Chapitre 12
Lyon. Mercredi, 21 h 40.
Philippe Darlan passait en revue les fenêtres de ses écrans d’ordinateur et collectait dans son esprit toutes les informations qui lui étaient présentées. Parfaitement dans son élément, il se sentait bien, comme chaque fois qu’il était connecté virtuellement à la réalité des autres depuis le confort de son salon. Tous les sens en éveil, spectateur du monde à travers ses ordinateurs, il attendait patiemment le déclenchement de l’opération.
La journaliste avançait à pied à proximité de l’immeuble de Fallière. À cet endroit de la ville, la position d’un téléphone pouvait être triangulée avec une précision de trente mètres. Malgré cette relative imprécision, il était facile de suivre une personne ou un véhicule dans une ville. À la campagne, la localisation demeurait beaucoup moins précise, la marge d’erreur atteignant parfois presque un kilomètre, sauf si le téléphone intégrait un GPS. Dans ce cas il était facile d’installer discrètement à distance un programme pirate qui renvoyait la position du téléphone au mètre près.
Le groupe d’intervention attendait en haut et en bas de la rue, avec une vue directe sur la journaliste et sur l’immeuble. Les agents resteraient dans les voitures jusqu’au moment où les deux journalistes seraient entrées. Le quartier était calme. Peu de circulation, quelques passants.
Ils allaient devoir attendre encore au moins cinq minutes, car la rédactrice en chef n’avait pas encore passé le pont sur la Saône.
Dans un coin d’un écran annexe, Darlan remarqua un témoin lumineux qui signalait une transmission audio sur le téléphone crypté Theorem. Ce téléphone ultrasécurisé permettait de communiquer directement avec la direction centrale à Levallois-Perret ou de recevoir des ordres sans intermédiaire en provenance du ministère, voire de l’Élysée.
Malgré ses efforts, le policier n’était pas parvenu à décrypter les communications. Il travaillait pourtant sur le sujet régulièrement depuis trois mois, essayant tel ou tel algorithme ou stratégie de décodage, mais sans résultat pour l’instant. Il s’était donc contenté d’implanter un mouchard qui, depuis sa console au centre, lui indiquait que quelqu’un se servait du téléphone crypté.
La conversation fut brève. L’effet ne se fit pourtant pas attendre. Moins de cinq minutes plus tard, Philippe Darlan assista à un ré-assignement de mission tout à fait étrange, compte tenu du contexte.
Le policier découvrit le texte dans le tableau de mission à mesure qu’il s’affichait : l’objectif était maintenant d’arrêter Françoise Eynac, la rédactrice en chef du quotidien Jour de Lyon. Sur le réseau radio crypté Acropol, qu’il arrivait en revanche à espionner en clair, Darlan reconnut la voix de son chef distribuant directement, chose rare, quelques recommandations :
« Faites-moi ça tout en douceur, sauf en cas d’agression, nous avons affaire à une journaliste. » « Elle n’est accusée de rien pour l’instant. Nous l’interrogerons en qualité de témoin. » « Les dernières infos ne sont pas vérifiées, nous sommes peut-être sur une fausse piste, alors pas de vagues ! » « On laisse Alexandra Decaze continuer ses activités et on la piste de loin sans intervenir. »
Depuis son appartement, Philippe Darlan regarda ses écrans sans comprendre. Ce changement de mission précipité ne pouvait s’expliquer, sauf si Giraud avait à nouveau accès à des informations qu’il ne partageait pas. Il aurait donné cher pour connaître la teneur de la conversation sur le téléphone crypté.
Pour la première fois depuis qu’il se livrait à ces activités d’espionnage nocturne, il se sentait en dehors des événements. Il lui manquait des éléments pour comprendre. Il se sentait comme un non-voyant, essayant de deviner l’histoire avec uniquement la bande-son. Il regardait attentivement les multiples applications qui tournaient en parallèle sur la demi-douzaine d’ordinateurs qui composaient son équipement. Les mains sur le clavier, prêt à lancer une ligne de commande, mais sans savoir quoi faire. Comment accéder aux informations qui lui manquaient ? Chaque nouvelle idée que son cerveau lui proposait était instantanément contredite par un argument contraire élaboré également par son esprit. À plusieurs reprises, il commença à taper une commande sur le clavier avant de se raviser.
Philippe Darlan recula son siège et décida d’aller se chercher quelque chose à boire, un alcool fort ferait l’affaire. Non qu’il en ressente le besoin, mais dans certains cas, un peu d’alcool l’aidait à imaginer des solutions que la pleine lucidité lui interdisait d’entrevoir.