Chapitre 53
Nantes. Samedi, 14 h 10.
– Tes commanditaires ne devaient pas te rappeler à quatorze heures ?
Patrick Brune répondit, sans interrompre le remontage de son pistolet mitrailleur Uzi, un geste qu’il aurait pu accomplir les yeux fermés :
– Ils ne vont pas tarder, Max, ça fait un bon moment que je bosse pour eux. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils sont fiables, mais ils ont besoin de nous. Je suis certain qu’à cette minute, ils doivent nous considérer comme le dernier rempart avant la taule, et ils savent que j’ai pris mes dispositions si jamais quelqu’un décidait de nous doubler.
– Je dois reconnaître qu’ils doivent vraiment être à cran. C’est le premier contrat que je n’ai pas à négocier. Ils ont accepté le prix et effectué le versement sans discuter, c’est déjà ça. Mais je n’aime pas devoir agir à la dernière minute, sans avoir préparé suffisamment la mission. C’est jamais très bon, la précipitation.
Depuis le début de la journée, le salon richement décoré de meubles de style et de toiles de valeur s’était peu à peu transformé en salle opération pour les six agents qui s’y étaient rassemblés. L’appartement luxueux que Thomas partageait avec sa compagne Ahn se situait en plein centre de la ville, avec une vue magnifique sur le château des ducs de Bretagne. La décoration dénotait un goût très sûr, ce que ne manquaient pas de remarquer régulièrement les nombreux invités qui fréquentaient les soirées sélectes que Thomas et Ahn organisaient entre ces murs. Aucun des visiteurs habituels n’aurait évidemment imaginé que cet endroit cossu puisse recevoir un jour des individus comme ceux qui préparaient activement le matériel destiné à une action armée en France.
Patrick Brune, aidé de Max et Thomas, n’avait pas mis longtemps à compléter son équipe d’intervention. Le très gros virement qui venait d’alimenter son compte spécial lui avait permis de proposer des sommes très motivantes. Il n’avait pas eu à utiliser tout son carnet d’adresses, tous avaient répondu présent à la première sollicitation. Les deux individus qui s’étaient présentés chacun à leur tour dans la matinée arrivaient avec des CV impressionnants. Tous deux anciens militaires et mercenaires, ils avaient participé à bon nombre d’opérations pour le compte de divers gouvernements, y compris le gouvernement français. Leurs missions avaient été d’aider tel ou tel dirigeant d’un pays à se maintenir au pouvoir, ou, au contraire, de précipiter sa chute, soit par des actions directes, soit en formant des troupes locales dans des camps d’entraînement. Ils se connaissaient tous pour avoir déjà travaillé ensemble à un moment ou à un autre. Chacun avait apporté de l’armement, des munitions, des explosifs, des équipements de surveillance et même des jumelles de vision nocturne. Tous ces objets étaient à présent rangés sur la table, protégée pour l’occasion par une épaisse couverture.
Thomas, le propriétaire des lieux, n’avait accepté d’utiliser son appartement que contre une généreuse compensation, prétextant qu’il était honorablement connu dans le quartier et qu’il ne voyait pas d’un très bon œil l’idée de transformer son salon en armurerie. Patrick Brune, qui connaissait l’appétit des mercenaires pour l’argent, n’avait pas cherché à négocier – la ligne de crédit le lui permettait largement – mais s’amusa de l’excuse formulée. D’un autre côté, Thomas et sa compagne menaient grand train et il comprenait que leurs besoins financiers soient en proportion de celui-ci. Il se demanda à quoi pouvait ressembler la vie de ce couple lorsqu’ils rentraient de leurs missions. Parvenaient-ils réellement à donner le change ? À passer d’une exécution sommaire au fin fond de l’Afrique à un cocktail avec des invités de marque ? À parler art et littérature ? Son regard se porta sur Ahn, qui se partageait entre son rôle de maîtresse de maison, en apportant avec grâce du café et des petits gâteaux pour tous, juste avant de rejoindre ses camarades dans la préparation des équipements et des armes, aussi à l’aise dans la confection des pâtisseries qu’elle venait d’offrir que dans le démontage d’une arme ou l’élaboration d’explosifs.
Max, allongé sur un canapé, rongeait son frein de ne pouvoir participer à la préparation du matériel. Il aimait ce moment particulier où les culasses des armes claquaient à vide après le remontage, cette quête du détail, ces gestes mille fois répétés, cette vérification systématique de tout l’équipement. Des opérations sûres et précises, le tout baigné dans ce mélange d’odeur d’huile et de poudre brûlée qui ne s’effaçait jamais vraiment et qui lui évoquait tant de souvenirs.
Il supportait mal d’être ainsi diminué. C’était sa quatrième blessure en opération, et la plus grave aussi. Il devait peut-être commencer à penser à une reconversion, quelque chose de moins exposé. Son très confortable compte en banque le lui permettait. Mais il savait aussi qu’il aurait du mal à renoncer au plaisir de la traque, à la satisfaction d’une opération complexe effectuée sans accrocs, et même au plaisir de tuer. Il ne souffrait plus trop, mais restait indisponible pour la mission ; Ahn lui avait refait son pansement avec efficacité le matin même, un autre de ses multiples talents. Thomas lui avait expliqué qu’elle avait fait des études médicales juste pour être en mesure de savoir où frapper avec le plus d’efficacité. Max n’avait pas su s’il plaisantait ou pas.
N’étant plus en mesure de conduire le commando lui-même, il avait demandé à Thomas de le remplacer dans cette tâche. Il avait volontairement écarté Brune, qu’il estimait trop mouillé pour prendre les bonnes décisions. Celui-ci n’avait pas discuté, il conservait son rôle de contact avec le commanditaire et de responsable de la logistique.
Il regarda tour à tour chacun des membres de l’équipe. Tous portaient des tenues décontractées, sauf Thomas qui avait conservé une veste. Il les connaissait tous. Il s’amusait de savoir qu’il avait réuni en quelques heures, dans cet appartement luxueux du centre-ville de Nantes, des tueurs professionnels qui avaient à eux tous modifié la destinée politique de plusieurs pays. C’était, à sa connaissance, la première fois qu’une telle équipe était constituée pour une action sur le territoire. L’idée même d’avoir à opérer en France dans le même but l’intéressait au plus haut point. Au-delà de l’aspect financier qui demeurait plus qu’intéressant, cette opération le confortait dans une certitude qu’il avait souvent partagée avec ses camarades, autour d’une bière, avant ou après une opération, dans bon nombre de pays d’Afrique ou d’ailleurs : la France ne valait pas mieux que les autres pays. Les dirigeants étaient pour la plupart assoiffés de pouvoir et prêts à tout pour le garder. Là comme ailleurs, il allait les aider, c’était son job.
Il resterait en retrait, mais tenait pourtant à être sur place. Il assurerait la surveillance extérieure et la coordination. Ils ne s’attendaient pas à une forte résistance, pourtant Thomas et lui avaient choisi de préparer la mission en considérant l’hypothèse la plus difficile. Le policier et la journaliste avaient réussi à le mettre hors de combat et avaient bien failli le tuer. Il ne commettrait pas la même erreur deux fois. Son seul problème résidait dans leur imprévisibilité. Ce facteur à lui seul rendait l’opération beaucoup plus complexe que la prise d’une position militaire gardée.
Le téléphone de Brune sonna et le tira de ses pensées. Le commandant connecta son module de cryptage et activa une fois de plus l’enregistrement de la conversation. Après quelques secondes, la connexion sécurisée s’établit. Il fit un geste de la main afin d’obtenir le silence. Tous obéirent instantanément, se figeant dans leur attitude. Le commandant mit le haut-parleur avant de commencer à parler :
– Avez-vous les informations sur le lieu de l’opération ? commença-t-il sans y mettre d’autres formes et sans y avoir été invité.
La voix de l’ancien général retentit dans la pièce :
– Confirmez-moi tout d’abord que vous avez complété votre équipe et approvisionné le matériel nécessaire !
– Affirmatif, monsieur. Nous sommes prêts. J’ai au total quatre agents actifs, c’est plus que suffisant pour neutraliser Darlan et sa bande.
– Ne soyez pas aussi sûr de vous. Je vous rappelle que jusqu’à présent il a toujours eu un coup d’avance.
– Cette fois, ce sera différent. Tout va dépendre de la fiabilité des informations que vous voudrez bien me fournir.