Chapitre 58
Paris. Hôpital d’instruction des armées du Val-de-Grâce.
Samedi, 14 h 30.
Deux jours avaient passé et Alexandra sentait ses forces revenir. Elle avait pu se lever la veille. Après des débuts un peu difficiles, elle parvenait à présent à se déplacer sans trop de difficulté. Cantonnée dans sa chambre, son seul vecteur d’information avait été la télévision.
Le discours de la Présidente, lors de sa prise de fonction, avait été étonnamment percutant, selon les journaux : elle semblait véritablement animée du désir de faire bouger le pays et de respecter ses engagements de campagne. Elle demandait maintenant à ses électeurs de lui donner les moyens du changement, et de se mobiliser pour les élections législatives. La presse et les instituts de sondages ne pariaient pourtant pas sur une possible majorité à l’Assemblée. Certains opposants malheureux allant jusqu’à dire qu’elle pourrait ne pas obtenir un seul siège si toutes les autres forces politiques s’alliaient dans ce but.
Le Président sortant accusait le coup. Battu de seulement quelques dizaines de milliers de voix, il annonça qu’il mettrait toute son énergie dans la bataille des législatives, au nom des forces de progrès, et contre l’avenir sombre vers lequel le pays venait de s’engager. Il demandait à tous les partis politiques de s’unir pour empêcher l’extrême droite de l’emporter.
Alexandra éteignit la télévision, maussade. Elle s’était tellement investie dans cette croisade sans imaginer un après. Et en cet instant, elle ne ressentait que du dégoût, de la peine, de la douleur. Elle ne se remettait pas de la disparition de Darlan. Il avait laissé un vide dans sa vie. Elle s’apercevait peu à peu qu’elle éprouvait pour lui beaucoup plus que de l’amitié ou de l’admiration.
Pendant ces deux jours, elle n’avait été autorisée ni à téléphoner, ni à recevoir des visites, toujours pour sa protection, selon le lieutenant Gatel. Il passait la voir régulièrement et il restait à discuter, souvent des élections, ce qui lui permettait d’orienter la discussion sur les détails de l’affaire. Notamment pour essayer de comprendre comment Darlan et Alex avaient fait pour découvrir le mode fraude sur les machines à voter, et comment ils avaient pu échapper aux tueurs lancés à leurs trousses. Alexandra n’avait pas répondu immédiatement aux questions. Mais, ce matin, elle était décidée à coopérer avec la DCRI, bien consciente qu’elle ne pourrait sortir que lorsque le lieutenant aurait des réponses à toutes ses questions. Sa soi-disant protection cachait en fait un interrogatoire en bonne et due forme. Elle était persuadée que toutes leurs conversations étaient enregistrées.
Elle décida de se lever pour faire quelques pas. Elle n’en pouvait plus de rester enfermée et alitée dans une chambre d’hôpital minuscule avec un lit, une table et une chaise pour tout mobilier, complétée d’une salle de douche strictement pratique. Lorsqu’elle avait ouvert la porte de sa chambre, la veille, elle s’était retrouvée face à un policier en civil qui lui avait gentiment rappelé qu’elle n’était pas autorisée à sortir.
Elle posa le pied par terre et se redressa avec précaution. Les douleurs avaient presque disparu. Le médecin qui venait la voir chaque jour l’avait rassurée sur son état de santé et sur le fait qu’elle n’aurait pas de séquelles. Il avait en revanche éludé la question lorsqu’elle lui avait demandé quand elle pourrait sortir. Il lui avait enlevé les points de suture le matin même. De ses blessures, il ne subsistait que deux pansements dont un sur le sommet de la tête qu’elle pensait pouvoir dissimuler sous ses cheveux avec une bonne couche de gel.
Elle s’approcha de la fenêtre. Le temps était resté couvert et pluvieux depuis deux jours, à l’image de son moral. La vue de sa fenêtre se résumait à une cour intérieure de l’hôpital agrémentée de jardins à la française où il ne se passait jamais rien. Certainement que par beau temps, les patients devaient pouvoir s’y promener. Elle se retourna lorsqu’elle entendit frapper à la porte. Le lieutenant Gatel entra, un sac de sport à la main. Il était accompagné d’une femme aux cheveux très courts, dont tout indiquait qu’elle appartenait à la même maison. Il commença, tout sourire :
– Que pensez-vous d’aller faire un tour dans Paris ?
Elle le regarda fixement, cherchant à savoir s’il était sincère :
– C’est vrai, je peux sortir ? Où allons-nous ?
– Une chose à la fois. Le médecin vient de signer votre sortie et nous vous emmenons quelque part dans Paris. Quelqu’un tient à vous remercier personnellement pour ce que vous avez accompli.
– J’imagine que ce n’est pas la peine de vous demander plus de précisions.
– Vous comprenez vite… c’est bien. Et puis vous aurez la surprise… Nous vous avons apporté de quoi vous changer, dit-il en posant le sac. Le sergent Ribot vous aidera à vous habiller si vous le souhaitez. Je vous attends dehors.
Vingt minutes plus tard, elle était assise à l’arrière d’une Laguna 3, à côté du sergent féminin. Gatel s’était installé devant. Le chauffeur s’engagea dans le boulevard de Port-Royal. Elle regardait les rues de Paris défiler, sans savoir où elle allait. Quelques semaines plus tôt, elle aurait refusé de monter dans une voiture sans connaître sa destination. Aujourd’hui, elle s’en moquait. Rien ne lui importait plus vraiment.
Les passants se pressaient, parapluie à la main, marchant sur les trottoirs en longeant les murs pour éviter d’être aspergés par les voitures qui roulaient dans les flaques d’eau au mépris des piétons. Elle ignorait dans quelle partie de la capitale ils se trouvaient. Alexandra commença à se situer lorsqu’ils passèrent devant la tour Montparnasse. Elle entrevit la tour Eiffel alors qu’ils remontaient le boulevard des Invalides, puis ils franchirent la Seine par le pont Alexandre III. Après avoir traversé l’avenue des Champs-Élysées, la voiture s’engagea dans l’avenue de Marigny où elle pénétra sous un porche gardé par des gendarmes. Ils ouvrirent rapidement le passage après que le lieutenant Gatel eut présenté sa carte et un papier à en-tête.
Ils se garèrent dans un petit parking cerné par des bâtiments. Alexandra n’avait qu’une seule certitude, ils venaient d’arriver dans un établissement public.
Gatel l’aida à sortir de la voiture. Elle ne put s’empêcher de demander :
– Vous pouvez peut-être me dire où nous sommes, maintenant ?
Le lieutenant la regarda avec le sourire. Il était persuadé qu’elle avait reconnu les lieux. Manifestement, il s’était trompé.
– Vraiment ? Vous n’avez pas deviné ? Nous sommes au palais de l’Élysée. Et la personne qui vous convoque n’est autre que la présidente de la République.
Alexandra encaissa l’information sans réagir et sans répondre. Convoquée à l’Élysée ? Après tout, la Présidente ne lui devait-elle pas son élection ? Elle pensa à nouveau à Darlan, qui aurait dû être là, avec elle. Sa gorge se serra à nouveau. Pourquoi devrait-elle recevoir des remerciements… seule ? Et de cette personnalité aux convictions tellement éloignées des siennes ?
Gatel, percevant son trouble, la prit doucement par le bras pour la guider. Elle résista :
– Je suis désolée, je ne vois pas ce que je viens faire ici. Et puis je vais être franche, l’idée de rencontrer la Présidente ne me réjouit pas.
– Alexandra, je vous demande de me faire confiance, vous ne le regretterez pas.
Elle capitula et se laissa entraîner. Ils entrèrent par une porte latérale d’un des bâtiments. Elle le suivit dans un dédale de couloirs, d’escaliers, pendant deux minutes, croisant bon nombre de collaborateurs de l’Élysée, des cartons dans les bras. L’installation de la nouvelle majorité occasionnait beaucoup de réaffectations et de réaménagements.
Ils arrivèrent enfin dans une partie du bâtiment où le décor n’était que dorures, bois précieux, tapisseries, miroirs et lustres lourdement chargés. Ils venaient de pénétrer dans le cœur du palais. Devant une grande porte double se tenait un homme qui se tourna vers eux lorsqu’ils approchèrent.
Il vint à leur rencontre. Il échangea tout d’abord quelques mots avec le lieutenant Gatel qui retourna sur ses pas après les avoir salués. L’homme s’approcha de la journaliste. Grand et sec dans son costume de bonne coupe, les cheveux blancs coupés en brosse, les yeux clairs, il lui tendit la main :
– Commissaire Giraud. Je suis enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle Decaze.
Le nom tourna un moment dans l’esprit de la jeune femme, jusqu’à ce qu’elle trouve :
– Vous étiez le patron de Philippe Darlan, n’est-ce pas ?
– Je le suis toujours. Si vous voulez bien me suivre, dit-il en ouvrant un battant de la porte.
Alexandra hésita un instant, laissant la réponse du commissaire résonner dans sa tête comme en écho. Le fonctionnaire s’effaça pour la laisser passer.
Elle crut que son cœur allait s’arrêter dès qu’elle pénétra dans ce salon à la décoration tout aussi chargée. Meublé uniquement de quelques chaises Empire et d’une petite table, le lieu ne pouvait laisser indifférent par son faste. Mais les yeux de la journaliste ne s’attardèrent pas sur la magnificence de la pièce. Appuyé sur une béquille et le bras en écharpe, Darlan attendait, en compagnie d’un membre de la sécurité du palais. Il la regarda un instant avant de chuchoter son nom, comme si lui non plus ne croyait pas ce qu’il voyait.
Elle s’approcha de lui. Des larmes coulaient sur ses joues :
– Comment est-ce possible ? Je croyais que tu étais mort…
Elle lui caressa le visage et le regarda intensément. Les traits creusés, mais le regard exprimant une joie difficile à contenir.
– Alexandra, répéta-t-il en la laissant l’enlacer. Il lâcha sa béquille et referma son bras valide autour d’elle.
La journaliste enfouit son visage au creux de l’épaule du policier et le pressa contre elle. Quand elle releva la tête, leurs regards s’attirèrent et sans transition leurs lèvres se trouvèrent. Ils échangèrent un baiser passionné, désespéré, à la hauteur de la peine qu’ils avaient l’un et l’autre éprouvée. Leur étreinte dura, hors du temps. Complètement indifférents au lieu où ils se trouvaient, ils se laissèrent submerger par leurs sentiments, sans chercher à échapper à cette vague de tendresse, d’amour...
Les deux autres personnes présentes dans la pièce, Giraud et le membre de la sécurité du palais, les regardaient, entre gêne et contentement, sans oser leur demander de respecter les lieux et le protocole.
La porte en face s’ouvrit pour laisser le passage à la présidente de la République nouvellement élue, précédée par celui qui devait être son chef de cabinet. Elle marqua un temps d’arrêt et de surprise en voyant le couple s’embrasser fougueusement, puis éclata d’un rire clair en prenant son chef de cabinet à témoin :
– Qui osera encore prétendre qu’il ne se passe rien dans les salons de ce palais ?
Darlan et Alex mirent quelques secondes à réaliser que celle qui venait de parler n’était autre que la nouvelle Présidente. Alex bredouilla une excuse, embarrassée, ce qui eut pour effet d’augmenter le sourire de la chef de l’État. Son visage reprit très rapidement son sérieux tandis que pénétrait dans le salon un autre personnage qui n’était autre que le propre père de la Présidente :
– Je n’ai que très peu de temps à vous accorder. Je tenais néanmoins à vous remercier tous les deux, dès les premières heures de mon mandat. J’ai été informée du rôle déterminant que vous avez joué dans le déroulement de ces élections, vous aussi commissaire. Vous avez œuvré pour que la démocratie survive dans notre pays, en risquant vos vies pour cela. J’aurais aimé pouvoir vous remercier publiquement, mais nous sommes convaincus que les Français n’ont pas besoin que nous les effrayions en leur révélant une vérité qui n’honore pas notre pays ni ses institutions. Soyez assurés que la nation n’oubliera pas ce que vous avez fait pour elle.
Elle s’approcha d’eux et leur serra la main :
– Je vous laisse entre les mains de mon conseiller spécial, dit-elle en désignant son père.
Elle retrouva son sourire pour conclure en s’adressant à Darlan et Alex :
– Je vous souhaite beaucoup de bonheur.