Chapitre 46
Aéroport de Valence-Chabeuil. Vendredi, 17 h 30.
Le petit avion descendait lentement vers la piste orientée vers le nord. Le soleil, encore haut sur l’horizon, parait les falaises du Vercors à leur droite de couleurs chaudes.
« Sierra Juliette en finale.
– Autorisé à l’atterrissage, le vent du zéro vingt pour cinq nœuds, rappeler au parking pour quitter. »
Alexandra tenait les commandes, conseillée par Gilles qui la suivait, les mains à proximité du volant, prêt à intervenir.
– Très bien, remets un peu de gaz pour garder ta vitesse. Ne relève pas le nez… voilà… Maintenant, coupe les gaz et arrondis… Vas-y, tire sur le manche doucement et reste bien alignée, corrige au pied... Très bien…
Le début de leur vol s’était avéré beaucoup plus mouvementé que leur arrivée sur Valence. Dès le décollage, le Cessna avait été pris dans la bourrasque et Gilles avait dû faire appel à toute son expérience du pilotage pour maintenir la ligne de vol et distancer le front. Ils n’en étaient véritablement sortis qu’après une demi-heure de vol. Les passagers s’étaient bien comportés. Darlan s’était endormi profondément quelques minutes après le décollage, assommé par les trois pilules et les antalgiques qu’il avait avalés. Alexandra, quant à elle, avait adoré cette sensation d’être ballottée au gré des vents, admirant les mouvements incessants que le pilote exerçait sur les commandes pour stabiliser l’appareil et cherchant à comprendre les techniques de pilotage.
Le petit avion parcourut les derniers mètres dans l’air calme en effleurant le revêtement de la piste. Les roues touchèrent le tarmac juste après le seuil de piste marqué de bandes blanches. Le Cessna s’immobilisa après quelques dizaines de mètres seulement.
Ce fut le moment que choisit Darlan pour émerger du profond sommeil dans lequel il avait sombré. Il se redressa et regarda de tous côtés pour constater qu’ils avaient atteint leur destination :
– Déjà arrivés ? commença-t-il d’une voix traînante, la bouche sèche, pendant que Gilles dirigeait l’avion vers la bretelle de sortie qui l’amena sur le parking devant la tour de contrôle.
– Tu as apprécié le voyage ? répliqua Alexandra en riant. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi décontracté en avion. C’est dommage, tu as tout manqué…
– Mouais. De toute façon, je connais le coin, y a pas grand-chose à voir.
– Tu aurais au moins pu voir Alexandra exercer ses talents de pilote. Elle a pratiquement posé l’avion toute seule, intervint Gilles. Puis, s’adressant à Alex :
– Sérieusement, tu devrais prendre des leçons et passer ton brevet. Tu as la fibre qui fait les grands aviateurs.
– Laisse tomber, Gilles, je suis certain qu’Alex pourrait passer son brevet facilement, mais je doute que ça bouge suffisamment pour vraiment l’intéresser. C’est quand même moins drôle que les sports de fous que tu pratiques toute l’année, n’est-ce pas, Alex ?
– En fait, je crois quand même que je vais m’y mettre. Mais ce qui m’intéresserait vraiment, c’est plutôt la voltige. Le début du vol, ça c’était vraiment fun !
– Vous êtes attendus, on dirait, coupa le pilote en ouvrant la porte de l’avion.
Alexandra releva la tête pour reconnaître la silhouette caractéristique de Salvatore, le copain garagiste de Darlan, qui les attendait à la porte de l’aérogare avec un autre homme qu’elle devinait dans l’ombre. Elle ressentit comme un haut-le-cœur tellement le premier contact avec l’Italien l’avait dérangée. Elle dut reconnaître cependant qu’il avait fait un effort vestimentaire en s’affublant d’un costume rayé qui, sans parvenir à allonger sa silhouette, mettait au contraire en évidence son embonpoint et lui donnait un air de mafieux sicilien des années cinquante.
Ils descendirent de l’avion et se dirigèrent vers les deux hommes.
– Alors, mon ami, commença l’Italien, tu ne résistes plus à l’envie de te mettre dans le pétrin ? Retour à tes vieilles habitudes… Ça me fait plaisir, je te reconnais, là… Je te présente mon petit neveu Angelo. Il a pas l’air comme ça, mais c’est un dur. Il va nous aider.
Tous se tournèrent vers l’inconnu. Alexandra ne put s’empêcher de constater qu’il était tout le contraire de son oncle. Elle détailla ce bel homme au corps d’athlète, très brun et au visage bronzé qui leur souriait de ses dents blanches. Il devait avoir trente ans et chacun de ses gestes, de ses mots semblaient être pensés pour séduire. Il s’avança directement vers Alexandra, sans un regard pour le policier et le pilote, lui prit la main doucement et la garda un instant entre les siennes en la regardant fixement dans les yeux, comme s’ils étaient seuls au monde. Amusée et troublée, elle ne détourna pas le regard :
– Vraiment enchanté de vous connaître, mademoiselle. Salvatore m’avait vanté votre beauté, il était très en dessous de la vérité.
Darlan ressentit comme un picotement au niveau de l’estomac et son visage se ferma.
– Ne l’écoutez pas, intervint le garagiste en rigolant bruyamment. Mon neveu est un incorrigible séducteur. Je lui ai pourtant bien expliqué que vous n’étiez pas libre, mais c’est sa nature, vous savez, le sang italien...
– Qui vous a dit que je n’étais pas libre ? demanda Alexandra en fusillant Darlan du regard. J’aimerais au moins avoir la liberté de mes propos.
– Bon, Angelo, on n’est pas là pour ça, bredouilla Salvatore. Faut pas rester ici.
– Où va-t-on ? intervint Darlan, maussade.
– Chez moi, répondit le bel Italien. Mes parents habitent à Chabeuil. Vous allez pouvoir vous y installer le temps que vous voudrez.
– Si ça ne vous fait rien, le coupa Darlan, nous ne sommes pas en vacances. J’aimerais qu’on passe chez Nidap pour nous faire une idée avant ce soir.
– C’est comme tu veux, mon ami. Mais on y est passé, en vous attendant. Le gamin connaît l’usine. Ça grouille de flics. Ils sont bien planqués, mais je t’assure que tu es attendu.
Alexandra s’approcha de Darlan :
– Tu crois que tes copains ont anticipé notre venue ?
– Difficile à dire. Je ne vois pas comment la DCRI aurait pu arriver aux mêmes conclusions que nous. Les seuls à savoir que Nidap est un des maillons essentiels de la chaîne de fabrication des machines à voter truquées sont les commanditaires de Patrick Brune. Et je le vois mal avertir le commissaire afin qu’il utilise les services d’un tueur pour assassiner ceux qui peuvent témoigner de la fraude électorale qui se prépare pour dimanche.
– Bon, faudrait vraiment y aller, intervint Salvatore. Ça fait deux fois que le contrôleur, dans sa tour, regarde vers nous avec ses jumelles. Les aéroports, c’est comme les gares, faut pas s’attarder sinon t’as vite l’air louche.
Alexandra le détailla de haut en bas et s’abstint de répondre qu’avec son look, il devait paraître louche quel que soit l’endroit où il se trouvait. Elle se demanda à quels trafics il pouvait être mêlé, sans vraiment avoir envie de le découvrir.
Rapidement, ils traversèrent l’aérogare, nom prestigieux pour désigner la salle où s’alignaient quelques comptoirs, quelques bancs en plastique et un portique de détection. L’arrivée du TGV dans cette ville avait contribué à la fermeture de la dernière ligne aérienne. Maintenant, seuls quelques rares avions permettaient d’animer cette salle fantôme, deux ou trois fois par an. Le parking extérieur ne contenait que quatre voitures, garées sur les emplacements réservés initialement aux voitures de location, identifiés par un marquage au sol à peine visible.
– J’ai pensé à toi, Philippe, regarde ce que je t’ai trouvé.
– Super, une Z4 !
– Tu peux la garder quelques jours, enfin, jusqu’à ce que tout soit rentré dans l’ordre.
– Et toi, tu es venu comment ?
– Rien de particulier, la Mercedes, comme d’habitude. Les temps sont durs, j’ai moins d’occasions de rouler en bolide en ce moment.
Darlan s’approcha de la petite BMW cabriolet et passa la main sur le capot comme il aurait caressé une maîtresse. Alex le regarda faire en souriant : il tombait décidément dans tous les clichés.
– Merci Salvatore, mais est-ce que ce n’est pas un peu trop voyant ?
– Tu m’as demandé quelque chose de rapide, je me suis dit que tu ne serais pas contre une caisse qui a de la gueule... Et puis avec la jolie demoiselle à tes côtés, tout le monde trouvera ça normal. Cette caisse est faite pour ça, non ? termina-t-il dans un rire bruyant qui anima son ventre bedonnant de soubresauts disgracieux.
Alexandra le regarda, luttant pour ne pas lui répondre ce qui lui brûlait les lèvres.
Gilles s’approcha :
– Bon, je vous laisse en de bonnes mains, je crois. Je redécolle tout de suite vers Avignon. J’ai un bon copain à l’aéroclub et ça fait une éternité que je lui ai promis de passer le voir.
Il serra vigoureusement la main des hommes puis prit Alex dans ses bras pour l’embrasser tendrement sur les deux joues. Entre ses bras immenses, la journaliste paraissait être une petite fille étreignant son père avant d’aller à l’école.
– Fais bien attention à toi… et je t’attends à La Baule pour ta deuxième leçon, dès que ce bazar sera terminé…
– J’y compte bien… J’aime déjà beaucoup la région et Fred m’a promis de me la faire découvrir. J’ai maintenant une raison supplémentaire pour y retourner très bientôt !
– Bon courage et bonne chance à tous ! termina-t-il avant de retourner vers le tarmac.
Une demi-heure plus tard, ils étaient tous attablés sur la terrasse ombragée de la maison familiale d’Angelo, située à la sortie de Chabeuil, sur la route de Crest. Ils avaient été accueillis très chaleureusement par ses parents. Si la situation n’avait pas été aussi grave, Alex et Darlan auraient certainement profité davantage de la température clémente de cette fin de journée à l’ombre des mûriers platanes.
Le bref passage qu’ils avaient effectué devant l’entrée de l’usine Nidap avait confirmé leurs craintes. Depuis la route, le policier avait pu prendre la mesure des protections mises en place pour interdire l’accès aux bâtiments. Le premier rempart consistait en une double enceinte de grillages antieffraction entre lesquels avait été aménagée une zone sans végétation d’une dizaine de mètres de large. Des poteaux équipés de projecteurs étaient régulièrement répartis sur le pourtour. En suivant les indications de Salvatore, Darlan avait identifié une camionnette banalisée de l’autre côté de la route et plusieurs agents à l’intérieur de l’enceinte. Il était à peu près certain qu’il ne s’agissait pas d’une équipe de la DCRI, mais il était évident que le site était sous surveillance renforcée. Le plan qu’il avait imaginé consistait plus ou moins à rééditer l’effraction commise chez Eltrosys pour s’emparer des plans complets ou, à défaut, d’une machine à voter. Il s’en voulait d’avoir été trop optimiste. Il n’avait pas vraiment imaginé de solution alternative. Il devait absolument trouver le moyen de mettre la main sur une de ces machines.
Les parents d’Angelo s’étaient éloignés de la table pour les laisser discuter tranquillement dès que celui-ci leur avait dit qu’ils devaient maintenant parler « affaires ». Alexandra et Darlan avaient commencé par expliquer tout ce qu’ils avaient déjà accompli, afin que tous comprennent bien les enjeux de ce qu’ils comptaient faire et les risques qu’ils allaient prendre. Alexandra se tenait très proche d’Angelo. Ce dernier posait régulièrement sa main sur son épaule et se penchait comme pour boire ses paroles chaque fois qu’elle s’adressait à lui. La journaliste n’esquissait aucun mouvement pour se dégager. Elle semblait être complètement tombée sous le charme du bel Italien. Agacé, Darlan s’attachait à rester concentré sur leur objectif et animait la discussion sur un ton autoritaire.
– Voilà où nous en sommes. Nous devons trouver un moyen de renverser le cours des choses avant dimanche.
Salvatore s’emporta et son accent italien ressurgit avec force :
– Quand je pense qu’on nous traite de voleurs et qu’on est contrôlé en permanence pour nos petites affaires, ça me fait mal de savoir qu’en haut ils sont encore pires ! On se croirait en Italie. Bien la peine que la famille soit venue vivre ici…
– Je pense que tu as raison, Salvatore, nous sommes devenus des voleurs, des cambrioleurs et je ne sais quoi encore. Alors, puisqu’il nous est impossible d’entrer chez Nidap, nous devons trouver le moyen de mettre la main sur une machine à voter. En la démontant, nous devrions parvenir à en comprendre le fonctionnement.
– Et où allons-nous trouver ça ? demanda Alex.
– Les machines fabriquées par Nidap sont sans doute transportées ailleurs pour être livrées. Il nous suffit peut-être d’intercepter un camion.
Il poursuivit son raisonnement sans écouter Alex qui tentait de prendre la parole.
– Ou alors, je propose d’aller voler une machine là où elles seront utilisées dimanche : dans une mairie.
– Je veux bien qu’on essaie avec celle de Chabeuil ce soir, intervint Salvatore, mais j’ignore où ils les rangent. Faudra faire attention, le bureau de la police municipale est juste à côté.
– Je crois qu’Alexandra a déjà la solution que vous cherchez, coupa Angelo.
La journaliste adressa un sourire charmeur à l’Italien, se redressa sur son siège et répéta sa phrase déjà commencée :
– Je disais que j’ai une meilleure idée. Ma mère travaille à la mairie de Montmeyran et je sais qu’elle a les clés. Pour une fois, nous n’aurons rien à casser pour entrer.
– Et tu penses qu’elle va accepter de nous laisser embarquer une machine à voter sans discuter ?
– Ça m’étonnerait beaucoup, rigola-t-elle, elle serait plutôt du genre à nous dénoncer. Je pensais plutôt lui subtiliser les clés sans rien lui demander. Le seul problème, c’est que je ne suis pas certaine qu’elle ait envie de me voir.
– Je viens avec toi, décida Darlan.
– Ça non plus, c’est pas gagné, ma famille n’a jamais été très ouverte aux gens d’origine étrangère. Mon père militait pour l’extrême droite, pour tout dire. Ça devrait t’éclairer.
– Ça me donne une bonne raison supplémentaire de t’accompagner. J’adore les situations équivoques.
– Peut-être devrais-je accompagner mademoiselle, je suis certain que votre mère ne pourra rien nous refuser, proposa Angelo en posant la main sur l’épaule de la journaliste, comme si l’affaire était entendue.
– Si tu permets Angelo, là, c’est sérieux, je doute que tu connaisses quoi que ce soit à l’électronique et à l’informatique. Quand j’aurai besoin de tes services, je te le demanderai. Salvatore m’a bien expliqué quels étaient tes talents, et je crois que nous aurons besoin de toi rapidement… Mais pas maintenant.
Le garagiste partit d’un éclat de rire qui fit tressauter les bourrelets de son cou :
– Laisse tomber, mon neveu. Je crois que cette fois, ce n’est pas ton tour.
Alexandra le dévisagea, ayant peur de comprendre le sens de la blague de Salvatore. Elle préféra revenir à leurs vraies préoccupations. Elle sortit le téléphone que lui avait prêté Fred et commença à composer un numéro :
– Je vais appeler ma mère pour lui dire qu’on est dans la région et que je souhaite passer la voir. Je ne garantis rien pour l’accueil. Nous ne nous sommes pas vues depuis plusieurs années, et la dernière fois c’était plutôt tendu.
Sans plus de discours, Alexandra se leva et s’éloigna dans le jardin attenant, le téléphone collé à l’oreille. Darlan la regarda un moment, conscient de l’effort que la jeune femme devait faire pour tenter d’oublier, ou de pardonner, ce que le policier devinait être des moments très durs, bien qu’il ne puisse en deviner la nature. La journaliste semblait par moments très calme, puis l’instant d’après, appuyait ses paroles de grands gestes. Le soleil jouait dans ses cheveux bruns lorsqu’elle agitait la tête. Darlan l’observait, détaillant ses gestes, ses expressions, attentif à ses propres réactions, intrigué par ce fourmillement agréable qui lui parcourait le dos et faisait monter à ses lèvres un sourire de contentement. À la table, les deux autres hommes la regardaient également sans parler. Angelo fut le premier à rompre le silence :
– Elle est vraiment très belle… Elle est journaliste à Lyon, c’est ça ?
Darlan le fusilla du regard, furieux qu’il ait interrompu ce moment :
– Au cas où tu n’aurais pas compris, on est là pour un travail important, alors le plus simple, c’est que tu te concentres là-dessus et que tu arrêtes de lui baver dans le cou.
– Oh là mon ami, ne te fâche pas, je pensais qu’elle était libre, et j’ai beaucoup de mal à résister aux jolies femmes.
– Tu es incorrigible, Angelo, combien de fois t’ai-je entendu affirmer à une femme qu’elle était tout pour toi pour en trouver une autre dès le lendemain ?
– Qu’est-ce que tu veux, je les aime toutes… enfin, les jolies. Mais je ne voudrais pas indisposer ton ami. Apparemment, il l’a dans la peau, cette fille.
– N’importe quoi ! s’emporta Darlan. Sérieux, tu ne peux pas penser à autre chose de temps en temps ? Bon, si on revenait à nos machines à voter ? Si nous arrivons à en récupérer une à la mairie de… de son village…
– Montmeyran.
– Oui ! Montmeyran. Donc, si on arrive à comprendre comment est activé le mode triche, nous devrons une fois de plus improviser pour trouver un moyen de l’empêcher. Salvatore, si on a besoin d’intervenir pour une action musclée, je compte sur toi pour me trouver une équipe et du matériel.
– Tu me connais, Philippe, mes réseaux sont encore très actifs, ça ne posera pas de problèmes. Les connaissant, je ne suis même pas sûr qu’ils demanderont à être payés, si ça peut permettre de faire la nique au gouvernement actuel, ils nous aideront pour le plaisir.
Alexandra revint vers eux, le visage fermé. Elle regarda un petit moment son téléphone avant de le ranger. Elle avait fait son choix, sans ambiguïté :
– C’est bon, Philippe, elle nous attend, déclara-t-elle sans plus d’explications.
Alexandra guida Darlan jusqu’au village de son enfance par la route de Crest. Ils bifurquèrent vers Montmeyran au rond-point menant à La Baume-Cornillane. Le policier conduisait la petite sportive avec précision, respectant difficilement les limitations de vitesse, l’accélérateur répondant à la moindre de ses sollicitations. Lorsqu’ils atteignirent les premières maisons, avant même le panneau indiquant l’entrée du bourg, la jeune femme lui demanda de ralentir. Il l’observa. Elle regardait tour à tour un côté puis l’autre de la route, replongeant dans ses souvenirs de petite fille : les maisons de ses copines d’alors, l’école Roger Marty où elle avait passé huit années merveilleuses, de la maternelle jusqu’à la fin du primaire. Les arbres avaient grandi dans la cour de récréation, mais la vue magnifique sur les montagnes du Vercors n’avait pas changé. C’était avant la mort de son père, avant ses douze ans.
Darlan aurait aimé lui demander de partager ses souvenirs, sans oser pour autant interrompre le cours de ses pensées. Au rond-point de la route d’Upie, elle rompit le silence :
– Prends à droite, on va vers le centre du village, se garer sur la place de la mairie. Avant d’aller chez ma mère, il faut que je t’explique certaines choses sur mon passé. Je ne l’ai pas revue depuis plusieurs années et j’ai envie que ça se passe bien. Et je connais l’endroit idéal pour discuter.
Le vieux village était construit au bas d’une colline qui le surplombait d’une cinquantaine de mètres. Les petites rues et ruelles abritaient bon nombre de petits commerces, cafés et autres restaurants, mais en cette fin d’après-midi, ils ne croisèrent que quelques rares passants. Darlan immobilisa la voiture sur la place de la mairie, devant le bureau de tabac, au moment où en sortait une jolie femme. Alexandra posa la main sur le bras du policier qui s’apprêtait à descendre :
– Attends.
– Que se passe-t-il ?
La femme, grande et élancée, passa juste devant la voiture et s’éloigna.
– C’est Annick, elle était ma meilleure amie jusqu’au jour où j’ai quitté le village, nous nous sommes perdues de vue depuis.
– Alors pourquoi ne pas souhaiter lui parler ?
– Personne ne sait que je suis revenue, et je te rappelle que nous projetons de voler une machine à la mairie cette nuit. Ça me fait quelque chose de la revoir, je me demande ce qu’elle est devenue…
Ils sortirent de la voiture et Darlan observa attentivement la mairie, grande bâtisse de trois niveaux, construite une centaine d’années plus tôt, et qui semblait avoir été rénovée très récemment. Pas de barreaux aux fenêtres, donc probablement une alarme à l’intérieur, encore qu’il se demandât si la mairie de ce petit village avait quelque chose de suffisamment précieux à garder pour justifier l’acquisition d’un tel dispositif.
Quelques habitués du café situé en face levèrent un œil vers ces étrangers, s’ils en croyaient les plaques allemandes de la petite BMW, puis se replongèrent dans la dégustation de leur bière en terrasse en reprenant leurs discussions sur la canicule qui s’annonçait pour l’été.
– Ne restons pas là, nous allons nous faire remarquer, dit Alexandra en entraînant le policier vers une petite rue, à gauche du bâtiment de la mairie.
– Il va falloir grimper un peu, on monte sur la colline, j’espère que tu n’es pas contre un petit peu d’exercice.
– C’est toi le guide, alors je te suis.
Ils quittèrent rapidement l’environnement des habitations. La petite rue montait directement vers la colline, serpentant au milieu des bois, pour se muer en chemin en approchant du sommet. Alexandra entraîna Darlan sur une piste qui longeait celui-ci vers l’est. L’espace dégagé offrait une vue imprenable sur les montagnes et les falaises du Vercors côté est et, de l’autre côté du Rhône qui scintillait au loin, les collines de l’Ardèche. Le silence, apaisant, fut troublé par le bruit lointain d’un TGV roulant à pleine vitesse vers le sud.
Le policier suivait la jeune femme, essayant de maîtriser son souffle en suivant le rythme, s’appliquant à respirer la bouche fermée, pour ne pas avoir l’air de peiner à grimper. Il dut faire une halte pour enlever sa veste, que la chaleur de cette fin d’après-midi rendait insupportable. Il ne comprenait pas en quoi cet endroit pouvait contribuer à faire avancer leur enquête, mais il suivait Alexandra, il voulait lui faire confiance. Il appréciait aujourd’hui de ne plus décider seul, de s’en remettre à quelqu’un. Il voulait également lui rendre la confiance qu’elle venait de lui témoigner en écartant le bel Italien.
Après quinze minutes de marche, ils débouchèrent sur un espace dégagé, devant une stèle du haut de laquelle une statue de la Vierge observait le village en contrebas.
– C’est ici que je venais quand j’avais besoin de réfléchir, ou de prendre des décisions, commença-t-elle.
Elle alla s’asseoir face à la plaine et au village, sur le petit muret peint en blanc qui entourait la statue. Darlan vint s’asseoir près d’elle, juste assez près pour entendre, juste assez loin pour ne pas créer d’équivoque.
Alexandra regarda vers le village longuement. Elle apercevait les toits en contrebas, l’église, la maison de sa mère, là où elle avait passé son enfance, là où elle avait laissé une partie d’elle-même… Elle commença à parler, doucement, comme pour elle-même :
– Mon père est mort lorsque j’avais douze ans. Un accident, c’est ce qu’ils ont dit, mais je me demande encore s’il ne s’est pas suicidé. J’adorais mon père, c’était mon idole, mon héros en quelque sorte. Il partait souvent en voyage, pour son travail. J’aimais le moment où j’entendais sa voiture s’arrêter devant la maison, je pouvais me précipiter vers lui et me jeter dans ses bras.
Elle s’arrêta de parler quelques secondes, le temps d’essuyer une larme. Darlan devina son geste sans oser tourner la tête pour la regarder et se garda bien d’intervenir.
– Moins de deux mois après l’enterrement, ma petite sœur et moi avons vu débarquer un autre homme à la maison. C’était le dirigeant du bureau politique local d’un parti d’extrême droite, je te laisse deviner lequel. Mes parents y militaient également et cet individu venait régulièrement à la maison. Je ne l’aimais déjà pas vraiment avant le décès de mon père : trop grande gueule, trop de certitudes, d’idées malsaines. Avec son physique de rugbyman, il me faisait peur. C’est seulement lorsqu’il s’est installé à la maison que j’ai compris qu’il était l’amant de ma mère depuis un bon moment déjà. Je pense que mon père l’avait découvert également. Au-delà du fait qu’il avait fait exploser notre famille, il s’est vite révélé être un homme violent. Il frappait régulièrement ma mère et ne manquait pas une occasion de nous corriger chaque fois qu’il trouvait un prétexte. Il buvait beaucoup, ce qui n’arrangeait rien…
Une petite rafale de vent fit bouger les hautes herbes et les feuilles des arbres, un peu plus bas. Ils apprécièrent la relative fraîcheur que ce mouvement d’air leur apportait. Un léger parfum de menthe sauvage parvint jusqu’à eux. Le soleil commençait à descendre doucement, mais il faudrait attendre encore plusieurs heures pour le voir se coucher sur les montagnes de l’Ardèche.
– C’est à cette époque que j’ai commencé à pratiquer des sports de combat, dans un but très clair : apprendre à me défendre. Il disait tout le temps que les forts étaient là pour dominer les faibles, que le monde était ainsi fait et que personne ne pouvait rien y faire. Selon son point de vue, nous lui devions obéissance. J’ai commencé par le judo, puis j’ai pratiqué le karaté et pour finir le taekwondo. Mes profs me trouvaient plutôt douée et très combative. Je gagnais la plupart de mes combats. Ces séances m’ont permis surtout de canaliser mon énergie et c’est comme ça que j’ai pu supporter tant bien que mal ce type infect. Je quittais la maison dès que je le pouvais. Je venais souvent ici avec des copines, parfois seule. Un jour, dans ma quatorzième année, j’ai surpris mon beau-père en train de me mater alors que je prenais une douche. Suite à cet épisode, il a régulièrement essayé de me toucher, tous les prétextes étaient bons, ma mère faisait semblant de ne rien voir, elle était toujours amoureuse. Je n’ai jamais compris pourquoi. Pour éviter qu’il ne s’intéresse à moi, je m’habillais comme un mec, une copine m’avait coupé les cheveux, rasé serait un mot plus juste. Je me suis pris une raclée ce soir-là, mais j’étais contente de moi, je ne ressemblais plus à rien et, peu à peu, il a cessé de me tourner autour. Je ne disais rien en dehors de la maison et mes copains et copines ne comprenaient pas, je me suis retrouvée peu à peu isolée.
Darlan l’écoutait attentivement, incapable de l’imaginer autrement que très jolie. Il commençait à comprendre ce qu’elle avait dû traverser dans son enfance, à entrevoir ce qui avait façonné son caractère, sa carapace. Elle devait nourrir une grande méfiance envers tous les hommes, lui compris. Il eut subitement envie de la prendre dans ses bras, de la serrer contre lui, pour l’aider, la rassurer. Mais était-ce de la compassion, ou autre chose ? Il ne parvenait pas à le savoir.
– Ça a duré ainsi jusqu’à l’année de mes quinze ans. Ça dégénérait de plus en plus souvent. Je parvenais à parer ses coups lorsqu’il essayait de me frapper, ce qui le rendait encore plus furieux. Je passais mon temps dehors et mes résultats scolaires s’en ressentaient. Il devenait de plus en plus violent, trouvant des prétextes de plus en plus futiles pour exprimer sa force. Il suffisait que ma mère lui serve un plat qu’il n’aimait pas et il partait dans une rage folle. Il balançait la vaisselle, giflait ma mère et hurlait dans la cuisine. Ma petite sœur s’en tirait plutôt mieux, elle n’avait que huit ans à l’époque. Mis à part quelques gifles, il ne la touchait pas trop.
Darlan osa un coup d’œil vers la jeune femme. Le regard fixant un point sur l’horizon, au sud, perdue dans ses souvenirs, elle ne pleurait pas et affichait un air calme. Elle racontait maintenant sa vie comme on lit une liste de courses.
– …et puis un jour, ça a été la fois de trop. Il avait bu plus que d’habitude. J’étais dans ma chambre lorsque j’ai entendu ma mère crier. Lorsque je suis descendue, il la tenait par les cheveux et frappait, ma sœur criait et pleurait, s’agrippant à lui pour lui faire lâcher prise. Je me suis interposée, il a voulu me gifler, mais j’ai paré son coup d’instinct, sans réfléchir. La suite s’est déroulée comme à l’entraînement. J’ai enchaîné les frappes, j’ai évité ses coups. Plus je m’investissais dans ce combat et plus j’étais à l’aise. Je ne pensais pas être de taille, et pourtant, très rapidement, je l’ai coincé dans un coin de la cuisine et je lui ai mis une raclée. J’ai porté mes coups comme je ne l’avais jamais fait en combat. Je prenais du plaisir à lui faire mal. Puis ma mère est venue à son aide, m’implorant d’arrêter de le frapper, s’agrippant à moi. Je ne comprenais pas, elle le défendait encore. Ce salopard s’est relevé et en a profité pour me casser un vase sur la tête. Je me suis réveillée dix minutes plus tard, enfermée dans ma chambre. J’ai fugué le soir même en sautant de la fenêtre. Je suis allée chez mon oncle à Lyon, le frère de mon père. Il a porté plainte et obtenu ma garde. Je n’ai revu ma mère que deux fois depuis. La dernière, c’était au mariage de ma sœur à Avignon, il y a deux ans. Nous nous sommes à peine parlé. Aujourd’hui, c’est la première fois que je reviens depuis plus de quinze ans… Voilà, tu sais tout.
Darlan laissa passer quelques secondes, puis se décida à sortir de son mutisme :
– Et ton beau-père habite toujours là ?
– Non, il a quitté ma mère il y a des années. Ma sœur m’a raconté qu’il est parti avec une autre femme.
– Je demande ça parce que s’il était encore là, je ne suis pas certain que tu résisterais à l’envie de lui montrer ce que tu as appris ces dernières années en sports de combat.
Alexandra le regarda, perplexe, puis éclata de rire, évacuant d’un coup l’angoisse et le stress que l’évocation de son passé avaient suscités :
– Je n’y avais pas pensé, mais c’est vrai que j’imagine bien. Ça aurait été avec plaisir. J’ai beaucoup progressé. Maintenant que tu le dis, c’est vrai que c’est presque dommage qu’il ne soit pas là.
– C’est pas le gars que tu as séché à Guérande qui dira le contraire !
– Trêve de plaisanterie, Philippe, je veux que tu saches que ce n’est pas facile pour moi de tirer un trait sur le passé. Si je fais ça, c’est parce que nous avons besoin de cette machine à voter. Ça ne va pas être facile ce soir.
– Peut-être devrais-tu en profiter pour enterrer les rancœurs du passé, ça fait un bien fou, tu sais…
– Peut-être. Je me suis tellement souvent dit que je ne remettrai plus les pieds ici que j’ai du mal à trouver une excuse valable pour me présenter de nouveau devant ma mère.
– Si tu lui disais juste la vérité ?
– Tu ne connais pas ma mère. Elle adore certainement le gouvernement actuel et trouvera normales les magouilles électorales. Elle ne fera rien pour nous aider.
– Alors, tu n’as qu’à dire que je suis ton copain, que nous allons nous fiancer ou quelque chose comme ça. C’est le genre de truc que les mères adorent.
– Tu plaisantes ? Jamais elle ne croira un truc pareil !
– Et pourquoi ? Ne suis-je pas un bon parti ? rigola-t-il.
– Dois-je te rappeler que ma famille militait pour l’extrême droite ? Elle ne croira jamais que je puisse sortir avec quelqu’un d’autre qu’un bon Français bien de chez nous.
– Et c’est le cas ? s’énerva Darlan.
Alexandra sentit qu’elle avait blessé le policier. Elle avait effectivement été élevée dans la méfiance des étrangers, des gens différents. Ce n’était plus du tout elle aujourd’hui. Elle rejetait cette éducation. Plusieurs de ses amies étaient d’origine étrangère et son prof de taekwondo venait d’Afrique noire :
– Non, bien sûr que non.
– Alors où est le problème ?
Elle le regarda en souriant :
– Moi qui voulais faire un choc à ma mère pour nos retrouvailles, pour lui montrer que je n’avais pas oublié, je crois que ça va être à la hauteur.
– Que lui as-tu dit au téléphone ?
– Que je venais avec un copain, sans rien préciser.
– Le copain te dit qu’il faudrait y aller si on veut avoir une petite chance de convaincre ta mère de nous aider.
– Plus j’y réfléchis et moins je pense que ça va être facile. Il faudrait qu’on puisse lui prendre ses clés cette nuit. Ce qui signifie qu’il faudra dormir chez elle. Je n’imagine pas me retrouver dans ma chambre d’enfant.
– Si tu arrêtais de vouloir tout planifier, de tout prévoir, les réactions de ta mère, les tiennes... Ça fait quinze ans, Alexandra. On va improviser, on a l’habitude, non ? termina Darlan en se levant et en offrant sa main à la jeune femme.
– Tu as sans doute raison, répondit-elle en serrant la main du policier.