postes de travail. Deux d’entre eux étaient automatisés. Ils permettaient de placer les composants électroniques sans intervention humaine. Le dernier poste permettait de réaliser les soudures. Au niveau du deuxième, Fred reconnut un composant ressemblant à celui dont ils cherchaient la trace. Il en prit un exemplaire et l’examina attentivement. Sans pouvoir le certifier, il était convaincu que le petit carré noir sans marquage qu’il tenait en main était bien le microprocesseur inventé par Fallière et fabriqué en toute illégalité par ArG, la société où travaillait l’ami de Fallière avant d’être assassiné. Philippe et Alex lui avaient si bien expliqué leur enquête qu’il était au fait de tous les détails. Il touchait au but. Restait maintenant à comprendre l’usage de ce composant intégré à la carte. Il plaça une des cartes en fin de production dans son sac à dos et continua ses investigations.
Malgré le simple tee-shirt noir qu’il portait, Darlan souffrait de la chaleur. La climatisation peinait à lutter contre les calories dégagées par les dix serveurs informatiques présents dans la petite pièce. L’atmosphère y était presque irrespirable.
Le policier s’essuya le front d’un revers de main. Il venait de faire sauter le premier verrou, sans trop de difficulté, en connectant physiquement une clé sur un port USB de la machine. Pour la deuxième étape, il devait craquer le mot de passe de l’administrateur. N’ayant pas le temps pour autre chose, il lança une application qui utilisait toute la puissance de l’ordinateur et de ceux connectés sur le réseau pour réaliser toutes les combinaisons possibles de lettres, de chiffres et de caractères spéciaux. Avec cette technique, plus le système était puissant et plus vite il obtenait le résultat. Il avait choisi les options de codage standard, s’appuyant sur son expérience. La plupart du temps, les concepteurs utilisaient les mêmes algorithmes qui, finalement, se révélaient assez faciles à casser, pour peu qu’on ait la puissance de calcul. Pour limiter le nombre de possibilités, il examina attentivement le clavier après avoir passé un réactif. Celui-ci permettait de mettre en évidence les traces de sueur les plus récentes sur les touches. Il put ainsi supprimer de la liste plus de la moitié des touches du clavier pour aider son programme à trouver la bonne séquence. Pendant que les combinaisons défilaient sous ses yeux à un rythme tel que l’écran ne parvenait pas à les afficher, Darlan pianotait nerveusement sur le bureau. Il se sentait à la fois heureux et fébrile. Heureux de pouvoir se mesurer au système de sécurité qu’un autre avait mis en place, heureux de contribuer au travail de l’équipe et à la mission qu’ils s’étaient assignée : déjouer un complot pour lequel on tuait. C’était justement la nature de la menace et les personnes impliquées qui le rendaient fébrile. Il n’avait jamais été confronté au vrai danger, pour ses amis et pour lui-même. Il sentait que ceux qui couvraient le complot ne leur laisseraient aucune chance s’ils échouaient.
La fenêtre de recherche disparut pour laisser apparaître la page principale de connexion sur laquelle un message simple était affiché : « Accès autorisé ». Darlan sortit de ses réflexions, fit craquer ses doigts et se mit au travail. En premier lieu, il parvint à prendre la main sur le système de sécurité de l’entreprise et la gestion de la surveillance vidéo. Il découvrit à ce moment qu’une troisième caméra qu’ils n’avaient pas repérée précédemment couvrait la porte principale depuis un réverbère situé à dix mètres de là. Il trouva rapidement la commande logicielle qui permettait de la désactiver. Il en profita pour éteindre également la dizaine de projecteurs qui éclairaient l’enceinte. En repartant, ils n’auraient pas besoin de se cacher pour progresser. Dès que ces questions de détail furent réglées, il se concentra sur ce qu’il était venu chercher. Méthodiquement, il ouvrit l’arborescence du serveur. Un nom l’alerta : un répertoire portait le nom de « Article 56 ». Il connecta une clé de stockage, ouvrit un à un les dossiers et commença la lecture.